[1996] Double jeu américain en Colombie

Derrière l’alibi de la drogue

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, Aout 1996 Imprimer

Rien ne va plus officiellement entre Washington et Bogota : le président colombien Ernesto Samper, soupçonné d’avoir fait financer sa campagne électorale par les narcotrafiquants, vient d’être déclaré indésirable aux Etats-Unis. Ce rideau de fumée diplomatique, destiné, à quelques mois des élections américaines, à donner à l’opinion le sentiment qu’une lutte impitoyable est engagée contre la drogue, dissimule mal l’absence de mesures sérieuses contre les banquiers et industriels qui, aux côtés des cartels et mafias, tirent d’énormes bénéfices du trafic. Un trafic dont la répression est aussi, sinon surtout, un moyen de contrôle social des couches les plus pauvres de la société américaine.

En Amérique latine, le pays qui affiche le plus déplorable bilan en matière de respect des droits de l’homme est la Colombie. Et pourtant son gouvernement est celui qui reçoit le plus d’aide militaire des Etats-Unis : environ la moitié du total de celle fournie à l’ensemble du sous-continent ! La question se pose de savoir si les deux phénomènes ne seraient pas liés… En 1981, une étude publiée par Lars Schoultz, universitaire spécialisé dans les questions de droits de l’homme en Amérique latine, concluait que l’aide américaine « avait tendance à aller de manière disproportionnée aux gouvernements qui torturent leurs citoyens… à ceux qui violent les droits fondamentaux de la façon la plus éhontée » .

Un observateur superficiel pourrait en déduire qu’on aime la torture à Washington. Or il faut bien distinguer corrélation et lien de causalité, et donc rechercher plus loin l’explication. C’est ce qui fut fait, à peu près à la même époque, dans une enquête de plus grande ampleur publiée en 1979 dans un ouvrage dont M. Edward Herman, économiste à la Wharton School de l’université de Pennsylvanie, et moi-même fûmes les coauteurs. Analysant les rapports entre torture et aide étrangère à l’échelle mondiale, Herman constata qu’il y avait bien corrélation. Il effectua aussi une seconde étude qui donne une explication plausible : comparant le volume de l’aide américaine et l’existence d’un « climat favorable aux affaires » , il découvrit que les deux allaient rigoureusement de conserve.

Faut-il s’en étonner ? La raison est pourtant simple et connue de tous : torturer, assassiner, ou emprisonner responsables syndicaux, dirigeants paysans et défenseurs des droits de l’homme crée un rapport de forces social favorable au capital, à ce fameux « climat des affaires » . A cet égard la Colombie présente un cas d’école avec « une façade de régime constitutionnel qui dissimule une société militarisée » , pour reprendre la formule de M. Alfredo Vasquez Carrizoza, président du comité permanent des droits de l’homme de ce pays. La Colombie est très riche, mais, pour la majorité de sa population, elle est très pauvre ; c’est un pays où la terre constitue un énorme problème, non pas parce qu’elle est rare, mais parce qu’elle est possédée par un tout petit nombre de personnes, la réforme agraire adoptée en 1961 attendant toujours d’être sérieusement appliquée.

Cela pour un motif bien simple : le pays est dirigé par les propriétaires terriens et par une armée à leur service, payée par les contribuables américains. C’est l’administration Kennedy qui mit en place le système actuel par une décision de 1962 qui allait avoir une immense importance pour tous les pays de l’hémisphère. Les armées latino-américaines se virent assigner une nouvelle mission : elles ne seraient plus chargées de la défense du sous-continent, mais de la « sécurité intérieure » , terme codé signifiant la guerre contre la population.

Cette modification se traduisit immédiatement, pour les forces armées, dans la planification de leurs objectifs, leur entraînement et le type de matériels qui leur furent fournis. Elle déclencha des vagues de répression sans précédent dans des pays dont l’histoire était pourtant riche en épisodes sanglants. Quelques années plus tard, Charles Maechling, haut fonctionnaire responsable des programmes de contre-guérilla pour l’administration Kennedy et pour la première partie de l’administration Johnson, décrivit ainsi ce qui advint : avec la décision de 1962, on passa de la simple tolérance à l’égard de « la rapacité et de la cruauté des militaires latino-américains » à une « complicité directe »avec ceux qui utilisaient « les méthodes des escadrons d’extermination de Heinrich Himmler » . Il ne croyait pas si bien dire : dans son livreInstruments of Statecraft , Michael McClintock explique comment, après 1945, des spécialistes nazis furent accueillis aux Etats-Unis pour aider à l’élaboration des manuels d’entraînement destinés aux unités de contre-guérilla.

Les intellectuels de l’entourage de John Kennedy avaient un lexique propre pour appréhender le problème. En 1965, le secrétaire à la défense, M. Robert McNamara, expliqua au conseiller à la sécurité nationale du président, M. McGeorge Bundy, que la formation dispensée par le Pentagone aux officiers latino-américains leur avait inculqué « une bonne compréhension des objectifs des Etats-Unis et une claire sympathie à leur égard » . C’était là l’essentiel, poursuivait-il, car « dans l’environnement culturel latino-américain » il est admis que les militaires doivent être prêts à « écarter du pouvoir les dirigeants qui, à leur avis, ont un comportement préjudiciable au bien-être de la nation » . Sans doute M. McNamara songeait-il au coup d’Etat de 1964 contre le régime constitutionnel du Brésil qui, pendant des années, allait donner libre cours à la torture, aux assassinats et aux autres manifestations du terrorisme d’Etat.

Le massacre de Trujillo

MAIS un « miracle économique » allait naître, ce qu’avait correctement prédit l’ambassadeur américain au Brésil, M. Lincoln Gordon, qui avait vu dans le putsch des généraux « une grande victoire pour le monde libre » , de nature à « créer un climat considérablement amélioré pour les investissements privés » . De fait, les investisseurs étrangers, ainsi qu’une petite fraction de la société brésilienne, eurent de bonnes raisons de se féliciter du changement, et la presse économique ne trouva pas assez de qualificatifs élogieux pour le décrire. Le luxe extraordinaire dans lequel vivaient les privilégiés pouvait faire oublier la misère dans laquelle croupissait la majeure partie de la population. Mais n’est-ce pas là précisément ce que signifie le terme technique « miracle économique » ? Ainsi le Mexique connut-il, lui aussi, un « miracle économique » jusqu’au 19 décembre 1994, date où éclata la « bulle » financière. Comme d’habitude, le contribuable américain fut ensuite convié à protéger les riches des rigueurs du marché.

En Colombie, le ministre de la défense, dans un accès de franchise, déclara un jour que l’appareil de terreur officiel était destiné à mener« une guerre totale dans les domaines politique, économique et social » . Officiellement, il s’agissait pourtant seulement de combattre les organisations de guérilla. Un haut gradé vendit lui aussi la mèche en 1987 : « Le véritable danger » , reconnut-t-il, réside dans « ce que les insurgés ont appelé la guerre politique et psychologique » , la guerre destinée à « contrôler les couches populaires » et à « manipuler les masses » . Dans vingt ans, nous disposerons sans doute d’éléments plus complets sur la « doctrine colombienne » , mais nous en avons déjà un petit aperçu dans le rapport officiel sur l’effroyable massacre du village de Trujillo perpétré par l’armée et la police, en mars 1990, sur une trentaine de paysans soupçonnés d’avoir été en contact avec la guérilla.

C’est grâce à l’obstination de l’organisation Justice et Paix ( Justicia y Paz ) que la tragédie de Trujillo a finalement pu faire l’objet d’une enquête. Mais, dans les quatre ans qui suivirent, quelque 350 autres massacres de Trujillo furent commis, pour la quasi-totalité d’entre eux dans la plus totale impunité. Le président colombien de l’époque, M. Cesar Gaviria – devenu par la suite secrétaire général de l’Organisation des Etats américains – donna à cette occasion, nous dit Justice et Paix, la mesure de sa rectitude morale « en faisant pendant quatre ans la sourde oreille » à toutes les demandes d’enquête. Il faut au moins concéder à son successeur, M. Ernesto Samper, le mérite d’avoir reconnu la responsabilité du gouvernement colombien pour les atrocités dont furent victimes ses concitoyens.

Derrière ces événements, il y a, nous dit-on, la guerre contre la drogue. A la fin des années 70, la Colombie devint un grand pays producteur de cocaïne. Pourquoi ? Pourquoi les paysans latino-américains produisent-ils plus de coca qu’ils n’en ont besoin pour leur propre usage ? L’explication réside dans les politiques imposées aux pays du Sud. Contrairement aux riches Etats occidentaux, ils sont en effet tenus d’ouvrir leurs marchés, tout particulièrement aux exportations agricoles américaines subventionnées, qui ruinent leur production nationale. Les fermiers locaux sont invités à devenir des « producteurs rationnels » , selon les préceptes de l’économie moderne, et donc, eux aussi, à produire pour l’exportation. Et précisément parce qu’ils sont rationnels, ils se tournent vers les productions – la coca, la marijuana – qui leur rapporteront le plus d’argent. Il y a aussi d’autres raisons à ce commerce. Ainsi, en 1988, les Etats-Unis obligèrent les producteurs de café à dénoncer un accord qui avait maintenu les cours à un niveau raisonnable. Le prix du café, principale exportation de la Colombie, chuta de 40 %. Quand les revenus s’effondrent à ce point et que les enfants souffrent de la faim, il ne faut pas s’étonner que les producteurs de café se tournent vers les débouchés que leur offre le marché nord-américain de la drogue : les politiques néolibérales imposées au tiers-monde ont été l’une des causes majeures de l’augmentation du trafic. Par ailleurs, la politique américaine de répression de l’usage des stupéfiants a, elle aussi, joué son rôle : elle a conduit des consommateurs de marijuana, substance relativement inoffensive, à se tourner vers les drogues dures, comme la cocaïne. Ainsi, la Colombie a cessé de produire de la marijuana pour se concentrer sur la cocaïne, autrement plus rentable et facile à transporter.

Une autre question mérite d’être soulevée lorsqu’on parle de trafic de drogue : le rôle des banques. Selon une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les bénéfices de ce trafic, à l’échelle mondiale, s’élèveraient à environ 500 milliards de dollars par an, dont la moitié transitent par les circuits du système financier américain. La Colombie, d’après l’OCDE, ne retire que 2 ou 3 % de ce qui reste, soit environ 6 milliards de dollars par an. Ce qui faisait dire à un membre de la Commission andine des juristes et de l’Association latino-américaine des droits de l’homme, s’exprimant dans le quotidien mexicain Excelsior , que le « big business » de la drogue est surtout présent au nord du Rio Grande.

L’industrie chimique américaine ne démentira pas ce constat. En 1989, dans les six mois précédant l’annonce de la guerre contre la drogue en Colombie, la police locale découvrit plus de 5,5 millions de litres de produits chimiques utilisés pour la production de cocaïne, dont beaucoup portaient les logos de grandes sociétés des Etats-Unis. La CIA avait signalé, dans un rapport, que les exportations américaines de ces produits vers l’Amérique latine étaient très supérieures aux besoins licites. De son côté, le service de recherche du Congrès américain conclut que plus de 90 % des substances chimiques utilisées pour la production de drogue venaient des Etats-Unis. Si la guerre contre la drogue avait uniquement la drogue comme cible, il y aurait là des pistes d’enquêtes prometteuses.

En fait, on sait parfaitement que, hors des frontières, cette « guerre » sert de paravent à des actions de contre-guérilla, et qu’elle offre des débouchés non négligeables aux industriels de l’armement. A domicile, elle est utilisée comme prétexte pour mettre sous les verrous une partie de la population. Dans une société qui se tiers-mondise chaque jour davantage, et où les forces de sécurité ne pratiquent pas (ou pas encore) la purification ethnique, il faut trouver d’autres moyens pour régler le cas des citoyens privés de droits de l’homme parce que ne contribuant pas à la production de bénéfices. Leur incarcération relève d’une saine logique, dans la mesure où elle permet une relance keynésienne de l’économie.

Une bonne partie des détenus ont commis des délits sans victimes. Prenez le cas de la cocaïne. La drogue privilégiée dans les ghettos est le crack, et sa possession entraîne de lourdes sanctions. Dans les quartiers résidentiels blancs, en revanche, on est plutôt porté sur la poudre, dont la possession est bien moins sévèrement punie. L’exemple type d’une législation de classe. Tout cela explique pourquoi le pourcentage de la population carcérale est très nettement plus élevé aux Etats-Unis que dans les autres pays développés, et pourquoi l’on s’attend à ce qu’il continue de croître.

Tout se tient. C’est ce que m’écrivait une militante colombienne des droits de l’homme, Cecilia Zaraté-Laun. Bien que sa lettre n’ait nullement été destinée à la publication, il est utile d’en citer quelques extraits : « Je suis convaincue que tout se tient, dans la mesure où le vrai coupable est le système économique. Il est très important que les citoyens américains commencent à faire le rapprochement entre les problèmes des autres et leur propre réalité, en commençant par la politique étrangère. Prenons le cas de la drogue. Les enfants de mères pauvres, qui, en Colombie, n’ont aucune perspective, puisque la société les a abandonnés, sont obligés de devenir hommes de main ou de travailler dans des laboratoires de production de cocaïne. Ou bien on les recrute dans les escadrons de la mort. Ils se trouvent dans la même situation que les enfants de mères pauvres des Etats-Unis, qui sont contraints, pour survivre, de vendre de la cocaïne au coin de la rue ou de servir de guetteurs pour les dealers, etc. La seule différence est que les uns parlent espagnol et les autres anglais. Ils vivent la même tragédie. »

Cecilia Zarate-Laun a raison. Et la tragédie est exacerbée dans nos deux pays par des politiques sociales soigneusement élaborées. Si nous choisissons de ne rien faire pour changer le cours des choses, il n’est pas difficile d’imaginer ce qui nous attend.

© Noam Chomsky


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