[2010] Une participation directe à la créativité

Noam Chomsky interviewé par Eric French Monge

Retour Amauta (Mexique) Drapeau Mexique, 9 janvier 2010  Imprimer

A la mi-septembre 2009, Noam Chomsky a été l’invité d’honneur du quotidien La Jordana, à l’occasion de son 25ème anniversaire. Eric French Monge d’Amauta a réalisé cette interview.

Amauta : Alors, je voulais commencer cette interview avec votre voyage récent en Amérique Latine. J’ai entendu dire que vous étiez en Amérique Latine et que vous étiez au Mexique lundi dernier et le week-end dernier. C’était comment ? Juste un avis général.

Chomsky : J’étais dans la ville de Mexico. C’est une ville très agréable par bien des aspects. Elle est dynamique, vivante, la société est stimulante, mais elle est aussi déprimée par certains aspects, et quelque fois quasiment désespérée, vous savez. Donc c’est un mélange de dynamisme et, je ne dirais pas désespérance, mais sans espoir, vous voyez. Ce n’est pas une fatalité, mais c’est comme ça aujourd’hui. Je veux dire, il n’y quasiment pas d’économie.

Amauta : Et vous êtes venu spécialement pour l’anniversaire de La Jordana ?

Chomsky : La Jordana, qui est à mon avis le journal indépendant de tout l’hémisphère.

Amauta : oui.

Chomsky : Et son succès est fascinant. C’est aujourd’hui le deuxième plus grand quotidien au Mexique, et il n’est pas loin du premier. Il est complètement boycotté par les annonceurs, donc quand vous le lisez, j’en ai une copie ici, mais si vous jetez juste un œil, vous voyez qu’il n’y a pas de publicité. Pas parce qu’ils la refusent, mais parce que le milieu des affaires refuse d’y faire de la publicité. Donc ils ont des annonces, vous savez, qui informent d’une réunion, il ont des annonces du gouvernement. Mais c’est uniquement parce que la constitution l’oblige. Sinon ils sont boycottés. Et malgré tout ils survivent et se développent.

Amauta : Pourquoi pensez-vous qu’il y a succès, pourquoi pensez-vous que c’est un succès ?

Chomsky : Je n’aurais jamais imaginé ça, et je ne suis pas certain qu’ils le savent. (rires). Mais c’est un succès fascinant, et bien sûr, c’est très inhabituel dans la mesure où tous les médias dépendent de la publicité pour vivre. Et il est également indépendant, je veux dire, j’ai été présent pendant seulement quatre jours, mais j’ai déjà noté une demi-douzaine d’articles qui n’apparaissent pas dans la presse internationale, et qui traitent pourtant de sujets importants.

Amauta : Je vais faire un résumé général d’une partie de vos travaux. Vous dites que, parce que les médias sont un business, qui doit obligatoirement dégager des profits, ils répondent aux demandes du marché et de ses investisseurs, plus qu’à l’intégrité journalistique. Cela force le contenu à entrer dans les limites de ce qui est acceptable par l’idéologie capitaliste, à promouvoir l’agenda et les valeurs du capitalisme dans la société. Cela maintient un ordre social, un conformisme et un consumérisme dont le rôle dans nos vie est impossible à remettre en cause. Et alors que les grandes entreprises qui contrôlent les médias fusionnent et contrôlent des pans de plus en plus larges du marché, ils limitent de plus en plus les informations et les débats à ce qui correspond aux intérêts d’un groupe de puissants individus toujours plus restreint.

Diriez-vous que les médias se sont lancés dans une sorte de contrôle des esprits, ou bien c’est exagéré ?

Chomsky : Bon, avant tout, je pense que c’est un point de vue un peu trop étroit, parce qu’ils se conforment aussi d’une façon étonnante aux intérêts des états, et même si les états et les grandes entreprises sont proches, ils ne sont pas identiques. On doit aussi reconnaitre qu’il y a une gamme d’intérêts, on ne peut pas dire qu’il y ait un seul intérêt des entreprises et un seul intérêt des états, il y a un panel. En plus de cela, la conscience professionnelle est un fait. Beaucoup d’individus qui travaillent dans les médias sont des personnes sérieuses et honnêtes, et ils vous diront, et je pense qu’ils ont raison, que personne ne les force à écrire quoi que ce soit…

Amauta : Qu’ils sont objectifs

Chomsky : …auquel ils ne croient pas. Ce qu’ils ne vous diront pas, et ce dont ils n’ont peut-être pas conscience, c’est qu’ils ont la possibilité d’écrire librement parce qu’ils se conforment, leurs croyances se conforment à la pensée dominante, vous savez, à la doctrine standard, et alors, oui, ils peuvent écrire librement et ne sont pas forcés à quoi que ce soit. Ceux qui n’acceptent pas la doctrine officielle, ils peuvent tenter de se débrouiller pour rester dans les médias, mais ils ont peu de chances d’y arriver. Donc il y a une gamme. Mais il y a une sorte de conformisme qui est une obligation pour pouvoir intégrer les médias. Maintenant, vous savez, on n’est pas dans une société totalitaire, donc il y a des exceptions. Vous pouvez trouver des exceptions. De plus, les médias ne sont pas très différents des universités à ce sujet. Donc il y a une influence de la publicité, du fait d’être la propriété d’une grande entreprise, l’État, tout cela a un effet. Mais ce sont aujourd’hui, dans une large mesure, les manifestations d’une culture intellectuelle. Vous ne…

Amauta : Donc vous pensez que c’est plus les valeurs portées par les gens qui ont une influence ?

Chomsky : L’ensemble du milieu intellectuel incorpore un système de filtrage, et cela commence à l’école. On attend de vous que vous acceptiez certaines croyances, styles, modèles comportementaux etc. Si vous le les acceptez pas, on vous désigne comme ayant un problème comportemental, ou quelque chose comme ça, et vous êtes éjecté. Ce genre de fonctionnement concerne tout le système éducatif. Il y a un système implicite de filtrage, ce qui a pour effet de créer une tendance forte qui impose le conformisme. Maintenant, c’est une tendance, il y aura donc nécessairement des exceptions, et parfois celles-ci sont assez éclatantes. Prenez, disons, l’université du MIT dans les années 60, dans la période de l’activisme, cette université était à 100% financée par le Pentagone. Elle était, aussi, probablement le principal centre académique de résistance à la guerre.

Amauta : oui, j’ai vu le bureau de Lockheed Martin à l’étage d’en bas

Chomsky : oui, maintenant Lockheed Martin a un bureau. Il n’y en avait pas à cette époque, c’est devenu plus “corporate” entre temps. C’est l’industrie militaire, mais à l’époque c’était un financement direct du Pentagone. En fait, j’étais dans un labo 100% financé par le Pentagone, et c’était un des centres du mouvement de résistance organisée à la guerre.

Amauta : Donc vous dites qu’il existe une fenêtre d’opportunité pour la résistance ?

Chomsky : Il y a une gamme de possibilités. Elle a ses limites, vous savez, et les tendances sont assez fortes, et le modèle qui pousse au conformisme est très présent, et les sanctions pour anticonformisme peuvent êtres significatives. Ce n’est pas comme si on vous envoyait dans une chambre de torture.

Amauta : (rires) Ca va plus toucher votre mode de vie et comment vous serez limité à certaines…

Chomsky : Ca peut être ça, ça peut affecter votre avancement, ça peut même affecter votre emploi, ça peut affecter la manière dont on vous traite, vous savez, le dénigrement, le licenciement, la calomnie, la dénonciation. Il y a un éventail, c’est vrai pour toute société.

Amauta : Donc vous pensez que c’est comme incorporé à notre culture, en quelque sorte ?

Chomsky : Non, c’est vrai pour toute société. Je ne connais aucune société dans l’Histoire qui n’ait pas fonctionné de la sorte. Retournons à l’Antiquité, mettons la Grèce Antique. Qui a bu la ciguë ? Est-ce que c’était quelqu’un qui se conformait, qui obéissait aux dieux ? Ou est-ce que c’était quelqu’un qui bousculait la jeunesse, qui remettait en question la foi et les croyances ? Socrate, autrement dit. C’était Socrate. Ou retournez à la Bible, l’Ancien Testament. Il y avait des gens qui représenteraient pour nous des intellectuels, et là, on les appelle des prophètes, mais fondamentalement il s’agit d’intellectuels : ils faisaient des critiques, des analyses géopolitiques, ils commentaient les décisions du roi qui menaient à la destruction ; ils condamnaient l’immoralité et appelaient à la justice pour la veuve et l’orphelin. Ce c’est ce que nous appellerions des intellectuels dissidents. Est-ce qu’ils étaient bien traités ? Non, on les emmenaient dans le désert, on les emprisonnait, ils étaient dénoncés. Il y avait aussi des intellectuels qui se conformaient. Ceux-là, des siècles plus tard, mettons dans les Evangiles, on les désignait comme de faux prophètes, mais pas à l’époque. Ils étaient bienvenus et bien traités à ce moment là : ce sont des courtisans. Et je ne connais pas de société qui soit différente de ça. Il y a des variations évidemment, mais ce schéma de base se retrouve partout, et c’est totalement compréhensible. Je veux dire, les élites ne vont pas favoriser ce qui épanouit la dissidence ; pour la même raison que le monde des affaires ne fera pas de publicité dans La Jordana

Amauta : Pensez-vous que l’on puisse briser ce schéma ?

Chomsky : Il a été brisé dans une certains mesure. C’est ainsi que nous ne vivons pas dans des tyrannies, vous voyez, ce n’est pas le roi qui décide ce qui est autorisé ou pas, et il y a bien plus de liberté que par le passé. Donc oui, ces schémas peuvent être changés. Mais aussi longtemps que le pouvoir est concentré, il y a des conséquences auxquelles vous pouvez presque automatiquement vous attendre.

Comme je le disais, il y a des exceptions. C’est intéressant d’observer ces exceptions. Prenez l’Occident, il n’y a qu’un seul pays, en tout cas à ma connaissance, qui ait une culture dissidente, où les personnalités, je veux dire les écrivains célèbres, les journalistes, les officiels et autres, ne sont pas seulement critiques envers la politique de l’état mais s’engagent dans la désobéissance civile et risquent l’emprisonnement, et ils sont souvent emprisonnés, en résistant pour les droits des gens. C’est la Turquie.

En Europe Occidentale, la Turquie est généralement vue comme barbare, ce qui les empêche d’intégrer d’Union Européenne, tant qu’ils ne deviennent pas plus civilisés. Je pense que c’est le contraire. Si vous pouviez atteindre le degré de civilisation des intellectuels turques, ce serait déjà un bon aboutissement.

Amauta : Vous avez écrit que si le public avait ses “propres sources d’information indépendantes, la ligne officielle du gouvernement et du milieu des affaires serait mise en doute”. Selon une étude du Pew Research Center, seulement “29% des américains pensent que les organismes de presse relatent les faits comme ils sont réellement”, et “le double pensent que la presse est plutôt libérale que conservatrice”, ce qui conduit à davantage de division et de méfiance entre les gens…

Chomsky : Oui, je dirais la même chose. Je dirais que la presse, en gros, peut être considérée comme “libérale”. Mais bien sûr, ce que nous appelons “libérale” implique quand même qu’ils demeurent dans le champ de ce qui est permis. “Libéral” veut dire “gardien des frontières”. Donc le New York Times est qualifié de “libéral” par ce que nous pouvons appeler les standards du discours politique, le New York Times est libéral, CBS est libérale. Je ne dis pas le contraire. Je pense qu’il y a des critiques modérées à la marge. Ils ne sont pas complètement soumis au pouvoir, mais ils sont très stricts quant il s’agit de définir jusqu’où vous pouvez aller. Et en fait, leur libéralisme remplit une fonction extrêmement importante dans le soutien du pouvoir. Ils disent : “Je suis le garde-frontière, vous pouvez aller jusque là, mais pas plus loin.”

Donc prenez une question majeure, comme par exemple l’invasion du Vietnam. Hé bien, aucun journal libéral n’a jamais parlé d’invasion du Vietnam ; ils parlaient de défense du Vietnam. Et là ils disaient : “Bon, ça se passe mal”. OK, cela fait d’eux des libéraux. C’est comme par exemple, mettons, l’Allemagne Nazie, où les généraux d’Hitler était libéraux après Stalingrad parce qu’ils critiquaient sa tactique : “C’était une erreur d’attaquer sur deux fronts, on aurait dû battre l’Angleterre d’abord”, ou quelque chose du genre. Voilà, c’est cela qu’on appelle libéralisme, en disant “ça ne se passe pas bien”, vous savez, par exemple, “ça nous coûte trop cher”, ou vous voyez, d’autres peuvent dire “peut-être que l’on tue trop de gens”. Mais on appelle cela “libéral”. Donc c’est comme, disons, quand on dit que Obama est “libéral”, et on le félicite pour son “objection raisonnée à la guerre en Irak”. Qu’était son “objection raisonnée” ? Il dit que c’était une “bévue stratégique”, comme le général Nazi après Stalingrad. Ok, bon…

Amauta : Pas la guerre elle-même, mais…

Chomsky : Pas qu’il y avait fondamentalement quelque chose de mauvais là dedans, mais qu’il s’agissait d’une “bévue stratégique” : “on n’aurait jamais dû faire ça, on aurait dû faire autre chose”, comme “on n’aurait pas dû combattre sur deux fronts” si vous êtes un des généraux des Nazis. Ou bien, prenez la Pravda dans les années 80. Je veux dire que vous pouviez lire des choses dans le Pravda qui disaient que l’invasion de l’Afghanistan avait été une stupide erreur : “c’était une idée absurde, il faut se retirer, ça nous coûte trop cher.” Ce que je veux dire c’est que l’analogie côté étasunien serait du “libéralisme extrême”, et cette question a été plutôt bien étudiée. Disons que la guerre du Vietnam dure depuis longtemps, on a énormément de matériel. Ce que l’on a appelé la “critique extrême de la guerre”, disons exactement à la fin de la guerre, c’est ce que l’on a appelé “l’extrême gauche” des médias, peut-être Anthony Lewis et le New York Times, faisant preuve de franc-parler, libéral, “l’extrême”. Il a résumé la guerre en 1975 en disant que les Etats-Unis sont entrés dans la guerre avec, je crois que le phrase était “des efforts maladroits pour faire le bien”. “Pour faire le bien” est tautologique. Notre gouvernement a fait cela donc à partir de là, par définition, c’est “pour le bien”, et ce n’est pas la peine de donner des preuves de cela parce que c’est une tautologie, c’est comme deux et deux font quatre. Donc on y a été, on a fait des erreurs, et ça n’a pas marché, bon. Donc on y a été avec “des efforts maladroits pour faire le bien”, mais en 1969 il était devenu évident que c’était un désastre trop couteux pour nous-mêmes. On ne parvenait pas à amener la démocratie et la liberté au Vietnam à un prix acceptable pour nous-mêmes. L’idée que c’est ce que nous étions en train de faire est une tautologie, c’est vrai par définition, parce que nous étions en train de le faire, et que l’état est noble par définition. On a appelé cela “libéralisme extrême”.

Amauta : Donc vous dites que des journaux comme le New York Times sont…

Chomsky : Ils sont libéraux.

Amauta : la face libérale pour le public.

Chomsky : Ils sont libéraux selon nos standards, selon les standards conventionnels du libéralisme.

Amauta : Pensez-vous…

Chomsky : Et d’ailleurs, si vous écoutez les talk-shows qui sont radicalement à droite, et c’est très intéressants, c’est un fait important à propos des Etats-Unis, ils bénéficient d’une très grande écoute. Et ils sont très uniformes. Donc l’aile gauche obtient une grande écoute, et dans leur manière de voir les choses, les grandes entreprises sont libérales. Leur appel à la population est “le pays est dirigé par des libéraux, ils possèdent les entreprises, ils dirigent le gouvernement, ils possèdent les médias, et ils ne s’occupent pas de nous, les gens ordinaires.” Et il y a une analogie à cela : vers la fin de la République de Weimar, cela fait vraiment écho à la fin de la République de Weimar. Et cet appel à la masse a des similarités avec le propagande Nazie. Et… un important… et de nombreuses différences, mais il y a des similarités et cela a vraiment un sens : ils tendent la main à une population d’individus qui ont de vrais griefs. Ces griefs ne sont pas inventés. Aux Etats-Unis, dans la République de Weimar…

Amauta : C’était ma question, si ces gens deviennent méfiants, ils pourraient avoir une méfiance saine par rapport aux médias, mais ils peuvent, vous pensez, être manipulés par d’autres intérêts extrémistes ?

Chomsky : Hé bien, je vous suggère vraiment d’écouter les causeries à la radio. Ce que je veux dire, c’est que si vous écoutez ce que disent ces causeries, on dirait des fous.

Amauta : Et il y a beaucoup de place pour eux dans les médias aussi.

Chomsky : Mais mettez de côté votre méfiance et écoutez simplement. Mettez vous dans la peau de quelqu’un, comme un américain moyen par exemple, “Je travaille dur, je suis un fervent chrétien. Je prend soin de ma famille, je vais à l’église, vous savez, je vais tout comme il faut. Et je me fais avoir. Depuis 30 ans, mon salaire stagne, je travaille de plus en plus, et je gagne de moins en moins. Ma femme est obligée de prendre deux emplois, juste pour avoir de quoi manger. Mes enfants, mon Dieu, on ne s’occupe pas des enfants, les écoles sont pourries, etc. Qu’est-ce que j’ai mal fait ? J’ai tout ce qu’il faut, mais ça ne va pas bien pour moi.” Maintenant, les causeries proposent une réponse, alors que personne n’a de réponse, mais ce que je veux dire c’est qu’il y a une vraie réponse.

Amauta : Oui, ils expriment leurs griefs…

Chomsky : Hé bien, la réponse, vous savez, c’est la refonte néolibérale de l’économie, entre autres choses. Mais personne ne leur fournit cette réponse. Certainement pas les médias parce qu’il ne voient pas les choses de cette façon, pour eux tout va bien. Prenons de nouveau Anthony Lewis par exemple pour la manière dont l’extrême gauche décrit les trente dernières années comme un âge d’or, un âge d’or pour la capitalisme américain. Hé bien, il parle pour lui et ses amis. Et pour moi. Vous savez, les gens qui ont notre niveau de revenu se portent bien. Par exemple, il y a beaucoup de problèmes avec l’assurance maladie, oui. Moi j’ai une excellente assurance maladie.

Amauta : Vous travaillez dans une université.

Chomsky : Notre assurance maladie est conditionnée par notre richesse. Et les gens avec qui Anthony Lewis va au restaurant, et ses amis etc., oui, pour eux ça va bien. Mais pas pour ceux qui écoutent les talk-show, et c’est une grande partie de la population. En fait, pour la majorité de la population, les salaires et les revenus ont stagnés et la situation s’est empirée. Donc ils demandent, “Où est-ce que je me suis trompé ?” Et la réponse que les talk show lui donnent est convaincante, dans sa logique à elle. Elle dit, “ce qui ne va pas, c’est que les riches libéraux possèdent tout, ils n’en ont rien à faire de toi ; à partir de là, méfie-toi d’eux” etc. Et que disait Hitler ? Il disait la même chose. Il disait “ce sont les juifs, les bolchéviques, c’est une…”

Amauta : Il désignait un bouc-émissaire.

Chomsky : …c’est une réponse. OK, c’est une réponse, qui fait partie du… et elle possède sa propre logique, peut-être folle, mais elle a sa propre logique.

Amauta : Donc, une dernière question. A partir de là, et pour contrecarrer cela, je suppose, l’aile droite…

Chomsky : Populisme. Voilà de quoi il s’agit.

Amauta : Oui, populisme. Vous avez dit que pour bâtir un mouvement, les médias devraient être impliqués dans la construction d’un mouvement. C’est mon truc (paraphraser). Mais pour construire un mouvement, il vous faut un “large appel”, une “culture véritablement radicale ne peut pas être créé autrement que par la transformation spirituelle d’un grand nombre de personnes, la fonction essentielle d’une révolution sociale doit être d’étendre les possibilités de la créativité humaine et de la liberté.” Comment les médias alternatifs comme Amauta peuvent-ils s’engager eux-mêmes dans un “large appel” et ne pas se contenter de prêcher pour leur chapelle ? Parce que j’ai l’impression que la plupart de nos médias, je lis certaines choses, je lis La Jordana, mais est-ce que les gens veulent simplement que je lise La Jordana ? Ou bien les autres lecteurs de La Jordana ? Ils n’aiment pas qu’on les mette au défi.

Chomsky : La Jordana est très largement lue. Vous pouvez aller dans la rue et vous pouvez voir quelqu’un debout, assis dans un bar, en train de lire ce journal. Mais, vous savez, un média ce n’est pas suffisant. Vous avez besoin d’une organisation. Donc prenez le Mexique. Je veux dire, je ne prétend pas connaitre très bien le Mexique, mais j’ai eu l’occasion de parler avec un bon nombre d’intellectuels mexicains, et ils disent tous la même chose. Il disent qu’il y a un fort militantisme populaire, de l’activisme, mais que c’est très éclaté. Que ce sont des groupes très spécifiques, avec des agendas limités, et ils n’interagissent et ne coopèrent pas les uns avec les autres. Ok, voilà quelque chose qu’il faut dépasser pour construire un mouvement populaire de masse. Et pour cela, les médias peuvent aider, mais ils en profitent aussi, donc vous avez raison, tant que vous n’arrivez pas à une forme d’intégration des préoccupations des activistes et des mouvements, ça continuera à être “chacun prêche pour sa chapelle”.

Amauta : Donc vous pensez qu’il faut impliquer les gens, mais obtenir une participation active est…

Chomsky : Ca demande de s’organiser. De l’organisation et de l’éducation, ensuite les gens interagissent entre eux, ils se renforcent mutuellement, il y a un soutien mutuel.

Amauta : Comment envisagez-vous qu’un réseau de personnes qui viennent de toutes les classes de la société, majoritairement ceux qui ont besoin de se faire entendre, deviennent d’eux-mêmes des experts comme citoyens-journalistes ou artistes, tout en comptant les uns sur les autres pour garder une attitude responsable dans le processus de création des nouvelles ?

Chomsky : Il y a plein de façon d’y arriver. Je dois y aller, mais je vais vous donner juste un exemple concret, parmi beaucoup d’autres. J’étais au Brésil, il y a environ 15 ans, et à cette époque j’ai beaucoup voyagé avec Lula. Il n’était pas encore président. Il m’a emmené un jour faire un grand tour des banlieues de Rio de Janiero, deux millions de personnes, des banlieues pauvres. Et il y avait une sorte de grande place, de grand espace ouvert. C’est un pays semi-tropical, tout le monde vit dehors, nous sommes en soirée. Un petit groupe de journalistes de Rio, des professionnels, sont arrivés en soirée avec un camion et ils se sont garés sur cette place. Il y avait un écran sur le camion et un équipement de diffusion. Et ce qu’ils diffusaient étaient des sketches, écrit par des gens de la communauté, écrits et mis en scène par des gens de la communauté. Donc les gens du cru présentaient eux-mêmes les sketches. Une des actrices, une fille, qui devait avoir 17 ans, parcourait la foule avec un micro et demandait aux gens de commenter – il y avait beaucoup de monde, ils étaient intéressés, ils regardaient, vous voyez, les gens assis dans les bars, qui grouillaient un peu partout – donc ils commentaient ce qu’ils avaient vu et ce qui selon eux avait été diffusé, vous savez, il y avait un écran de télévision derrière, où l’on pouvait voir ce que la personne disait, et d’autres ensuite commentaient cela. Et les sketches étaient très significatifs. Vous savez, je ne parle pas Portugais, mais j’arrivais plus ou moins à suivre.

Amauta : Donc, vous voyez cela comme une participation active à un mouvement ?

Chomsky : Absolument, ils étaient sérieux… certains jouaient la comédie, vous savez. Mais certains, vous voyez, parlaient de la crise de la dette, du SIDA…

Amauta : Et cela ouvrait un espace pour la créativité, pour les gens…

Chomsky : C’est une participation directe à la créativité. Et c’était quelque chose de plutôt inventif. Je ne sais pas si ça continue, mais c’est l’un des nombreux modèles possibles.

© Noam Chomsky


Traduit par Raphaël Massi pour www.ramassi.net


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