Un projet mûri de longue date : la clef de voûte du système américain
Par Noam Chomsky
Le Monde Diplomatique, Mai 1976
L’article publié ici met en lumière la continuité de la politique étrangère des Etats-Unis. Les récentes déclarations de MM. Kissinger et Sonnenfeld sur l’Europe apparaissent ainsi dans la logique du grand dessein que l’Amérique, avant même son entrée dans la seconde guerre mondiale, s’appliquait à mettre au point pour assurer son hégémonie sur de vastes régions (1).
Au mois d’avril 1973, M. Henry Kissinger proclamait avec pompe l’« année de l’Europe ». La société internationale allait être remise en ordre sur la base de certaines « réalités nouvelles ». Ces réalités nouvelles, fruits de la réussite de la politique menée par la génération précédente, posaient un certain nombre de problèmes qu’il allait falloir affronter. Aux termes de l’exposé de M. Kissinger sur les « problèmes des relations atlantiques », les Etats-Unis avaient espéré qu’« une Europe unie travaillant en coopération avec (eux) dans le cadre de l’association atlantique (les) soulagerait d’une bonne partie de (leurs) fardeaux internationaux », mais leurs espoirs n’avaient pas abouti.
Plus profondément encore, d’autres problèmes avaient surgi, dus à une inégalité fondamentale entre les rôles des partenaires atlantiques. « Les Etats-Unis ont des responsabilités et des intérêts globaux », expliqua M. Kissinger, tandis que leurs alliés européens n’ont, eux, que des « intérêts régionaux ». Alors même que, « dans les relations économiques, la Communauté européenne met de plus en plus l’accent sur sa personnalité régionale », les Etats-Unis jouent un rôle fondamentalement différent dans les affaires mondiales : en particulier, ils doivent agir comme « partie constituante et responsable d’un système commercial et monétaire de plus grande envergure ». Notre tâche, pendant l’« année de l’Europe », allait être de « réconcilier ces deux perspectives », ajoutait-il.
Cinq ans auparavant, M. Kissinger développait déjà une thèse analogue. Dans sa conception, « les blocs régionaux soutenus par les Etats-Unis devront prendre en charge la responsabilité de leurs périmètres immédiats, les Etats-Unis étant plus soucieux de l’éditrice d’ensemble de l’ordre mondial que de la gestion de chaque entreprise régionale ». De même qu’on ne saurait attendre du conseil d’administration de General Motors qu’il intervienne dans les querelles d’atelier d’une petite usine fabriquant des bougies pour Chevrolet… Voilà ce qu’on appelle la « multipolarité » ! Par ailleurs, il fallait éviter que la structure « bipolaire » Etats-Unis/U.R.S.S., qui sous-tend tout cela, ne soit réellement symétrique. Il valait mieux faire comprendre aux associés subalternes que toute marque d’ « intransigeance » de leur part serait « pénalisée ». Toute autre attitude « ne servirait guère la cause de la paix » (2).
En fait, en 1973, la faillite de l’Europe à nous « soulager de nos fardeaux internationaux » commençait à poser un sérieux problème. La réticence dont l’Europe avait fait preuve pour partager le poids du maintien au pouvoir du régime-client des Etats-Unis au Vietnam du Sud était à cet égard d’une portée particulière. Les coûts aussi énormes qu’imprévus des guerres américaines en Asie du Sud-Est contribuaient au déclin relatif de la puissance des Etats-Unis face à leurs rivaux capitalistes. C’est là le facteur décisif qui amena les milieux dirigeants américains à opérer leur revirement contre la guerre ou, plus exactement, contre les tactiques employées.
Cela devint spécialement vrai au début de 1968, après que l’offensive du Têt eut fait tomber d’un coup la toile d’illusions tissée par les propagandistes. La réussite historique du mouvement américain pour la paix aura été d’avoir rendu impossible une véritable mobilisation nationale. Il fallut alors déguiser les coûts réels de la guerre et, la résistance vietnamienne ayant miraculeusement tenu le choc, la facture finit par tomber, déclenchant une crise économique. A dater de 1968, l’Europe ne consentit plus à coopérer pleinement à l’agression américaine en Asie du Sud-Est, encore moins à prendre en charge la part encore plus importante du fardeau que lui assignait la doctrine Nixon-Kissinger. Un des objectifs de l’« année de l’Europe » était de remédier à ce genre de vices de fonctionnement dans les « relations atlantiques ».
Le tribut des importateurs de pétrole à la prospérité américaine
L’« année de l’Europe » s’est achevée sur la crise pétrolière qui suivit la quatrième guerre israélo-arabe. Les puissances européennes et le Japon se mirent à explorer la possibilité d’entamer des relations bilatérales avec les pays producteurs de pétrole, mais ils furent très vite rappelés à l’ordre, et avisés qu’il fallait constituer un « front uni sous la direction des Etats-Unis, forts de leurs responsabilités, de leurs intérêts « globaux » et de la position unique que leur valait le fait d’être les garants d’« un système commercial et monétaire de plus grande envergure ». Il fallait que la distribution et le marché du pétrole restent sous le contrôle effectif des sociétés multinationales de l’énergie, basées pour la plupart aux Etats-Unis. Depuis la deuxième guerre mondiale, cette mainmise sur l’énergie avait très efficacement contribué à assurer la domination des Etats-Unis sur leurs alliés, lesquels se voyaient dûment avertis qu’aucune transformation majeure ne serait tolérée dans ce système.
La crise pétrolière fut largement utilisée pour résoudre les problèmes des relations atlantiques qui inquiétaient tant M. Kissinger. En effet, à mesure que le prix du pétrole augmentait, l’Europe et le Japon se voyaient contraints par la force des choses à financer le redressement de l’industrie américaine. Les trusts de l’énergie en bénéficièrent directement, si bien que, dès le début de 1975, les Etats-Unis jouissaient d’une balance commerciale favorable avec l’ensemble des pays du Proche-Orient (à l’exclusion d’Israël), ce qui représentait un progrès substantiel par rapport aux résultats déjà satisfaisants de 1974.
Les principaux pays producteurs de pétrole restent des Etats-clients loyaux. Le monde des affaires américain jubile devant les immenses perspectives que lui ouvrent l’Iran et le monde arabe y compris l’Irak, dont le comportement ne différerait guère selon ces mêmes milieux de celui de ses voisins plus orthodoxes. Tout dans la région promet un avenir doré à l’industrie américaine, qu’il s’agisse du commerce, de la construction, des investissements ou des ventes d’armes. Ce sont l’Europe et le Japon qui, comme l’écrit l’hebdomadaire Business Week, « payent la plus grande partie des frais de la prospérité de ce secteur », tandis que « les pétrodollars qui reviennent aux Etats-Unis par le biais des échanges commerciaux contrebalancent les sorties de devises consacrées aux achats de pétrole en Proche-Orient ». Les hommes d’affaires américains notent « une préférence marquée pour les produits américains » dans cette région, qui est « un des rares points du globe où l’entreprise privée est en train d’opérer un retour », et, au premier chef, l’entreprise américaine.
Pendant ce temps-là, les profits pétroliers arabes vont alimenter des institutions économiques qui continuent, comme autrefois, à travailler à l’édification d’un monde ouvert à la pénétration économique des Etats-Unis et à leur contrôle politique. En effet, l’augmentation des tarifs pétroliers revient à une espèce de taxation forcée imposée aux pays importateurs, qui sont ainsi contraints de payer un tribut aux institutions internationales dominées par les Américains.
On assiste actuellement à la naissance d’un nouvel ordre économique, au sein duquel les Etats-Unis espèrent bien être en mesure de restaurer une hégémonie que la débâcle indochinoise a sévèrement entamée, tandis que leurs associés subalternes se verront à nouveau confinés au développement de leur « personnalité régionale ».
Bref, l’« année de l’Europe » s’est soldée par un succès de taille.
Le concept de « multipolarité » formulé par M. Kissinger définit les Etats-Unis comme la puissance dominante à l’échelon mondial, à cela près qu’elle se voit désormais contrainte d’accepter la « détente » dans les termes mêmes où l’U.R.S.S. l’avait vainement proposée autrefois. D’après les premières études de M. Kissinger, les Etats-Unis ont manqué l’occasion d’édifier à leur guise un ordre mondial stable à la fois par manque d’audace et parce qu’ils s’embarrassaient trop de scrupules moraux déplacés, alimentés par la propagande communiste. Il ne reste plus maintenant qu’à composer avec les réalités qui se sont formées à partir de là. La diplomatie Nixon-Kissinger a effectivement représenté une rupture avec le passé dans la mesure où elle admettait enfin ces réalités déplaisantes. On a abandonné l’espoir de « libérer » l’Europe orientale afin qu’elle puisse accéder au statut béni de nouvelle Amérique latine. La poigne de fer du totalitarisme russe y est dorénavant entérinée de façon explicite, comme l’avaient exigé Staline et ses successeurs.
Les stratèges du département d’Etat ont également – et non sans réticence – renoncé, au moins provisoirement, à leur rêve de voir un jour la Chine à nouveau gouvernée par le Kouomintang. En revanche, les Américains cherchent à tirer parti de la rivalité sino-soviétique. Ils attendent de la Chine qu’elle joue dans les affaires mondiales un rôle conservateur, en apportant son soutien à des régimes-clients des Etats-Unis comme ceux de M. Marcos aux Philippines ou de Reza Pahlevi en Iran. Et, jusqu’à présent, la Chine ne les a pas déçus.
Bien entendu, ce n’est pas tout à fait ainsi que M. Kissinger formule les choses. L’interprétation qu’il préfère en donner est que la Russie et la Chine ont fini par comprendre, sous la tutelle attentive de M. Kissinger, qu’elles devaient tempérer les attitudes « révolutionnaires » et « belliqueuses » qui mettaient en péril depuis vingt ans l’équilibre mondial (c’est du moins ce que dit l’historiographie officielle), et rejoindre les partisans de la paix groupés sous la houlette des Etats-Unis.
« Exercer un pouvoir incontesté » dans le monde
Même si les ambitions des Etats-Unis ont été un tant soit peu mises en veilleuse, les principes qui dirigent actuellement leur politique étrangère relèvent toujours de la conception d’ensemble de la structure de la société internationale qu’ils ont élaborée au cours de la deuxième guerre mondiale. Les planificateurs américains étaient sûrs que les Etats-Unis allaient émerger comme puissance dominante à l’échelle mondiale. A partir de quoi les Etats-Unis allaient dorénavant se poser en « gardiens de la paix mondiale » car, comme le déclarait Marry Truman en octobre 1945, « nous avons appris une amère leçon, qui est que la faiblesse de notre grande République incite des hommes sans scrupules à menacer les fondements mêmes de la civilisation dans le monde entier » Quant à savoir de quelle nature était la « civilisation » que les Etats-Unis se proposaient de préserver par la force, les événements ultérieurs allaient le montrer -quoique on ait déjà pu en trouver des exemples édifiants dans l’histoire des Philippines et de l’Amérique latine.
Mais il ne faudrait pas croire que ces événements aient sérieusement entamé le système de propagande institué par les universités et les médias. Ainsi, au plus fort de la guerre du Vietnam, l’éditeur d’un « recueil de textes de chercheurs en sciences sociales épris de paix » pouvait expliquer dans sa préface que l’application des méthodes des sciences sociales au « jeu de la domination mondiale » allait améliorer les capacités de décision « des gouvernants et des législateurs de bonne volonté, comme ceux qui dirigent la politique étrangère des Etats-Unis et de nombreuses autres nations » (3). Les bilans rétrospectifs de la guerre du Vietnam dressés par les analystes libéraux, universitaires ou autres, ne s’écartent guère de ce dogme fondamental du système idéologique.
Les procès-verbaux des délibérations du Conseil des relations étrangères (4) entre 1939 et 1945 donnent un aperçu instructif de la vision que les Américains avaient alors du monde de l’après-guerre. Un mémorandum de 1944 esquisse les grandes lignes de la politique que les Etats-Unis se devaient d’adopter « dans un monde où ils entendent exercer un pouvoir incontesté ». Il définit sommairement « les composantes d’une politique intégrée qui permettra aux Etats-Unis d’asseoir leur suprématie économique et militaire sur l’ensemble du monde non allemand », c’est-à-dire tout l’hémisphère occidental, l’Empire britannique et l’Extrême-Orient.
Ce monde non allemand dominé par les Etats-Unis, auquel on devait donner plus tard le nom de « grande zone » (« Grand Area »), « n’était pas considéré par le groupe comme plus souhaitable que l’instauration d’une économie mondiale, pas même comme un substitut entièrement satisfaisant » (1941). Toutefois, il fallait que la « grande zone » se développe pour elle-même, en même temps que comme noyau à partir duquel devait se constituer l’économie mondiale de l’après-guerre à laquelle on espérait que la défaite des puissances de l’Axe allait donner naissance. Plus spécifiquement, on espérait que « les institutions mises en place afin de réaliser l’intégration de la « grande zone », fourniraient une expérience pouvant contribuer utilement au règlement des problèmes de l’Europe, au point qu’il suffirait peut-être de relier purement et simplement les économies des pays européens à l’économie globale de la « grande zone » laquelle – et c’est crucial – devait être entièrement dominée par les Etats-Unis et organisée en fonction des intérêts économiques et stratégiques des Américains. De longs débats sont par ailleurs consacrés au problème de la garantie du libre-accès aux marchés et aux matières premières, de sorte que le modèle socio-économique américain puisse être préservé sans modifications notables en tant que système dominant à l’échelle mondiale.
Les experts du Conseil des relations étrangères soulignaient que leur objectif essentiel, en planifiant cette « grande zone », était de « mesurer la marge d’aisance dont l’économie américaine avait besoin pour subsister sans réajustements majeurs ». Mais le groupe d’experts reconnaissait pourtant, en avril 1941, que la proclamation des buts de guerre « aurait un meilleur effet de propagande » si elle insistait sur « les intérêts d’autres peuples » au lieu d’apparaître comme « uniquement attachée à ceux de l’impérialisme anglo-américain ». Quelques mois plus tard, la charte de l’Atlantique était promulguée.
Un point extrêmement important de tous ces projets était qu’il ne fallait pas laisser l’Europe devenir une puissance économique indépendante d’une stature comparable à celle des Etats-Unis. De même, il fallait que les systèmes impériaux existants soient démantelés, sans quoi l’économie mondiale ou même seulement la « grande zone » n’auraient pas été pensables. Pendant la guerre, les Etats-Unis avaient soigneusement mesuré leur aide financière à la Grande-Bretagne, sous forme de prêts à terme, de telle façon que les réserves britanniques oscillent constamment entre 600 millions et 1 milliard de dollars. Ce qui eut pour effet (et l’on peut raisonnablement supposer que c’était voulu) de permettre à ce pays de rester en guerre sans toutefois disposer de la puissance nécessaire au maintien de son indépendance et de son statut impérial. Les Etats-Unis parvinrent à s’assurer une position dominante dans toutes les zones-clés où prédominaient auparavant la puissance et l’influence britanniques, en Amérique latine et au Proche-Orient, ce qui représentait pour eux un pas en avant vers la création sous leur égide de la « grande zone » ou, mieux encore, vers l’instauration d’une économie mondiale vraiment globale.
La diplomatie de l’ère Nixon-Kissinger est plus réaliste, et marque l’abandon de fait du rêve d’une économie mondiale en faveur de son substitut moins glorieux, la « grande zone » sous contrôle américain (dont la Chine sera malheureusement absente). La Grande-Bretagne a effectivement été réduite, sur le plan matériel et partiellement aussi sur le plan culturel, à la dimension d’un satellite. L’Europe occidentale prise dans son ensemble a cédé aux Etats-Unis une part non négligeable de sa souveraineté, notamment par le biais de la pénétration économique. En Amérique latine, malgré la perte de Cuba, le contrôle impérial reste en général ferme et bien établi. Le Proche-Orient est instable, mais la majeure partie de ses ressources énergétiques sont aux mains de régimes-clients ; les principales puissances militaires, Israël et Egypte, sont de plus en plus inféodées aux Etats-Unis, dont l’Iran demeure le fidèle allié. L’Indochine s’est séparée de la « grande zone », et les Etats-Unis dépensent une énergie considérable pour éviter que la contagion ne gagne d’autres « dominos ».
Mais, bien que le monde de 1976 ne corresponde pas exactement à la vision qu’en avaient les théoriciens des années 40, il n’en reste pas moins qu’il existe aujourd’hui quelque chose qui ressemble fort à leur « grande zone » étendue à l’Europe occidentale, au sein de laquelle les firmes américaines ont prospéré, les investissements étrangers s’étant multiplié par dix et qu’une économie globale intégrée s’est instaurée, contrôlée dans une large mesure par des sociétés multinationales ayant leur siège aux Etats-Unis.
Washington et Moscou contre un socialisme authentique
Dans les mémorandums et les études du Conseil des relations étrangères et d’autres organismes représentatifs des élites régnantes, la nécessité d’une planification globale répondant aux besoins de l’économie et des milieux d’affaires américains revient comme un thème constant et invariable. Il en va de même, en général, des rapports du Conseil national de sécurité et d’autres branches importantes de l’exécutif. Par contre, les considérations de ce genre sont régulièrement évacuées de l’historiographie universitaire, où l’on préfère mettre l’accent sur les grandes déclarations de principes « qui ont un meilleur effet de propagande », comme par exemple la prétendue fidélité des Etats-Unis aux « principes wilsoniens » de non-ingérence et d’autodétermination.
Il y a bien des historiens un peu plus réalistes que les autres pour relever le fait que c’est dans la rhétorique sur les pays situés au-delà du rideau de fer que ces principes s’expriment le plus clairement, alors qu’ils sont systématiquement foulés au pied partout où prévaut la puissance américaine. Mais ce détail est alors présenté comme une « ironie du sort », car, bien entendu, ce ne sont pas de simples faits qui peuvent ébranler les dogmes fondamentaux de la religion d’Etat, tels que les formule le clergé séculier des intellectuels serviles.
Etant données la volonté des Américains de créer une économie mondiale dominée par les Etats-Unis et celle des Russes de maintenir au pouvoir des régimes-clients (ou « amis ») dans les pays conquis par l’armée rouge, il était plus ou moins inéluctable que l’Europe finisse par éclater en un système de colonies russes et de dominions américains. Pour les Etats-Unis, la solution optimale aurait été d’incorporer à la « grande zone » une Europe unie exclusivement préoccupée de sa « personnalité régionale ». Puisque c’est impossible, ils préfèrent une Europe divisée à une région indépendante et unifiée qui risquerait fort de devenir un véritable rival au sein du système global.
Il n’est donc pas étonnant que les velléités qu’avaient manifestées les Soviétiques dans les années 50 pour explorer la possibilité d’un système européen uni et indépendant aient été traitées par l’indifférence ou une fin de non recevoir : ainsi, par exemple, leur proposition de procéder à la réunification des deux Allemagnes en dehors du cadre de l’OTAN. De toute manière, il est peu probable que ces velléités auraient eu des suites concrètes. La Russie soviétique voue à l’idée d’une Europe indépendante une antipathie aussi fondamentale que celle que lui portent les Etats-Unis, quelle que puisse être la structure politique et sociale de cette Europe unie. Le plus grand danger est d’ailleurs qu’elle se dote d’institutions authentiquement socialistes et forme une société libre, par exemple en instaurant le contrôle ouvrier sous un régime de libertés intellectuelles et culturelles et de démocratie politique et économique. Perspective qui répugne au moins autant à l’U.R.S.S. qu’aux Etats-Unis.
Quand une société parvient à s’évader de la « grande zone » et que les Etats-Unis n’ont pas les moyens de l’y intégrer de force, ils chercheront à entraver comme ils pourront le développement de son économie. On soumettra donc à un blocus ou à d’autres formes de harcèlement des pays comme la Chine, Cuba, le Chili d’Allende et, aujourd’hui, l’Indochine, dans l’espoir que leur économie s’écroulera et qu’un régime dur et autoritaire s’installera au pouvoir. Les superpuissances sont unies dans la même crainte de voir apparaître quelque part un régime authentiquement socialiste, capable de servir de modèle à d’autres sociétés et de remporter ce que les théoriciens du Pentagone nomment des « succès idéologiques ».
La théorie des « dominos », du moins dans sa version réaliste, était en grande partie une rationalisation de cette crainte. Le Pentagone ne croyait pas vraiment que le Vietnam allait envahir la Thaïlande ou débarquer en Indonésie ou à San-Francisco – il s’agissait simplement d’histoires fabriquées de toutes pièces qui n’avaient d’autre objet que de terroriser l’opinion publique américaine. Par contre, et non sans raison d’ailleurs, il craignait que les nationalistes révolutionnaires d’Indochine ne favorisent des progrès sociaux qui auraient pu paraître impressionnants à d’autres sociétés paysannes assujetties au modèle de développement dit « du goutte à goutte », qui détourne leurs ressources au profit du monde du capitalisme industriel.
Il arrive parfois que les principes de base de la politique américaine – le maintien de l’ordre et de la stabilité – soient exprimés assez franchement. Ainsi, une étude, réalisée en 1955 sous l’égide de la Fondation Woodwiow-Wilson et de l’Association nationale de planification, situe le danger principal du communisme dans la transformation économique des pays communistes « suivant des modalités qui restreignent leur désir et leur capacité à jouer un rôle complémentaire Par rapport aux économies industrielles des pays occidentaux ». Autrement dit, le danger réside dans le refus des pays en cause à jouer le rôle qui leur est assigné dans l’économie globale. Pis encore, l’apparition d’un socialisme authentique pourrait bien faire peser des menaces sur l’ordre et la stabilité au sein même de la puissance impériale. Car il est possible, après tout, de soulever certaines questions sur l’usage et le contrôle des forces productives ou sur la redistribution des richesses dans une société où il reste encore beaucoup de sous-alimentés chroniques. Pour des raisons identiques, l’U.R.S.S. ne peut tolérer l’apparition en Tchécoslovaquie de ferments socialistes infiniment plus dangereux que ne le serait, par exemple, un mouvement fasciste soutenu de l’étranger.
C’est la deuxième guerre mondiale qui a permis aux Etats-Unis d’organiser une « grande zone » étendue, et de se rapprocher, sans jamais vraiment l’atteindre, de son rêve d’une économie capitaliste à l’échelle planétaire. C’est elle aussi qui a mis fin à la grande dépression. Les mesures du New Deal n’y avaient pas suffi, même si elles avaient pu arrondir certains angles. Les administrateurs des grandes sociétés rassemblés à Washington pour prendre en main la gestion de l’économie de guerre ont appris quelque chose que les Allemands et les Japonais avaient compris sans avoir jamais lu Keynes : que la production massive d’armements, encouragée par l’Etat, peut résoudre, au moins provisoirement, une crise des institutions capitalistes.
D’énormes conglomérats associés à un Etat fort
Utile leçon, qui fut aussitôt mise à profit dons le monde de l’après-guerre. L’Etat conservait son rôle central pour stimuler la production industrielle et encourager la recherche. Mais il était tenu de le remplir de manière à ne pas contrarier les intérêts du capitalisme des monopoles ; au contraire, il fallait qu’il les favorise partout où cela lui était possible. C’est donc tout naturellement qu’on opta pour la production d’armements à grande échelle, pour un programme massif de construction d’autoroutes et, un moment, pour un programme spatial fantastiquement onéreux et absolument inutile. Dans le même temps, la production des biens utiles était graduellement transférée en d’autres lieux de la « grande zone » où les salaires étaient plus bas, les problèmes « secondaires » (comme la pollution) plus faciles à ignorer, et la force de travail plus aisément contrôlable.
Aux Etats-Unis, cela entraîna, parmi d’autres conséquences, une détérioration inexorable de la base matérielle indispensable à la bonne marche d’une société industrielle ; ainsi, par exemple, du déclin progressif de l’industrie des machines-outils. En même temps, l’aide accordée par le gouvernement à l’« agri-business » et à la mécanisation agricole aboutissait à un phénomène massif d’exode rural. Dans une économie réglée sur une production à haute technologie, cette « immigration de l’intérieur » ne pouvait être absorbée comme l’avaient été précédemment les vagues successives d’immigrants venus d’Europe. Les conséquences durables en sont le problème racial, qui affecte toujours les zones urbaines, et la crise généralisée des villes, qui doivent fournir des services mais ne peuvent offrir des emplois.
La presse économique nous en avertit constamment, les Etats-Unis souffrent d’une grave crise de liquidités. Le gouvernement fédéral dispose de capitaux gigantesques, dont une bonne partie est allégrement engloutie dans des entreprises hasardeuses qui visent au maintien « de nos responsabilités et de nos intérêts globaux », comme en Asie du Sud-Est. Les grandes sociétés sont accablées de dettes et commencent à se ressentir du manque de capitaux à investir. Tout cela aura fatalement pour conséquence une accélération du processus de concentration industrielle, au fur et à mesure que les secteurs les plus faibles céderont le pas aux puissants monopoles ; ce processus mène droit à ce que l’hebdomadaire Business Week décrit comme un système de Zaibatsu : une poignée d’énormes conglomérats associés à un Etat fort. Pour garantir les investissements, l’Etat doit trouver un moyen de contingenter les services et d’imposer de force une compression des salaires (ce qu’il fera par le biais de l’inflation si c’est l’unique recours qui lui reste).
L’attitude adoptée par le gouvernement fédéral dans la crise de la ville de New-York est fort instructive à cet égard. Contrairement à certains Etats, comme le Texas ou la Californie (qui ont bénéficié, eux, de la recherche spatiale et de la production d’armements stimulées par le gouvernement), la ville de New-York verse au gouvernement fédéral une masse d’impôts nettement supérieure au volume des services qu’elle reçoit en échange. Or le gouvernement fédéral ne fait montre d’aucune velléité de compenser ce déséquilibre ; le président se borne à annoncer une intervention fédérale pour soutenir les « services essentiels » – c’est-à-dire la police et le corps des pompiers. On ne sait jamais, après tout : acculée au désespoir, la population de New-York serait bien capable de se mettre à piller les banques ! Par contre, la santé et l’instruction publique ne sont pas considérées comme « essentielles », pas plus que la possibilité de trouver un travail gratifiant – ou du travail tout court. New-York s’effondre petit à petit, en même temps que le cours des obligations émises par la municipalité, et les charges des autres grandes villes vont augmenter en conséquence. Les grands monopoles et leurs représentants au gouvernement n’entendent pas, en effet, tolérer une diminution sérieuse du budget fédéral d’armements ; par contre, ils considèrent que les problèmes des services municipaux et des collectivités locales ne sont pas de leur ressort.
Aujourd’hui, on a largement admis la nécessité d’instituer une planification centrale sur une échelle beaucoup plus étendue que jadis. Puisque nous assistons à l’émergence d’un système de Zaibatsu, cela ne peut vouloir dire qu’une chose : que les gens qui contrôlent les institutions économiques centrales, et monopolisent par là même les fonctions de planification, useront de leur pouvoir pour manipuler d’une manière encore plus systématique l’exécutif d’Etat et l’utiliser à leur seul profit.
La crise que traversaient avant la guerre les institutions capitalistes a abouti à la montée du fascisme dans une partie du monde industriel et au renforcement des institutions capitalistes d’Etat dans le reste. La crise actuelle mènera ce processus à un stade supérieur, surtout dans une société aussi atomisée et (c’est très important) aussi dépolitisée que la société américaine. Il n’existe pas aux Etats-Unis de partis réformistes de masse pour défendre les droits des travailleurs et ceux de la « sous-classe » des sans-emploi. Ce qui pourrait entraîner (beaucoup le prévoient déjà) l’apparition d’une sorte de « fascisme bénin » -c’est-à-dire des structures institutionnelles de type fasciste, mais sans les excès de terreur de l’Etat policier.
Un ordre stable favorable à la prospérité
Si la défaite indochinoise s’est indubitablement traduite par un net recul de la stratégie globale américaine, il serait faux de penser qu’elle lui a porté un coup fatal. Il s’agit simplement d’une aventure que sa témérité même condamnait à avorter, qu’il faut s’efforcer de liquider et d’oublier le plus vite possible afin que l’entreprise principale puisse reprendre son cours normal. Car les objectifs de cette entreprise -l’Europe, le Japon, le Proche-Orient -sont d’une tout autre importance que le sort d’une société paysanne perdue quelque port au fin fond de l’Asie du Sud-Est, et c’est pour cette raison que les impérialistes les plus sensés tenaient tant (de leur point de vue, c’était d’ailleurs tout à fait juste) à ce que l’on en revînt à des perspectives un peu plus réalistes dans les affaires globales.
La « multipolarité » s’avère donc n’être rien de plus que la énième mouture d’une doctrine déjà bien familière. Les Etats-Unis vont s’efforcer de mettre sur pied une économie globale organisée de manière à satisfaire les besoins du capitalisme international dont ils restent la base principale. La concentration économique va se poursuivre, et l’Etat se mettra de plus en plus au service de ses exigences, à l’intérieur comme à l’extérieur.
A l’intérieur, les forces qui s’y opposent sont faibles et dispersées, généralement bien tenues en main. Les Etats-Unis sont toujours à même d’imposer à l’ordre mondial la structure qui leur convient, structure au sein de laquelle ils permettent à leurs alliés européens de continuer à gérer leur entreprise « régionale », à condition de ne pas outrepasser les limites que leur a fixées la seule vraie puissance mondiale. Les associés subalternes de la détente doivent contribuer au maintien de l’ordre international de la manière qui leur est prescrite ; en échange de quoi les Etats-Unis leur abandonnent la charge de régler leurs problèmes intérieurs, quitte à leur prêter main-forte si le besoin s’en fait sentir. Le monde de la prochaine génération ne devrait pas différer sensiblement de ce qu’il était jusqu’à maintenant.
Au moment où la guerre du Vietnam touchait à sa fin, on a vu se manifester un émoi certain en face des perturbations qui semblaient imminentes. La presse économique américaine discutait des problèmes avec une franchise inaccoutumée.
Ainsi, dans son éditorial du 7 avril 1975, l’hebdomadaire Business Week parlait des « terribles bévues de notre politique étrangère dont le pays est en train de subir les conséquences » et constatait avec inquiétude « l’apparente impuissance du président Ford et du secrétaire d’Etat Henry Kissinger face à un désordre mondial grandissant ». Le même éditorial décrivait ensuite, succinctement, et avec beaucoup de justesse, « la structure économique internationale au sein de laquelle les firmes américaines ont prospéré depuis la fin de la seconde guerre mondiale », structure qui est aujourd’hui « mise en péril » :
« Alimentée à ses débuts par les dollars du plan Marshall, l’entreprise américaine a prospéré et s’est agrandie en tablant principalement sur les commandes étrangères, malgré la « guerre froide », malgré la décolonisation, malgré la création de nouvelles nations militantes et souvent anticapitalistes. Aussi négatif que pouvait être tel ou tel phénomène, le « parapluie » de la puissance américaine parvenait toujours à le contenir (…). La progression des firmes multinationales n’était que l’expression économique de la structuration politique du monde de l’après-guerre. »
Mais, à présent, « cet ordre mondial stable et si propice aux opérations commerciales est en voie d’écroulement ».
L’éditorial passe alors en revue certains des problèmes qui concourent à le détruire. « Même en Europe occidentale – qui constitue la clef de voûte de l’ordre international édifié par les Etats-Unis – la stabilité est de plus en plus menacée » ; il s’agit, évidemment, d’une allusion au manque de coopération manifesté par les pays européens au moment de la crise du pétrole. On pouvait également craindre, à l’époque, que « le mal qui ronge le Portugal ne contamine l’Espagne ». A cette série de « coups de massue » venait s’ajouter un problème potentiel : celui qui surgirait « si le Japon ne pouvait continuer à écouler le tiers de sa production en Asie du Sud-Est ». Mais les auteurs ne vont pas jusqu’à dire, à ce propos, qu’un des objectifs majeurs de l’intervention américaine au Vietnam fut, précisément, dès le départ, d’assurer au Japon le libre accès aux marchés du Sud-Est asiatique, de sorte qu’il ne soit pas tenté de se montrer « plus accommodant » à l’égard de la Chine communiste. Et le Congrès ne faisait que poser un problème supplémentaire par son refus de comprendre ce que M. Kissinger appelle « les relations normales entre l’exécutif et le législatif » – autrement dit, son refus de laisser la bride sur le cou à l’exécutif pour tout ce qui concernait la gestion globale.
Ces craintes n’étaient guère fondées. Ce serait bien mal comprendre le système politique américain que de penser que le Congrès pourrait adopter une attitude de nature à saper dans ses fondements « la structure économique internationale au sein de laquelle les firmes américaines » ont si bien « prospéré », ou d’entraver de quelque manière que ce soit la puissance américaine, qui doit être toujours prête à se déployer pour « contenir les phénomènes négatifs ». Une fois le premier choc passé, le Congrès se montrera aussi coopératif qu’il l’a toujours été. Il ne saurait en être autrement, étant donnée la répartition du pouvoir au sein de la société américaine.
Le monde n’est pas devenu ingouvernable à la suite des échecs subis par les Etats-Unis en Asie du Sud-Est. L’« ordre mondial stable si propice aux opérations commerciales » n’est pas en voie d’écroulement. D’immenses réserves de puissance économique et militaire sont là pour sauvegarder les intérêts des milieux d’affaires américains dans le monde entier (5), malgré les périls qui menacent de toute part l’« ordre » et la « civilisation ».
© Noam Chomsky
(1) Ce texte est constitué de très larges extraits de la préface que le grand linguiste américain a rédigée pour un ouvrage collectif à paraître prochainement aux éditions Maspéro. Les auteurs de cet ouvrage – Pierre Péan, André Farhi et Jean-Pierre Vigler – analysent, notamment, les moyens par lesquels les Etats-Unis ont établi leur influence sur l’Europe occidentale et les perspectives qui s’ouvrent à eux dans une période de crise dont le terme ne saurait être annoncé par les premières indications d’une « reprise » qui ne semble pas devoir être durable.
(2) Henry A. Kissinger, American Foreign Policy, édition augmentée, Norton, New-York, 1974.
(3) Walter Isard (sous la direction de) : Vietnam : Some Basic Issues and Alternatives, Peace Research Society (International), Schenkman, Cambridge (Massachusetts), 1969.
(4) Citées par Lawrence H. Shoup dans « Shaping the Post War World », The Insurgent Sociologist, volume 5, printemps 1975. M. Shoup paraît être le premier chercheur à avoir entrepris une étude systématique et détaillée des délibérations du Council on Foreign Relations, un organisme consultatif formé d’experts extrêmement influents, calqué sur le modèle du Royal Institute of International Affairs britannique. Une caractéristique de la littérature universitaire (et cela n’a rien de surprenant) est d’ignorer obstinément certains éléments qui jouèrent un rôle crucial dans la mise au point de notre actuelle politique étrangère, comme l’influence des intérêts des grands monopoles et de leurs représentants.
(5) Chomsky utilise en anglais la formule « to make the world safe for American business », paraphrase de la formule du président Wilson « to make the world safe for democracy ».