Par Noam Chomsky
Le texte ci-contre est paru dans Carlos Otero (dir.), Chomsky on Democracy and Education, Falmer Press, 2002, sous le titre « Propaganda and the Control of the Public Mind ».
Chomsky on Democracy, février 1997
Résumé : Toute l’histoire du mouvement syndical nous l’apprend. Et c’est ce que la main-d’œuvre ouvrière de Lowell avait parfaitement compris il y a 150 ans de cela. Il s’agit d’une bataille très importante, car il ne suffit pas simplement d’affronter des gens qui invoquent la « Loi sur le droit-de-travailler » – pour briser les grèves. Il faut aussi se battre contre nos cinq heures quotidiennes de télévision, l’industrie cinématographique, les manuels et le système scolaires ainsi que tout le reste.
Il faut bien comprendre que la guerre menée contre les travailleurs est une vraie guerre. Cette guerre est en même temps ancienne et nouvelle et, si elle se mène de façon parfaitement consciente à peu près partout, c’est plus particulièrement vrai aux États-Unis. Les milieux d’affaires y ont une conscience de classe très marquée et en même temps c’est un pays très libre, ce qui permet d’obtenir beaucoup d’informations. Ils parlent et on peut avoir accès à leurs propos. Ils considèrent depuis longtemps qu’ils mènent une guerre de classe très âpre, même s’ils ne veulent pas que ça se sache.
Parfois cependant, cela apparaît plus publiquement, comme il y a une vingtaine d’années lorsque Doug Fraser démissionna du Labor Management Council en accusant les dirigeants patronaux d’avoir déclenché une guerre totale contre les travailleurs, les pauvres, les chômeurs, les minorités etmême contre la classemoyenne [1]. Il leur reprochait également d’avoir déchiré le fragile contrat social élaboré au cours d’une période de croissance et de prospérité et qui avait en fait été arraché (mais il n’en disait rien) à la suite de luttes sociales très intenses menés dans l’environnement très dur des années 1930.
La seule chose que l’on puisse reprocher à la prise de position de Doug Fraser, c’est qu’elle arrivait bien trop tard. La guerre dont il parle avait commencé – et de manière ouverte – dès l’époque de l’élaboration de ce fragile contrat social, c’est-à-dire dès les années 1930. Nul besoin de consulter des archives secrètes pour le savoir. Pas plus qu’il n’est nécessaire de s’être trouvé du mauvais côté de la matraque lorsque les grèves furent brisées par la force à la fin des années 1930. Cela se déroulait dans la rue. Si ces événements sont pourtant si peu connus, c’est que ni le système éducatif, ni les universitaires (ceux de Harvard par exemple) ne leur prêtent la moindre attention. Ce n’est tout bonnement pas un sujet d’étude.
À l’évidence, la propagande entrepreneuriale est l’un des principaux éléments de l’histoire des États-Unis au XXe siècle. C’est un secteur industriel considérable. Bien sûr, elle s’affiche dans les médias commerciaux, mais elle concerne également tout l’éventail des moyens de communication à destination du public : l’industrie du divertissement, la télévision, une part importante de ce qui circule dans les écoles, et beaucoup de ce qui paraît dans les journaux. Tout cela ou presque est directement servi par l’industrie des relations publiques, née aux États-Unis au tout début du XXe siècle pour ne réellement prendre son essor qu’à partir des années 1920. Cette industrie touche désormais le monde entier mais sans commune mesure avec les États-Unis.
Dès le départ, l’objectif aussi explicite que parfaitement conscient de cette industrie fut de « contrôler l’esprit public » – comme on disait alors. Dès les premières années du xxe le siècle, cet « esprit public » fut considéré comme la plus grande des menaces qui pesaient sur les entreprises. La puissance des milieux patronaux était considérable, et comme nous vivons dans un pays très libre (comparé à la plupart des autres), il est difficile – ce qui veut pas dire impossible – d’avoir recours à la violence d’État pour écraser les aspirations populaires à la liberté, au droit et à la justice. Il fut ainsi assez rapidement évident qu’il faudrait contrôler l’esprit des gens. Je dois admettre que cela n’a rien de nouveau. Tout cela se trouve déjà chez David Hume et la pensée des Lumières. Même à l’époque des tout premiers frémissements annonciateurs de la révolution démocratique dans l’Angleterre du XVIIe siècle on s’inquiétait déjà de ne pas parvenir à contrôler le peuple par la force et on recherchait d’autres moyens de le faire – contrôler les pensées, les sentiments et les comportements sociaux des gens. Il fallut donc inventer différents mécanismes de contrôle destinés à remplacer le si efficace recours à la force et à la violence. Celui-ci, très prisé par le passé, n’a cessé depuis, fort heureusement, de décliner avec les années – mais pas partout…
Il suffit de ne pas trop s’éloigner de l’élite de Cambridge pour en apprendre long à ce sujet. La principale figure de l’industrie des relations publiques est en effet un très éminent libéral de Cambridge – libéral à la sauce Roosevelt-Kennedy – décédé récemment. Il s’agit d’Edward Bernays, qui écrivit dans les années 1920 un manuel sur l’industrie des relations publiques. Un classique qui vaut vraiment d’être lu. Et je ne parle pas ici d’une personnalité politiquement à droitemais bien de l’aile libérale située à gauche de l’échiquier politique américain. Ce livre s’intitule Propaganda [2].
(Je dois souligner que la terminologie a changé dans ce domaine au cours de la Seconde Guerre mondiale, avant laquelle le terme de propagande était assez ouvertement et librement utilisé pour évoquer le contrôle de l’« esprit public ». Par la faute de Hitler, le terme finit par avoir d’assez malheureuses connotations, et on s’est décidé finalement à l’abandonner. De nos jours, on utilise d’autres termes, mais quand on lit les travaux de sciences sociales et les écrits produits par l’industrie des relations publiques des années 1920 et 1930, on constate que leurs auteurs qualifient ce qu’ils font de « propagande [3] ».)
Le Propaganda de Bernays est un manuel à l’usage de l’industrie naissante des relations publiques. Il ouvre son livre en insistant sur le fait que la manipulation consciente de l’opinion et des comportements sociaux des masses est le trait central des sociétés démocratiques. Il va même jusqu’à parler plus loin d’« essence de la démocratie ». En bref, il affirme que nous avons les moyens de le faire. Nous avons les moyens d’enrégimenter l’esprits des hommes aussi efficacement que l’armée le fait pour leurs corps. Et nous devons le faire car non seulement c’est le trait essentiel de la démocratiemais (cela se trouve dans une note en bas de page) c’est aussi le moyen de maintenir en place les institutions du pouvoir, de l’autorité, de l’argent et du reste, aussi rude que puisse être la méthode.
Ce qu’on appelle aujourd’hui « système capitaliste industriel » est ce système dans lequel les puissances privées dominent le gouvernement au travers de leurs intérêts coalisés tout en profitant de ses largesses. C’est une assez bonne peinture de la situation en 1997. Malgré tous les changements qui sont survenus depuis 1792, on constate dans ce domaine une remarquable stabilité, y compris au niveau du principe énoncé par James Madison [4], selon lequel la principale mission d’un gouvernement est de protéger la minorité riche contre la majorité. L’opinion de plus en plus dominante et partagée, en particulier parmi les libéraux (comme Bernays par exemple), est qu’il est nécessaire de contrôler l’esprit des gens tant il serait risqué de ne pas le faire.
Jetons par exemple un coup d’oeil à l’Encyclopedia of Social Sciences, une grande encyclopédie de 1933 – publiée par conséquent avant la Seconde Guerre mondiale. On y trouve bien une entrée à « propagande ». Rappelons que c’était alors un terme dont on pouvait user. L’article fut rédigé par un politologue libéral de renom et l’un des fondateurs de la science et de la communication politiques modernes : Harold Lasswell. Voila ce qu’il dit en substance (je paraphrase mais cela reste assez proche du texte) : « Nous ne devons pas succomber aux dogmatismes démocratiques selon lesquels les gens seraient lesmeilleurs juges en ce qui concerne leurs intérêts propres, car en vérité ce n’est pas vrai. C’est nous, les types intelligents, qui sommes lesmeilleurs juges de leurs intérêts. Et nous devons en conséquence nous assurer que ces imbéciles dehors ne se mettent pas dans le pétrin en utilisant effectivement leur droit de vote tout théorique pour intervenir dans ce qui ne les regarde pas. Il faut donc les maintenir à l’extérieur de l’arène publique et veiller à ce que nous, les types intelligents, soyons seuls à nous occuper de tout. Bien entendu, c’est pour leur bien. On ne laisse pas sa petite-fille de trois ans traverser la rue en courant. L’envie peut certainement lui prendre, mais il serait imprudent de lui en laisser ne serait-ce que le choix. Il en va de même pour les masses. Il faut en garder le contrôle sur les lieux de travail ; les maintenir en dehors de l’arène politique. De toute façon, ils ne comprendront jamais à quel point il est nécessaire de protéger la minorité riche contre la majorité. En revanche, ils pourraient sans doute ressentir ces étranges pulsions de nivellement par le bas et faire toutes sortes de choses capables de mettre le monde sens dessus dessous de bien des manières horribles. Ainsi, c’est dans leur intérêt que nous devons enrégimenter leurs esprits comme l’armée enrégimente leurs corps et nous assurer qu’ils restent sous notre contrôle. Il faut qu’il soit bien clair qu’ils ne participeront pas à la gestion des affaires sur leur lieu de travail et encore moins dans l’arène politique. Ils doivent rester en dehors de tout cela. »
La détermination avec laquelle cet objectif a été poursuivi est assez renversante. Immédiatement après la chute de la «maison syndicat » dans les années 1920 [5], quand le mouvement ouvrier fut bel et bien écrasé, les gens furent « privatisés » et ils essayèrent de s’habituer individuellement à « une Amérique moins démocratique » – comme l’ont souligné David Montgomery et quelques autres [6]. Ce fut une période durant laquelle on marquait un profond respect pour des idées telles que la fin de l’histoire et l’utopie des maîtres : « C’est fini. Les braves types que nous sommes l’avons emporté. Tous les autres sont à nos pieds. » Le même genre de choses que l’on peut lire aujourd’hui.
Quelques années plus tard, tout l’édifice s’effondrait et on assistait au retour des luttes ouvrières et autres activismes populaires. Peu ou prou, il fallut bien composer avec cette populace qui franchissait la ligne jaune avec ses grèves sur le tas. Il en résulta le fragile contrat social qu’évoquait Doug Fraser, c’est-à-dire une législation du travail et un système social minimal. Cela fut appliqué. Il ne s’agissait nullement d’un cadeau. Ce sont les luttes qui l’imposèrent. (En réalité, les travailleurs américains des années 1930 commençaient tout juste a pouvoir jouir de droits existant depuis longtemps ailleurs, et ce même dans des sociétés bien plus brutales. En lisant la presse de gauche britannique du début du XXe siècle on réalise à quel point elle restait incrédule devant les mauvais traitements infligés aux travailleurs américains.)
Malgré tout donc, dans les années 1930, les États-Unis connurent à leur tour jusqu’à un certain point la tendance dominante dans les sociétés industrielles en matière de législation sociale. L’hystérie frappa les « maîtres » en 1935-1936. (Répétons-le : ce sont là des choses que tout le monde apprendrait à l’école élémentaire dans une société réellement libre parce qu’elles sont essentielles dans la structuration d’une société.) Dans les journaux de la presse financière on évoquait les dangers qui menaçaient les industriels et la montée du pouvoir politique des masses. On parlait également de ce que « nous » (c’est-à-dire eux) devions faire pour sauver notre peau et protéger notre mode de vie. Comme le temps pressait, il se mirent immédiatement au travail.
La fin des années 1930 vit le lancement d’une grande campagne contre les syndicats fondée sur de nouvelles techniques. On usa bien encore de la force mais il devint vite évident que cela ne marcherait plus aussi bien qu’avant. Aussi s’appuya-t-on davantage sur la propagande. L’idée centrale de cette campagne fut baptisée « formule de Mohawk Valley [7] » ; elle avait été mise au point par quelques virtuoses des relations publiques autour de 1936-1937, à l’occasion de grèves de la sidérurgie, pour trouver ce qu’ils appelaient des méthodes « scientifiques » pour briser les grèves : « Nous [c’est-à-dire eux] ne nous contentons plus d’arriver avec nos matraques, de tirer sur les gens ou de leur taper sur le crâne. Nous utilisons désormais uneméthode scientifique parce que l’anciennemanière ne marche plus. » Il s’agissait principalement de monter la population contre les grévistes et les responsables syndicaux afin de renvoyer d’eux une image devenue aujourd’hui omniprésente. Difficile d’allumer la télé sans se retrouver face à cette image. Nous en sommes inondés depuis cette époque.
Il s’agit au fond de présenter une image du monde qui ressemble à quelque chose de ce type : « Il y a nous. Une grande famille heureuse formant une communauté. L’honnête travailleur quittant quotidiennement son domicile pour se rendre au travail avec sa gamelle ; sa fidèle épouse préparant les repas et s’occupant des enfants ; le patron, un acharné du travail qui trime nuit et jour dans l’intérêt de ses salariés et de la communauté ; et bien sûr le banquier si sympathique, courant dans tous les sens pour trouver quelqu’un à qui prêter son argent. Cela, c’est nous. Nous vivons dans une harmonie totale [à l’époque on entendait partout ce mot “harmonie”]. Nous sommes tous ensemble. C’est cela l’américanisme. » Arrêtons-nous sur ce mot : « américanisme ». Un mot assez étrange finalement. Autant que je sache, c’est exactement le genre de mot que l’on n’emploie que dans les sociétés totalitaires. En Union soviétique, par exemple, l’« antisoviétisme » était considéré comme le plus grave des crimes. Les généraux brésiliens avaient également un concept du même genre : « antibrésilien ». En revanche, essayez de publier un livre sur l’« anti-italianisme », par exemple, et observez ce qui se passe dans les rues de Rome et de Milan. Les gens ne se donneront même pas la peine d’en rire. C’est une notion tout simplement ridicule. Les notions d’« italianisme » ou de « norvégitude » seraient tournées en ridicule dans les sociétés dont les citoyens gardent encore en mémoire quelques bribes de culture démocratique (et je ne parle pas ici du système politique formel). En revanche, ces notions existent dans les sociétés totalitaires et, autant que je sache, les États-Unis sont la seule société libre dans laquelle des notions telles que l’« américanisme » et l’« anti-américanisme » vont de pair avec l’idée d’harmonie et le souci de se débarrasser des « outsiders » [8]. Une autre de ces méthode dites « scientifiques » consiste tout bonnement à faire naître la haine et la peur chez les gens. La société américaine est une société très mêlée (plus qu’en Europe, il suffit de comparer les grandes villes), c’est pourquoi les propagandistes peuvent très facilement pousser les gens à haïr le type d’à côté sous prétexte qu’il a l’air un peu différent. De vastes campagnes de propagande n’eurent pas d’autres objectifs que d’engendrer la division entre les gens.Mais, finalement, ce ne sont là que des techniques fort banales de contrôle social.
Pour en revenir à la « formule de laMohawk Valley », il s’agissait de s’introduire dans une population au sein de laquelle se déroulait une grève, de la noyer sous la propagande, d’occuper lesmédias, les églises, les écoles, et d’y répandre ce discours sur l’« harmonie », sur les « sales types » de l’extérieur qui veulent briser l’« harmonie » de nos vies : « Des types comme ce syndicaliste par exemple – sûrement un communiste, ou un anarchiste en tout cas ; et probablement un anti-américain –, il essaye de détruire toute les choses merveilleuses que nous possédons. Il faut nous unir et le jeter dehors. Nous devons protéger notremode de vie contre ce genre de choses.
La religion a pas mal servi également dans ce processus. Il faut toujours garder en mémoire que les États-Unis sont un pays extrêmement fondamentaliste. Les statistiques comparées nous apprennent qu’en règle générale le fondamentalisme religieux décline en fonction du degré d’industrialisation. La corrélation est très étroite.Mais les États-Unis sont totalement à part. Sur ce point, le pays se retrouve au même niveau que les sociétés paysannes les plus pauvres. L’Amérique est probablement plus fondamentaliste que l’Iran lui-même. Ce phénomène a des raisons difficiles à saisir. Mais l’un de ses facteurs principaux en est sans doute qu’il a été consciemment organisé par les responsables du monde des affaires dès le XIXe siècle. Le prédicateur évangéliste favori de John D. Rockefeller – et que ce dernier finançait très généreusement – était un type qui déclarait que les gens devaient avoir des idées plus éclairées que le militantisme syndical. Ces « idées plus éclairées » étaient les suivantes : aller à l’église, écouter les ordres et leur obéir en la fermant. Le cas est fort intéressant car c’est justement la méthode employée contre les syndicats des usines de la Mohawk Valley en 1934 qui fournit lemodèle utilisé plus tard pour briser les grèves et écraser le mouvement ouvrier dans la période d’après-guerre.
Mais je ne connais aucune étude sur cette question. Et vous ? En réalité ce sont des sujets qui ne sont pas traités. Force est de constater que tout ce qui est important, tout ce qui touche vraiment à la vie des gens est considéré comme hors-sujet.Mais finalement, c’est assez normal. Vous ne voudriez quand même pas que les gens le sachent ? Vous ne voulez pas qu’il voient le « mauvais » côté des choses ? Ce n’est même pas une conspiration. C’est tout simplement du bon sens. Si vous jouissez d’un certain pouvoir, d’une certaine autorité et de privilèges, vous ne pouvez que souhaiter que les gens n’apprennent pas des choses qui pourraient les « blesser ». Ce sont vraiment des enfants. Et « nous » devons prendre les décisions à leur place.
Ce projet mobilise une masse impressionnante d’énergie et d’argent. C’est une autre technique pour essayer de maintenir les individus à la marge. Pour les tenir le plus possible à l’écart des luttes sociales et politiques qui pourraient améliorer leur sort et pour les empêcher de se rassembler, en les divisant de toutes sortes de manières…
Il y a quelque temps, je me suis imposé le supplice de lire quotidiennement le New York Times pour des raisons de type masochiste que je ne tenterai même pas d’expliquer ici. Le journal s’est offert une sorte de grand manitou journaliste, dans le genre penseur incontournable. Ce type s’appelle Thomas Friedman. Il a encore signé un article il y a trois ou quatre jours. Un véritable morceau de choix dans lequel il écrit que, la guerre froide étant finie, le fossé n’est plus entre les faucons et les colombes mais entre les intégrationnistes et les anti-intégrationnistes. Ce qui signifie (selon Friedman) entre d’un côté ceux qui sont favorables à davantage de mondialisation et de (ce qu’ils appellent) « libre-échange » (qui n’en est bien sûr pas un), et de l’autre ceux qui veulent le freiner voire y mettre fin. C’est là le premier fossé. Le second sépare ceux qui sont pour un filet de protection sociale et ceux qui pensent que tout le monde devrait « se débrouiller tout seul » et chercher à « grappiller tout ce qu’il est possible de grappiller »…
Le fameux Newt Gingrich est donc classé parmi les « intégrationnistes » et ceux qui disent « chacun pour soi ; tant pis pour les autres » [9]. On a tout de suite la tentation de vérifier s’il s’agit bien là de la position de Gingrich. Sur la question de savoir si, par exemple, Gingrich est un intégrationniste partisan du libre-échange, on peut se demander comment il a réagi lorsque l’administration Reagan s’est lancée dans la plus grande vague de protectionnisme qu’ait connue le pays depuis les années 1930. Il s’agissait d’un protectionnisme pur et dur, où une phénoménale augmentation des aides publiques aux puissances privées et aux secteurs industriels s’accompagnait en même temps de la plus grande nationalisation de l’histoire du pays (la prise enmain de la Continental Illinois Bank). Tout cela vous en conviendrez est radicalement anti-intégrationniste. Et comment Newt Gingrich a-t-il réagi ? Nous sommes en droit de poser la question et la réponse est qu’il trouva cette politique fort à son goût.
Et que pensait-il de la question du filet social ? Gingrich estime-t-on que les gens doivent se débrouiller tout seuls et se conduire en entrepreneurs résolus ? Il est également possible de vérifier cela. Gingrich est le représentant de Cobb County en Géorgie et il mérite haut la main le titre de champion national dans l’art de faire profiter son électorat prospère des subventions fédérales. Pour être très précis, parmi tous les comtés ruraux des États-Unis, Cobb County se place au troisième rang des bénéficiaires de l’aide publique fédérale, tout de suite après Arlington en Virginie, qui est un comté placé partiellement sous autorité fédérale (s’y trouve le Pentagone, c’est pourquoi il reçoit une aide fédérale généreuse) et Brevard County en Floride, qui est en fait le siège du centre spatial américain et donc également partiellement placé sous la tutelle du gouvernement. Si donc on sort de la sphère gouvernementale elle-même, Cobb County se place au premier rang. Ce comté reçoit plus de subventions publiques que n’importe quel autre. Le plus gros employeur de Cobb County se trouve être Lockheed, qui est une de ces société subventionnées par l’argent public mais dont les profits sont, en revanche, privatisés. Lockheed vend des avions commerciaux mais tout le monde connaît la manière dont fonctionne réellement le système : la technologie est d’abord développée par la recherche militaire puis offerte aux entreprises privées lorsqu’elle a fait la preuve de son bon fonctionnement. C’est d’ailleurs vrai pour tout : les avions, les ordinateurs, l’Internet et tout ce que vous pouvez imaginer. Cobb County est exactement au coeur de ce système.
Alors, Gingrich est-il vraiment favorable à ce que l’individu se débrouille et lutte tout seul dans ce monde cruel ? Foutaise. C’est le plus grand dévoreur d’aides publiques du pays. Et ce n’est pas une figure de style, c’est la vérité. Sauf qu’il veut que le système social ne profite qu’aux plus riches. De la manière dont fonctionne notre système – prenez n’importe quel secteur industriel très dynamique et vous découvrirez comme moi qu’il repose sur l’obtention massive de subventions publiques et la privatisation des profits –, le secteur public paie les coûts, prend les risques, et le secteur privé engrange les profits – s’il y en a. Le Cobb County n’est que l’illustration la plus poussée de ce fonctionnement…
Impossible d’être un bon propagandiste sans avoir cela dans le sang. Il est très difficile de mentir. Je pense que nous le savons tous par expérience : mentir aux gens n’est pas facile. Nous mentons pourtant tous en permanence – sauf à être une sorte d’ange déglingué ; mais ce que nous faisons d’abord, et je sais que vous le savez aussi bien que moi, c’est nous convaincre nous-mêmes que ce que nous disons est vrai. Vous avez six ans et vous venez de voler un jouet à votre frère. Votre mère arrive et se met à hurler après vous. Vous ne dites pas : « Je voulais un jouet et il en avait un, alors je le lui ai pris parce que je suis le plus fort. » Mais vous dites : « En fait ce n’était pas son jouet, et en plus il m’en avait aussi pris un, et de toute façon j’en avais plus besoin que lui ; c’est pour ça que j’ai eu raison de lui prendre ce jouet. » Si vous n’avez jamais vécu cette expérience, c’est que nous ne sommes pas de la même espèce.
Ce genre d’expérience, quand elle se prolonge, peut permettre de devenir journaliste de premier plan au New York Times. On ne peut d’ailleurs pas parvenir jusque dans ces cercles sans être profondément sous l’influence de la doctrine et de la propagande au point que l’on ne peutmême plus penser en d’autres termes. C’est pourquoi, lorsqu’on énonce ces explications, on peut voir des éditorialistes libéraux du New York Times asséner avec colère : « Personne ne me dit ce que je dois écrire. Je ne dis que ce que je pense. » Et c’est vrai. Si ceux qui possèdent un réel pouvoir n’étaient pas intimement persuadés que des éditorialistes vont dire ce qu’il faut dire, ceux-ci ne seraientmême pas en position de dire quoi que ce soit.
Comment cet endoctrinement peut-il fonctionner aussi bien ? Cela commence dès l’enfance, à l’école maternelle, devant la télévision. Il y a une sélection par la docilité dès le début. Quand je pense à ma propre expérience scolaire ou à certaines autres que je connais, je constate qu’il existait une sélection par l’obéissance. J’ai fini par me retrouver dans des universités chics comme celle-ci. Et j’y suis parvenu en me taisant. Si je pensais que le prof du collège était un abruti – ce que je pensais le plus souvent –, je ne le disais pas (et quand je le faisais j’étais mis à la porte). J’ai appris à ne rien dire. À dire « oui ». À faire toutes les choses stupides que l’on me demandait sachant que c’était le seul moyen d’avancer. J’ai avancé et pour finir j’ai fait ceci ou cela. Si vous avez une quelconque aptitude à faire ce genre de chose et que vous êtes suffisamment discipliné et passif, vous pourrez atteindre les plus hauts échelons de la hiérarchie.
Mais il est des gens qui ne peuvent pas et ils ont alors de sérieux problèmes. On parle de gens à « problèmes comportementaux », ou de « perturbateurs ». On leur donne des médicaments parce qu’ils sont trop indépendants. Les gens trop indépendants sont décidément gênants. Ils perturbent le système. Il faut donc les écarter d’unemanière ou d’une autre.
Quand on regarde une série à la télévision, par exemple, on ne pense pas : « Je suis en ce moment victime de la formule de Mohawk Valley. » Pourtant, en réalité vous l’êtes. Car, ce que l’on regarde, c’est une image de la vie qui nous est insufflée jour après jour.
Les gens ont des problèmes personnels mais rien qui les incite à lutter ensemble contre le nouvel esprit du temps. Quand a-t-on pu voir une série sur ce thème pour la dernière fois ? Tout ce que nous regardons c’est un flot continu concocté par l’industrie des relations publiques.
Un des objectifs majeurs de la formidable propagande diffusée par l’industrie des relations publiques après la Seconde Guerre mondiale était de diaboliser (au sens strict) le mouvement ouvrier. Et les militants le savaient parfaitement. Mais, encore à cette époque, il existait une presse syndicale assez importante. À la fin des années 1950, on comptait toujours environ huit cents journaux syndicaux, lus par quelque vingt ou trente millions de personnes chaque semaine. Ce n’était pas des médias commerciaux mais ils étaient relativement importants. Leur lecture reste d’ailleurs très intéressante. Notez que je ne parle pas de la presse radicale ou gauchiste mais uniquement des journaux syndicaux issus du mouvement syndicaliste américain relativement conservateur. Ils parlaient de développer des « antidotes » contre le poison distillé par la « presse captive » et les médias commerciaux qui tentaient de diaboliser les syndicats à chaque occasion et essayaient de saper nos progrès et nos acquis. Cette presse dénonçait également les crimes commis par les dirigeants patronaux qui dominent la société.
Il existe d’ailleurs un bon livre sur ce sujet. (À cette occasion on apprend pas mal de chose sur le monde universitaire.) La première étude américaine dont j’ai entendu parler sur ce thème majeur de l’histoire moderne vient juste de paraître chez University of Illinois Press sous le titre Selling Free Enterprise et c’est une certaine Elizabeth Fones-Wolf qui en est l’auteur [10]. Le ton est relativement apolitique et elle n’a aucun point de vue particulier sur le sujet. Mais ce sont surtout les documents que l’on y trouve qui sont instructifs.
Il faut se souvenir que les États-Unis, comme le reste du monde en général, sont sortis de la Seconde Guerre mondiale avec un esprit plutôt social-démocrate. Un nombre abominable d’Américains, disons la moitié peut-être, pensaient qu’il fallait instituer une sorte de contrôle populaire sur les activités industrielles. Et les programmes sociaux bénéficiaient d’un énorme soutien. Il fallait au plus vite faire sortir toutes ces idées du crâne des gens. Le monde des relations publiques déclara : « Il ne reste que trois ou cinq ans pour sauver notre mode de vie. Il faut nous battre et gagner rapidement l’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain et rabâcher à toute occasion aux gens le conte de fées du capitalisme au point qu’ils ne puissent plus que le répéter en toutes circonstances. »
Et ce n’était pas de la rigolade. Au début des années 1950, par exemple, environ un tiers des manuels utilisés dans les écoles élémentaires américaines sortait tout droit des officines de la propagande entrepreneuriale. Les ligues sportives étaient sous contrôle. Les Églises était sous contrôle. Les universités étaient attaquées de toutes parts. Il s’agissait d’une phénoménale offensive pour remporter l’éternel combat pour le contrôle de l’esprit humain. Et ce combat continue.
Une démocratie est particulièrement en danger lorsque ses réseauxmédiatiques se retrouvent aux mains des tyrannies privées. Ces réseaux constituent un autre de ces grands systèmes édifiés avec des fonds publics. La plupart des analystes desmédias, la têtes bien vissée sur les épaules, constatent – et vont même jusqu’à nous en informer – que tout cela finira sans doute auxmains d’une demi-douzaine de conglomérats internationaux. La situation est pire encore que dans le cas des oligopoles de l’informatique et de la sidérurgie car il s’agit ce coup-ci d’un nouveau mode d’information et de communication que l’on offre en cadeau aux puissances privées.
Nous avons tous entendu parler du Telecommunications Act de 1996 [11]. Cette extraordinaire réussite législative de feu le Congrès, qui n’a jamais été publiquement débattue comme aurait du l’être une telle question d’intérêt public. La plupart des commentaires sur cette loi émanaient des pages affaires des journaux. Il semble qu’il ne soit pas d’intérêt public de savoir si les principaux réseaux d’information et d’échanges vont être offerts à Ruppert Murdoch. La seule chose dont on a effectivement parlé ce fut de savoir si on devait les offrir à six entreprises ou bien a douze et si on devait le faire comme ceci ou comme cela. Lorsque ce genre de question ne vient même plus à l’esprit des gens, c’est que l’on a affaire à un véritable endoctrinement. C’est encore pire que d’abandonner le pouvoir de décision aux tyrannies privées car, dans le cas qui nous intéresse, il s’agit également de leur abandonner les outils dont elles vont se servir pour contrôler l’esprit humain, alors que ces systèmes pourraient également servir à la libération des hommes…
Nous vivons dans une société sur laquelle le monde des affaires exerce une très grande influence. Selon des données statistiques que j’ai pu consulter, un dollar sur six injectés dans notre économie est consacré au marketing. C’est une dépense totalement inefficace. Le marketing ne produit rien, aucun bien public. Il s’agit d’une forme de manipulation et de leurre. D’une tentative de créer des besoins artificiels, de contrôler la manière dont les gens pensent et regardent les choses. Une très grande part de ce marketing n’est finalement rien d’autre que de la propagande ou de la publicité. En outre, la plupart des dépenses consacrées au marketing ne sont pas soumises à l’impôt. Cela signifie que vous payez pour avoir le privilège d’être soumis à la propagande et pour voir tous ces trucs se déverser sur vous. Et il ne s’agit pas de petites sommes. En 1992, je crois qu’il s’agissait d’un trillion de dollars – c’est-à-dire un milliard de milliards. Lorsque quelqu’un poursuit à ce point l’objectif de contrôler les esprits, de manipuler les désirs et de réaliser effectivement tous les trucs dont parlent les livres consacrés aux relations publiques et les revues de sciences sociales (car les relations publiques sont devenues un objet de recherche très répandu dans le milieu universitaire) ; en un mot, lorsqu’il s’est fixé de tels enjeux, il est prêt à travailler aussi dur que possible. Et lutter contre lui sera tout aussi dur. C’est d’ailleurs ce qui rend particulièrement difficile de décider de se lancer dans la bataille. Il faut en effet passer par dessus un très grand nombre de résistances psychologiques.
Toute l’histoire du mouvement syndical nous l’apprend. Et c’est ce que la main-d’oeuvre ouvrière de Lowell avait parfaitement compris il y a 150 ans de cela [12]. Mais il s’agit d’une bataille très importante, car il ne suffit pas simplement d’affronter des gens qui invoquent la « Loi sur le droit-de-travailler » – pour briser les grèves. Il faut aussi se battre contre nos cinq heures quotidiennes de télévision, l’industrie cinématographique, les manuels et le système scolaires ainsi que tout le reste. La masse d’énergie qu’il faudra pour emporter le combat pour l’esprit humain est énorme. Jusqu’ici, je pensais que j’en savais déjà pas mal sur ce sujet mais, lorsque j’ai lu le livre d’Elizabeth Fones-Wolf, j’ai tout de même été stupéfait par l’ampleur des efforts et la volonté délirante de gagner cette éternelle bataille dont font preuve les milieux d’affaires. C’est véritablement stupéfiant. Pourtant, si l’on songe aux enjeux de ce combat il n’y a pas de quoi être surpris.
Notes
1. Doug Fraser est l’ancien président du syndicat de l’automobile United Auto Workers. Un peu à l’image de notre Conseil économique et social, le Labor Management Coucil réunit dans une même asssemblée des représentants des syndicats de salariés et ceux des milieux patronaux avec pour mission de faire des propositions de politiques économiques et de lois à caractère social.
2. Edward Bernays, Propaganda, Kessinger Publishing, 2004. 3. « Propagande » désigne à l’origine la congrégation romaine fondée pour la propagation de la foi chrétienne en 1622. Avec l’avènement de la communication de masse, le terme a désigné jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale toute campagne de communication, privée ou publique. Le terme est toujours utilisé en France pour désigner le matériel électoral (tracts, affiches, professions de foi).
4. Considéré comme l’un des Pères de la Constitution, James Madison en a fortement influencé la rédaction au travers de ses articles plus connus sous le nom de Federalist Papers. C’est dans l’un de ces mêmes articles qu’il émet le principe dont il est question ici. Madison sera président des États-Unis de 1809 à 1817.
5. Après les grandes grèves de 1919, qui furent réprimées dans le sang, les syndicats et les partis de gauche furent systématiquement harcelés par les autorités. Si bien que, dans les années 1920, le syndicat IWWavait été complètement balayé et le parti socialiste était en voie de désintégration.
6. DavidMontgomery, The Fall of the House of Labor : TheWorkplace, the State, and American Labor Activism, 1865-1925, Cambridge University Press, 1989. (Lire aussi Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis. De 1492 à nos jours, Agone, 2002, chap. XIII et XIV.)
7. En 1934, en pleinmouvement de grève quasi généralisée aux États-Unis, éclatait dans les usines Remington Rand de laMohawk Valley, à l’initiative de l’International Association of Machinists, l’une des grèves les plus dures de la période. C’est à cette occasion que Rand conçut pour la briser ce qu’il appela lui-même la « Mohawk Valley Formula ».
8. Sur une critique d’époque de l’« américanisme » lire Daniel Raeburn, « In memoriam Henry Louis Mencken », Agone, n° 31/32, « L’exemple américain », 2004.
9. Ancien président de la Chambre des représentants,Newt Gingrich fut longtemps une figure de premier plan de la droite conservatrice américaine. En 1997, il était à l’apogée de son influence politique ; mais celle-ci s’est beaucoup réduite depuis.
10. Elizabeth Fones-Wolf, Selling Free Enterprise : The Business Assault on Labor and Liberalism, 1945-1660, University of Illinois Press, 1995.
11. Lire sur ce point Thomas Frank, Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché, Agone, 2003, p. 9-11.
12. En 1934, les ouvriers des usines de textile de Lowell s’étaient mis en grève, rejoignant ainsi le mouvement de grève quasi généralisé de cette année-là – lire supra, notes 5 et 6.
© Noam Chomsky
Traduit par Frédéric Cotton pour Agone