[1977] Stratégie pétrolière ou politique de paix ?

Le président Carter et le Proche-Orient

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, Avril 1977 Imprimer

Le gouvernement Carter, pense-t-on communément, va faire du règlement du conflit israélo-arabe un des objectifs prioritaires de sa politique étrangère. Une des premières décisions du président a été d’envoyer le secrétaire d’Etat, M. Cyrus Vance, au Proche-Orient pour des entretiens avec les parties concernées, et, peu après, le premier ministre israélien, M. Itzhak Rabin, s’est rendu aux Etats-Unis. Les déclarations ambiguës faites à cette occasion par le président Carter sur la forme que pourrait prendre un règlement éventuel du conflit ont suscité de vives protestations tant en Israël que dans les Etats arabes. M. Rabin a déclaré à la télévision américaine que M. Carter avait demandé à Israël de restituer « plus de territoires [que] nous ne sommes prêts à en céder » et qu’« Israël ne retournera pas inconditionnellement aux positions tenues avant la guerre de 1967 ». La veille, le président Sadate avait rejeté la Proposition de M. Carter en termes non moins fermes, déclarant que « nous ne céderons pas un seul pouce de terre arabe » et que « les Israéliens doivent se retirer de tous les territoires occupés » (1).

De tous côtés, on reconnaît qu’il ne saurait y avoir de progrès importants vers un règlement politique sans une initiative de la part des Etats-Unis. Le gouvernement Carter prendra-t-il une telle initiative ? Tout en reconnaissant la signification capitale du conflit pour les peuples concernés et, plus généralement, pour les affaires mondiales, il faut néanmoins se rappeler qu’il ne s’agit là que de l’une des données de l’ensemble complexe des problèmes internationaux et intérieurs que connaissent les Etats-Unis. L’examen de ce contexte plus large en fonction duquel se déterminera la politique américaine conduit à émettre des doutes sérieux quant à la volonté éventuelle du gouvernement américain de modifier substantiellement un statu quo qui paraît favorable à ses intérêts.

Depuis la guerre de juin 1967, la politique américaine a évolué entre deux positions. La première, associée à l’ancien secrétaire d’Etat William Rogers, réclamait un règlement politique respectant plus ou moins les frontières d’avant juin 1967. Dans les circonstances présentes, un tel règlement impliquerait assurément un Etat palestinien organisé par l’O.L.P. sur la rive occidentale du Jourdain et dans la bande de Gaza. Les Arabes vivant dans ces régions ont fait savoir, quand ils ont pu se faire entendre, que tel était bien leur désir. Toute proposition en ce sens a été rejetée d’emblée par Israël, qui, à en juger par les récents propos de M. Rabin, n’a pas changé d’attitude.

A la fin de 1970 à l’initiative de M. Kissinger, les Etats-Unis ont abandonné tout engagement, même purement rhétorique, en faveur d’un règlement politique ; ils ont favorisé ouvertement un programme tout à fait différent, à savoir le programme israélien de développement et d’annexion à terme de portions substantielles des territoires occupés, politique qui devait conduire tout droit à la guerre d’octobre 1973.

Ces projets israéliens de développement, ainsi que de nombreuses déclarations officielles et officieuses, montrent clairement que l’objectif est de réaliser le « plan Allon », qui intégrerait à Israël les hauteurs du Golan, la bande de Gaza, des portions du nord-est du Sinaï avec une bande du Sinaï s’étendant jusqu’à Charm-EI-Cheikh (l’Ophira israélienne), la vallée du Jourdain, une vaste zone autour de Jérusalem et d’autres secteurs importants de la rive occidentale, à l’exclusion des zones où est concentrée la population arabe. Ces dernières seraient laissées sous administration civile locale ou jordanienne et sous contrôle militaire israélien, réduisant ainsi ce qu’on appelle en Israël le « problème démographique » — c’est-à-dire le problème de l’incorporation d’une forte population arabe dans un Etat juif — tout en facilitant l’afflux en Israël de la main-d’œuvre bon marché représentée par les travailleurs arabes non organisés.

La guerre d’octobre 1973 entraîna certains ajustements de la diplomatie américaine mais aucun changement fondamental. M. Kissinger parvint à imposer un accord de séparation des forces dans le Sinaï, retirant ainsi l’Egypte du conflit militaire, du moins à court terme. Les Etats-Unis intervinrent aussi pour réintégrer l’Egypte puis la Syrie dans leur camp. Jusque-là, les efforts de M. Sadate en ce sens avaient été ignorés, mais les succès arabes inattendus dans la guerre d’octobre et leurs répercussions dans le monde arabe entraînèrent une révision de la politique américaine à cet égard. L’assistance militaire américaine, dépassant de beaucoup les niveaux antérieurs, allait renforcer la position d’Israël en tant que puissance militaire dominante dans la région. L’« accord Kissinger » permettait ainsi à Israël de poursuivre activement la politique que nous venons d’évoquer, avec l’appui tacite des Etats-Unis.

Il est évident qu’une telle politique suppose la poursuite de la confrontation militaire et, très probablement, une nouvelle guerre. Pour ne citer que le cas le plus évident, il est difficile de croire que l’Egypte abandonnera ses revendications sur les parties du Sinaï qu’Israël entend incorporer définitivement à son territoire. Le programme de développement du nord-est du Sinaï, en particulier de la ville de Yamit, fut la cause immédiate des hostilités d’octobre 1973. Aujourd’hui, « les Israéliens ont discrètement étendu leur réseau national de distribution d’eau dans ce coin du Sinai, qu’ils ont peuplé pour créer une ceinture de sécurité », et l’Organisation sioniste mondiale « a demandé au gouvernement israélien d’autoriser quinze villages en sus des quinze qui sont disséminés dans cette plaine tampon ». La ville de Yamit elle-même « est prévue au stade initial comme un centre commercial et balnéaire pour mille trois cent cinquante familles », dans une région d’où les fermiers arabes ont été délogés par la force (2). Etant donnés le silence du gouvernement américain en l’affaire et, qui plus est, son soutien matériel direct, il ne fait guère de doute que ces programmes coïncident aussi avec la politique actuelle des Etats-Unis.

En janvier 1976, le Conseil de sécurité des Nations unies a examiné une résolution soutenue par les Etats arabes appelant à un règlement fondé sur la création de deux Etats dans les limites des frontières d’avant juin 1967 avec garantie internationale de « la souveraineté, de l’intégrité territoriale et de l’indépendance politique de tous les Etats de la région et de leur droit à vivre en paix dans des frontières sûres et reconnues », ces Etats incluant Israël et le futur Etat palestinien (3). Il semble bien que ce soit là, en effet, la seule alternative réaliste à la poursuite de la confrontation militaire. Israël s’est opposé vigoureusement à cette résolution, à laquelle les Etats-Unis ont mis leur veto. Ce faisant, ces derniers indiquaient clairement que, pour l’heure en tout cas, ils préféraient la confrontation militaire dans le cadre du plan Allon-Kissinger à un éventuel règlement politique. La question importante est de savoir si le gouvernement Carter va se joindre au consensus international en faveur d’un règlement politique dans l’esprit du projet de résolution soumis à l’ONU ou s’il va plutôt continuer à soutenir le statu quo, avec tous les dangers qu’il comporte.

Compagnies privées et gouvernement

La préoccupation fondamentale du gouvernement américain n’est pas Israël ni ses voisins immédiats mais plutôt le contrôle des immenses réserves d’énergie du Proche-Orient. Au cours de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis ont fermement assuré leur emprise sur les réserves de l’Arabie Saoudite – ce qui n’est guère surprenant puisque, comme le notait le département d’Etat à l’époque, ces réserves constituent « une formidable source de puissance stratégique et l’une des plus grandes richesses matérielles de l’histoire du monde » (4). Etant donnée leur mainmise sur les ressources de l’hémisphère occidental (5), les Etats-Unis contrôlaient effectivement les principales réserves d’énergie du monde non communiste, avec tout ce que cela impliquait quant à l’organisation de la société internationale.

Le monde évoluant de plus en plus vers une économie fondée sur le pétrole, en partie sous la pression du gouvernement américain, il était devenu de plus en plus important pour les Etats-Unis de contrôler cette « énorme richesse matérielle » s’ils voulaient être en mesure de dominer les affaires internationales. A cet égard, les relations entre le gouvernement américain et les compagnies pétrolières sont complexes.

Le rapport présenté en janvier 1953 au Conseil national de sécurité par le département d’Etat, la défense et l’intérieur notait que « les opérations pétrolières américaines sont, à toutes fins pratiques, des instruments de notre politique étrangère… ».

En dépit de la convergence ultime d’intérêts, des conflits sont apparus dans le passé et continuent de surgir. Depuis plusieurs années, les sociétés pétrolières américaines opérant dans le monde arabe pressent le gouvernement de modifier son soutien à l’occupation israélienne des territoires conquis en 1967. Elles ont fait remarquer que « la politique de notre gouvernement dans cette région causait de jour en jour une aggravation presque intolérable dans nos relations avec le gouvernement saoudien » et que les intérêts américains pourraient se trouver menacés (6). Jusqu’ici, ces pressions ont été ignorées. Le gouvernement américain a des préoccupations plus importantes que les difficultés rencontrées par les responsables des compagnies pétrolières et n’a jamais pris très au sérieux les mises en garde saoudiennes, directes ou par l’intermédiaire des sociétés pétrolières, selon lesquelles la domination des Etats-Unis dans la région serait menacée par leur politique envers Israël. L’avenir de la région sera déterminé dans une large mesure par le sérieux avec lequel on tient compte de ces menaces.

Les principales puissances militaires régionales, l’Iran et Israël, sont étroitement liées aux Etats-Unis — et l’une à l’autre, bien que l’« importance du programme (de coopération) irano-israélien demeure en général secrète » (7). L’Egypte et la Syrie font tout pour être absorbées dans le camp américain, de même que les principaux producteurs de pétrole de la péninsule arabique. Les régimes « radicaux » s’adaptent à la puissance américaine. Les plus grands partenaires commerciaux arabes des Etats-Unis après l’Arabie Saoudite sont l’Algérie et la Libye, et les exportations américaines en Irak sont considérables (8). Pendant ce temps, les exportations américaines en Israël, qui se montaient à 1,4 milliard de dollars en 1976, ne sont dépassées que par celles destinées à l’Arabie Saoudite et à l’Iran (2,8 milliards de dollars chacune en 1976, les ventes à l’Arabie Saoudite devant atteindre 4,8 milliards de dollars en 1977) (9). Les compagnies de construction et autres grandes sociétés américaines font des bénéfices colossaux. En outre, les investissements de l’OPEP en Occident, dans lesquels la part américaine a doublé pour atteindre 44 % au début de 1976, ont réduit les problèmes des balances des paiements et contribué à « expliquer la force du dollar » et « la reprise du marché américain des valeurs au début de l’année » (10). Bien qu’il s’agisse d’un secret bien gardé, on estime officieusement l’investissement saoudien en bons du Trésor américain entre 5 et 10 milliards de dollars (11).

Profits immédiats et intérêts à long terme

En ce qui concerne la hausse des prix pétroliers, comme on l’a souvent observé, « loin de pénaliser l’économie américaine, le quadruplement du prix mondial du pétrole a créé un marché beaucoup plus vaste pour les produits américains au Proche-Orient, ce qui a accéléré la reprise de l’économie des Etats-Unis en suscitant une nouvelle période de croissance et en faisant plus que compenser l’augmentation supplémentaire des importations de pétrole » (12). Selon les chiffres disponibles, les ventes d’armes furent un facteur essentiel dans le retour à une balance des paiements américaine positive avec les pays du Proche-Orient membres de l’OPEP en 1974 et 1975 (13). La presse spécialisée s’est largement fait l’écho de ces faits qui, à n’en pas douter, constituent autant de facteurs du rétablissement de la puissance américaine dans le monde du capitalisme international, érodée à la fin des années 60 (14).

Plus généralement, ne faut-il pas voir davantage qu’une coïncidence dans le fait que les Etats-Unis, l’Allemagne et le Japon sont « en tête de la course à la fourniture de biens de consommation et d’équipement pour une industrialisation rapide des nations productrices de pétrole » (15) ?

Les compagnies pétrolières se heurtent à des difficultés locales du fait du maintien des obstacles américains à un règlement politique de la crise israélo-arabe impliquant la reconnaissance de l’existence de deux Etats grosso modo sur les frontières de 1967, le seul qui soit possible. Mais les intérêts fondamentaux à long terme du capitalisme américain ont été bien servis jusqu’à présent par une telle politique. Comme on l’a déjà noté, ce n’est pas la première fois que les sociétés pétrolières, en dépit de leur puissance, doivent se soumettre à des intérêts plus généraux, l’Anglo-American en fit l’expérience en Iran, après le rétablissement du chah sur son trône en 1953 (16).

Certains analystes américains s’appuient sur de tels exemples pour justifier leur thèse selon laquelle le gouvernement ne fait que servir un « intérêt national » abstrait et que sa politique n’est tout au plus que marginalement influencée par les préoccupations des grandes sociétés. Mme Myra Wilkins, notamment, note que « la doctrine Truman, par exemple, engageait les Etats-Unis à défendre la Grèce et la Turquie contre le communisme et, ce taisant, assurait la sécurité des investissements des grandes entreprises pétrolières au Proche-Orient ; toutefois, le président du conseil de direction de Texaco témoigna que la promulgation de la doctrine l’avait pris par surprise » (17) — allusion à sa déposition devant le Sénat américain. Faut-il prendre ce témoignage au pied de la lettre ? La question est à débattre, mais il est très possible qu’il soit exact, auquel cas cela ne ferait que confirmer un principe naturel, qu’illustre tout ce qu’on peut savoir par ailleurs : les dirigeants de grandes sociétés se préoccupent de problèmes spécifiques tels que la maximalisation des profits, l’extension du contrôle des marchés, etc., tandis que les dirigeants de l’Etat — dont le personnel provient en grande partie de ces mêmes sociétés — se préoccupe des intérêts à long terme, généraux et durables du capitalisme américain. Le point de vue des experts en question serait plus crédible si la politique étrangère ne visait pas aussi systématiquement à « assurer la sécurité des investissements des grandes entreprises pétrolières au Proche-Orient » et ailleurs. Aussi longtemps que l’Etat se sert de sa puissance pour favoriser des « profits au-delà des rêves de l’avarice » (18), comme dans le cas des compagnies pétrolières, et pour susciter les conditions idéales à de tels profits, il est à peine nécessaire pour ceux qui s’occupent directement des affaires d’essayer d’intervenir dans celles de l’Etat.

« Extrémistes » et « irresponsables »

On fait valoir souvent que la politique américaine au Proche-Orient est dominée par une « relation spéciale » avec Israël prenant racine dans quelque engagement moral ou dans le contexte politique intérieur américain. C’est là une supposition fort douteuse. En fait, cette « relation » a changé de caractère au fil des ans. Elle s’est cristallisée sous sa forme actuelle en 1967 lorsque Israël a remporté une écrasante victoire militaire. A titre de comparaison, rappelons que l’attitude américaine fut tout autre lorsque Israël envahit l’Egypte en 1956. A l’époque, MM. Dulles et Eisenhower ne furent pas les derniers, à quelques jours de l’élection présidentielle, à exiger le retrait des Israéliens, qu’ils obtinrent dans les mois suivants. Le fait est qu’en cette occasion Israël agissait en collusion avec la Grande-Bretagne et la France, qui avaient encore l’illusion de pouvoir jouer un rôle de premier plan au Proche-Orient. Lorsque Israël occupa le Sinaï et les autres territoires en 1967, la réaction américaine fut entièrement différente. A ce moment là, Israël n’était plus étroitement alliée à des concurrents des Etats-Unis mais bel et bien à la puissance impériale elle-même.

Que les Etats-Unis aient choisi de soutenir la politique expansionniste d’Israël après sa victoire militaire en 1967, il fallait s’y attendre. Outre ses prouesses militaires, Israël est une société technologiquement avancée qui, si elle surmonte ses difficultés actuelles, demeurera une puissance régionale majeure. De 1967 à la guerre d’octobre, son avenir semblait extrêmement brillant et, même à présent, ce pays demeure un allié naturel des Etats-Unis. Les stratèges américains ont vu en Israël une barrière à la pénétration soviétique et en ont déduit que son « renoncement (…) favoriserait vraisemblablement l’accroissement de l’influence soviétique », comme le note l’un d’entre eux (19), qui ajoute que la puissance israélienne protégeait dans les années 60 les « régimes monarchiques » de Jordanie et d’Arabie Saoudite contre une « Egypte militairement forte », assurant ainsi les intérêts américains dans les principales régions productrices de pétrole. Le sénateur Henry Jackson, spécialiste des questions pétrolières au Sénat, a parmi bien d’autres souligné « la force et l’orientation pro-occidentale d’Israël dans la Méditerranée et de l’Iran dans le golfe Persique », deux « amis sûrs des Etats-Unis » qui, avec l’Arabie Saoudite, « ont servi a intimider et à contenir les éléments extrémistes et Irresponsables de certains Etats arabes (…) qui, s’ils étaient libres de le faire, feraient peser assurément une grave menace sur nos principales sources de pétrole dans le golfe Persique » (20). C’est pour de telles raisons que les Etats-Unis ont tacitement soutenu l’occupation par Israël des territoires arabes environnants ainsi que celle d’îles arabes par l’Iran en 1971. L’alliance irano-israélienne non seulement protège les Etats arabes réactionnaires alliés des Etats-Unis mais encore constitue pour eux une menace permanente les dissuadant de toute initiative jugée hostile.

Au cours des années 60, l’alliance Etats-Unis-Israël a profité aux intérêts impériaux américains non seulement au Proche-Orient mais aussi en Afrique. Les récentes révélations de sommes versées par la C.I.A. au roi Hussein ont souligné le rôle que le souverain jordanien et d’autres dirigeants arabes jouent « dans l’extension de l’influence américaine dans une région riche en pétrole depuis l’éclipse de la puissance britannique » (21). On a fait beaucoup moins attention aux rapports, rendus publics simultanément, selon lesquels « des paiements secrets par la C.I.A. de dessous-de-table se montant à des “dizaines de millions de dollars” — beaucoup plus que n’importe quelle somme versée au roi Hussein de Jordanie — ont régulièrement transité par les services de renseignement d’Israël pour être déboursés sous le contrôle du bureau du premier ministre » depuis environ 1960. Un des principaux objectifs était de « donner à l’Occident anticommuniste, par les bons offices hautement efficaces d’Israël, une égalité de chances dans la pénétration politique des Etats nouvellement indépendants d’Afrique noire » (22). Le Wall Street Journal confirme que « le but des paiements israéliens était de financer des projets d’“aide étrangère” dans certaines nations africaines » (23).

Selon les Journalistes Evans et Novak, ces « énormes subsides israéliens » étaient « destinés à financer la “pénétration” par Israël des organisations politiques, culturelles, économiques et militaires des Etats d’Afrique noire passant rapidement du colonialisme à l’indépendance ». Ils notent qu’« un des meilleurs dividendes de cet investissement de la C.I.A. est intervenu au Zaïre » (l’ancien Congo belge), où « le président Mobutu (…) n’aurait peut-être jamais pu s’imposer sans l’aide israélienne ». Le général Amin est un autre de ces « succès », qui n’a pas très bien tourné par la suite. Un autre journaliste, Edward Behr, rapporte que les paiements de la C.I.A. à Israël dans les années 65 se montaient à des millions de dollars et qu’« à la fin des années 60, des chèques de plusieurs centaines de milliers de dollars étaient fréquemment livrés par des représentants du gouvernement américain au ministère israélien des affaires étrangères à Jérusalem (…) pour être transmis à leurs destinataires africains », dont l’Ouganda et la République Centrafricaine.

Il est important de rappeler que l’augmentation des prix du pétrole, souvent attribuée dans la presse populaire occidentale aux « émirs du pétrole », n’a en fait qu’un rapport lointain avec le conflit israélo-arabe : « L’offensive au sein de l’OPEP pour accroitre les prix est venue de l’Iran et du Venezuela, pays qui ont un intérêt mineur dans le conflit israélo-arabe » (24). De surcroît, les compagnies pétrolières sont fort satisfaites des augmentations de prix et il existe des indices d’une participation probable du gouvernement américain à ces manœuvres. Certains commentateurs vont jusqu’à affirmer que « depuis 1971, les Etats-Unis ont encouragé les Etats producteurs du Proche-Orient à élever le prix du pétrole et à le maintenir élevé » (25). Comme de nombreux analystes américains et européens l’ont souligné, cette politique sert les intérêts des Etats-Unis en rétablissant leur position dominante sur leurs rivaux industriels plus dépendants qu’eux des importations pétrolières (en provenance en grande partie de sociétés américaines).

Le gouvernement américain s’inquiète depuis longtemps de l’éventualité d’initiatives indépendantes des pays d’Europe occidentale vis-à-vis du Proche-Orient et de l’Afrique. Ces craintes ont été clairement exprimées par M. Kissinger dans son important discours sur l’« Année de l’Europe », en avril 1973, où il adjurait la Communauté européenne d’en rester à ses « intérêts régionaux » tandis que les Etats-Unis assurent leurs « intérêts et responsabilités planétaires ». Plus spécifiquement, il exprimait son inquiétude devant « la possibilité d’un système clos enserrant la Communauté européenne et un nombre croissant d’autres nations d’Europe, de la Méditerranée et d’Afrique (qui se ferait vraisemblablement) aux dépens des Etats-Unis et d’autres nations exclues » (26).

Après qu’eut éclatée la crise de l’énergie, M. Kissinger lança, en janvier 1974, un nouvel avertissement contre le développement d’accords bilatéraux avec les producteurs de pétrole, bien que les Etats-Unis ne se soient pas gênés d’étendre leurs propres accords bilatéraux. La conférence de Washington, en février 1974, mit au pas les membres de la C.E.E. dans ce domaine. Dans une étude récente pour le Centre d’étude des affaires internationales de l’université Havard, M. Robert Lieber analyse l’échec de la tentative de la France d’organiser une politique européenne indépendante face à l’accord germano-américain « sur la nécessité d’un code de conduite convenu limitant les accords bilatéraux ». Pour les pays de la Communauté, « suivre la position française signifiait une rupture sérieuse avec les Etats-Unis, ce que les Allemands, puis les Britanniques, trouvèrent intolérable. (…) Finalement, étant données les ressources énergétiques de l’Amérique, sa force économique (en particulier sa vulnérabilité limitée aux difficultés internationales d’approvisionnement et de financement) et sa posture de superpuissance politique et militaire, l’orientation atlantique semblait offrir des dividendes en traitant des problèmes tangibles alors que la politique préconisée par la France ne pouvait tout simplement pas en fournir. » Plus simplement, les pressions américaines pour aligner l’Europe sur « les intérêts et les responsabilités planétaires » des Etats-Unis, fortement soutenues par l’Allemagne, étalent irrésistibles. Lieber note aussi qu’« on a largement observé que les Etats-Unis avaient bénéficié de la crise à la fois économiquement (par leurs compagnies pétrolières multinationales et l’affaiblissement de leurs rivaux économiques) et politiquement (par la réaffirmation de leur rôle dirigeant). (…) La crise renforça la domination américaine et affaiblit l’influence de la Communauté en matière de sécurité, de finance et d’économie en raison de l’absence en son sein d’une voix unique » (27).

Les risques de guerre

L’emprise militaire et économique américaine sur le Proche-Orient est, pour le moment, assez forte. Commerce et construction prospèrent. Le rapport du Sénat qu’on vient de citer estime que « le nombre de citoyens américains présents en Iran, à titre officiel ou privé, et dont une forte proportion participent aux programmes militaires, s’est également accru d’environ quinze mille à seize mille en 1972 à vingt-quatre mille en 1976 ; il pourrait facilement atteindre cinquante mille à soixante mille au plus en 1980 ». Il y a environ trente mille Américains en Arabie Saoudite, pour la plupart des employés de l’Aramco, et la pénétration de l’économie et de la défense saoudiennes par les Etats-Unis est importante. Israël, pays riche et extrêmement puissant selon les critères de la région, est virtuellement une dépendance des Etats-Unis. Il ne semble pas y avoir de menace immédiate à la domination américaine.

Ce sont là seulement quelques-uns des facteurs cruciaux qui forment la trame des conflits du Proche-Orient. Les Etats-Unis n’essaieront probablement pas de modifier un statu quo qui leur est relativement favorable. Israël compte là-dessus et va de l’avant avec ses programmes de développement dans les territoires occupés. Les Etats-Unis ont une position « de repli » satisfaisante, à savoir un règlement politique dans l’esprit de la résolution du Conseil de sécurité de l’ONU qu’ils ont rejetée en janvier 1976. Dans la situation actuelle, les risques d’une nouvelle guerre ne sont pas minces et, étant donnés le niveau d’armement dans la région et la signification stratégique et économique d’un conflit, toute guerre importante serait désastreuse. Néanmoins, il ne semble guère réaliste de s’attendre à des initiatives sérieuses du gouvernement américain visant à promouvoir le type de règlement politique qui paraît possible à l’heure actuelle.

© Noam Chomsky

(1) New York Times, 14 mars 1977.

(2) Moshe Brilliant, New York Times, 13 février 1977.

(3) Pour le texte complet, voir New York Times, 27 janvier 1976.

(4) Département d’Etat, Foreign Relations of the United States, 1945, VIII, 45 ; cité in Joyce & Gabriel Kolko, The Limits of Power, Harper & Row, 1972, qui fournit une analyse d’ensemble du développement de la politique américaine de l’époque. Pour de plus amples renseignements sur la politique pétrolière, voir l’importante étude Multinational Oil Corporations and U.S. Foreign Policy, rapport à la Commission des affaires étrangères, Sénat américain, 2 janvier 1975 (désigné ci-dessous par : MNOC).

(5) Jusqu’en 1968, la production pétrolière en Amérique du Nord était supérieure à celle du Proche-Orient. Cf. John Blair, The Control of Oil, Pantheon, 1976.

(6) MNOC, op. cit. 141.

(7) Edward A. Bayne, Four Ways of Politics, American Unlversity’s Field Staff, 1965 ; cité par Robert B. Reppa, Sr., Israel and Iran : Bilateral Relationships and Effect on the Indian Ocean Basin, Praeger, 1974. Reppa fut un haut fonctionnaire de la section Proche-Orient du service d’analyse et d’estimation des renseignements de l’Agence de renseignement de la défense (D.I.A.), de 1961 à 1966.

(8) Voir « U.S. trade with the Arab world », MEMO : Middle East Money, Beyrouth, 7 février 1977.

(9) New York Times, 15 février 1977.

(10) Leonard Silk, New York Times, 7 octobre 1976.

(11) Don Oberdorfer, Washington Post, 12 décembre 1976.

(12) Ian Smart, « Oil, the SuperPowers and Middle East », International Affairs, janvier 1977.

(13) Ian Smart, op. cit.

(14) Pour le contexte, voir Yann Fitt, André Farhi et Jean-Pierre Vigier, La crise de l’impérialisme et la troisième guerre mondiale, Maspero, 1976.

(15) John Saar, Washington Post, 12 avril 1976.

(16) MNOC, 69.

(17) Myra Wilkins, « The 0il Companies in Perspective », Daedalus, automne 1975.

(18) Blair, op. cit. Blair fournit d’abondantes preuves de la préoccupation gouvernementale d’assurer les bénéfices des trusts de l’énergie. Pour le contexte international, voir Kolko & Kolko, op. cit. Voir aussi Robert Engler, The Brotherhood of Oil, Chicago, 1977.

(19) Reppa, op. cit.

(20) Congressional Record, 21 mai 1973, S9446. Cité par Joe Stork, Middle East, Oil and the Energy Crisis, Monthly Review, 1975.

(21) Jim Hoagland, Washington Post, 22 février 1977.

(22) Rowland Evans et Robert Novak, « C.I.A.’s Secret Subsidy to Israel », Boston Globe, 24 février 1977.

(23) Edward A. Behr, Wall Street Journal, 22 février 1977.

(24) MNOC (5).

(25) V.H. Oppenheim, « Why Oil Prices Go Up The Past We Pushed Them », Foreign Policy, hiver 1976-1977.

(26) Henry Kissinger, American Foreign Policy, version augmentée, Norton, 1974.

(27) Robert Lieber, Oil and the Middle East War, Harvard, 1976.


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