Les ressources insoupçonnées d’un système de propagande fondé sur la feinte dissension
Par Noam Chomsky
Le Monde Diplomatique, Mars 1979
Les doctrines de la religion d’Etat n’ont pu survivre à la guerre du Vietnam du moins dans de larges segments de la population. Il en résulte une crise idéologique. Les fondements institutionnels autorisant les interventions contre-révolutionnaires de ces dernières années demeurent inébranlés, mais le système doctrinal qui a su fournir un soutien populaire aux croisades contre l’indépendance s’est effondré. Il s’agit, aujourd’hui, de le reconstruire. C’est un problème sérieux, car les interventions impériales, coûteuses matériellement et moralement, sont payées par la population. Les clercs au service de la religion d’Etat ont différentes méthodes pour le résoudre.
Leur première tâche est de réécrire l’histoire de la guerre du Vietnam. Ce qui est chose relativement aisée, puisque la presse et les universitaires s’en sont toujours tenus à l’histoire mythique officielle. Selon le mythe, les Etats-Unis sont intervenus — peut-être à la légère — pour défendre le Sud-Vietnam contre une agression. En quelque sorte, leurs bonnes intentions ont pavé le chemin d’une mauvaise politique. La faute réside dans l’erreur, le malentendu, l’ignorance ou, peut-être même, l’excès de générosité pour avoir entrepris à grands frais de défendre une nation qui ne souhaitait pas se sauver elle-même.
Plus difficile est de faire porter la responsabilité morale de la guerre aux victimes. Une entreprise presque sans espoir, un peu comme si les nazis avaient essayé de rendre les juifs responsables — des fours crématoires. Mais, intrépides, les propagandistes américains se sont attaqués à ce problème, non sans succès. A tel point qu’un président américain peut se montrer sur les écrans de télévision pour affirmer que nous n’avons aucune dette envers les Vietnamiens, parce que « les destructions ont été mutuelles ». Et personne ne bronchera après cette déclaration monstrueuse, prononcée sans sourciller au beau milieu d’un discours sur les droits de l’homme. Non seulement nous ne leur devons rien pour avoir assassiné, détruit, ravagé leur pays, mais nous pouvons maintenant prendre nos distances pour leur reprocher benoîtement de mourir d’épidémie ou de malnutrition et condamner leur cruauté quand des centaines d’entre eux meurent en essayant de déminer à la main des champs ravagés par la violence de l’Etat américain.
Une autre tâche de l’intelligentsia est de réduire les « leçons de la guerre » au minimum. Un sociologue de l’université de Columbia, Charles Kadushin, jette un éclairage nouveau sur les faits — qui sont sensiblement différents de ce qu’on prétend généralement — dans une étude approfondie menée en 1970 auprès d’un groupe qu’il appelle l’« élite intellectuelle américaine » sondant les attitudes au moment où l’opposition à la guerre du Vietnam était la plus forte, alors que les universités se mettaient en grève pour protester contre l’invasion du Cambodge et que des manifestations éclataient dans tout le pays. Une grande partie de son travail fut consacrée à la guerre du Vietnam. L’ « élite intellectuelle » s’opposa à cette guerre, presque unanimement. Mais les raisons de cette attitude méritent d’être examinées avec un peu plus d’attention. Kadushin a défini trois types d’opposition, fondée sur des considérations « idéologiques » ; , « morales » ou « pragmatiques ». Dans la première catégorie, il range la conviction que l’agression est immorale, même du fait des Etats-Unis. L’opposition « morale » se fonde sur la condamnation des assassinats et des atrocités : la guerre est trop sanglante. L’opposition « pragmatique », enfin, est fondée sur le sentiment que l’Amérique ne pourra pas s’en tirer aussi aisément, la guerre coûte trop cher, il faut liquider l’entreprise parce qu’elle n’en vaut plus la peine. Dans leur grande majorité, les objections à la guerre furent du type « pragmatique ».
Dans une société totalitaire, les mécanismes de l’endoctrinement sont simples et clairs. Mais en démocratie capitaliste, la situation est infiniment plus complexe. La presse et les intellectuels passent pour être farouchement indépendants, très critiques, et pour avoir une attitude négative face à l’establishment et à l’Etat. Les experts de la Commission trilatérale, par exemple, décrivent la presse comme une nouvelle source de pouvoir national, dangereusement opposée à l’autorité de l’Etat. La réalité est un peu différente. La critique existe, certes, mais à y regarder de plus près, elle reste confinée dans d’étroites limites.
Les principes fondamentaux de la propagande d’Etat sont pris en charge par les critiques. Contrairement à ce qui se passe dans le système totalitaire, l’appareil de propagande ne dicte pas une ligne à laquelle tous doivent se conformer, sauf à s’y opposer en privé . Il cherche plutôt à déterminer tout le spectre de la pensée et à le limiter : la doctrine officielle à un extrême, celle de ses adversaires les plus acharnés à l’autre, et dans l’intervalle tout le champ imprégné des mêmes postulats fondamentaux simplement suggérés, rarement exprimés. Des insinuations, pas d’affirmations. Ainsi si l’on en croit le New York Times, « faucons » et « colombes » sont également convaincus du principe fondamental et tacite qui donne à l’Amérique le droit d’exercer force et violence quand bon lui semble. Et la critique « réaliste » de la politique étrangère américaine, qui présentait les arguments les plus avancés de la controverse jusqu’à ce que les étudiants bouleversent un peu le monde universitaire, admet le postulat fondamental voulant que la politique étrangère américaine soit une politique généreuse mais d’une générosité mal placée, disent ces critiques. Toutes les formes d’opinion dans les limites de ce système de pensée tiennent pour un fait acquis que les Etats-Unis, seuls dans l’histoire moderne, agissent par fidélité à des principes moraux abstraits et non selon les calculs rationnels de groupes dirigeants mus par leurs intérêts matériels.
Séduisant et contraignant est le système démocratique de contrôle de la pensée. Plus le débat est vigoureux, mieux cela sert le système de propagande car les principes implicites s’en trouvent consolidés. Un esprit indépendant devra donc chercher à se couper de la doctrine officielle aussi bien que des critiques formulées par ses prétendus opposants. S’affranchir non seulement des affirmations du système de propagande mais aussi de ses postulats implicites tels que les véhiculent critiques et partisans. C’est une tâche autrement difficile. Tout expert de l’endoctrinement confirmera qu’il est bien plus efficace d’enserrer la pensée dans un réseau de postulats implicites que d’essayer d’imposer telle ou elle opinion à coups de matraquage. Peut-être faut-il attribuer les succès spectaculaires du système de propagande américain, où toutes ces méthodes atteignent le grand art, à la tactique de la feinte dissension que pratique l’intelligentsia autorisée.
La régénération spirituelle
Une dernière tâche du système de propagande est de rétablir la foi en notre mission. Il ne suffit pas de démontrer que nos ennemis sont méchants et de les rendre responsables des atrocités que nous avons commises contre eux ; il faut aussi restaurer notre pureté morale. Et là, les événements ont pris presque un tour mythique. Je ne dis pas que tout ait été prévu, mais simplement que le système de propagande a su admirablement saisir l’occasion au vol.
Le drame se déroule en deux actes. On pourrait intituler le premier « Catharsis » le second, « Résurrection », ou « Régénération spirituelle ».
Dans l’acte I, le mal fut personnifié et exorcisé. M. Richard Nixon avait raison quand il disait que la presse montait une injuste campagne contre lui, mais il ne sut pas comprendre le rôle qu’il jouait dans le déroulement du drame. En fait, on n’accusait Nixon d’avoir eu un comportement qui sortait de l’ordinaire que parce qu’il s’était attaqué à des puissants, déviation remarquable par rapport aux pratiques traditionnelles. On ne lui reprocha jamais les crimes graves commis sous sa présidence le « bombardement secret » du Cambodge, par exemple. Certes, on souleva le problème, mais c’était le secret qui avait entouré le bombardement, non le bombardement lui-même, qu’on tenait pour criminel. A l’origine, toujours le même postulat implicite : les Etats-Unis, dans toute leur majesté, ont le droit de bombarder une société paysanne sans défense mais pas celui de tromper le Congrès à ce sujet. Or le secret fut remarquablement bien gardé.
Acte II : résurrection. Découverte des droits de l’homme, notre nouvelle mission. Comme l’a expliqué l’historien Arthur Schlesinger dans le Wall Street Journal, « les droits de l’homme sont en train de remplacer l’autodétermination comme principe directeur de la politique étrangère américaine ».
Il a raison, d’une manière toute perverse. Dans la mesure exacte où l’autodétermination a été notre principe directeur par le passé — à l’époque des interventions au Nicaragua et à Cuba, au Guatemala et en Iran, au Vietnam, au Laos et au Cambodge, en République Dominicaine et au Chili, — les droits de l’homme seront demain, au même titre, notre principe directeur. Qu’on puisse avec sérieux exprimer de telles opinions, et qu’elles soient reçues avec respect, est en soi un remarquable signe de la dégénérescence intellectuelle et morale qui « accompagne » le triomphe de notre système de propagande.
Il y aurait beaucoup à dire sur ce triomphe (il faudrait aussi rappeler que des cas similaires se sont produits dans les affaires intérieures des Etats-Unis pour brosser un tableau complet). Mais il suffit de remarquer que les clercs au service de la religion d’Etat, grâce à la tactique de la feinte discussion propre au système de propagande américain, sont parvenue dans une très large mesure, et en peu d’années, à détruire la vérité historique et à la remplacer par une histoire plus confortable, rejetant la responsabilité morale de l’agression américaine sur les victimes, tirant de la guerre des leçons socialement anodines (celle-ci s’analyserait en termes d’ignorance, d’erreur et de coûts), et reconstruisant une doctrine adéquate de la mission civilisatrice de l’Occident, Amérique en tête.
Un exercice d’imagination
Imaginons que la seconde guerre mondiale se soit terminée par un match nul, que les Nazis aient été chassés de France et des Pays-Bas mais soient restés une puissance mondiale intacte au milieu des ruines. Imaginons que soient apparus des intellectuels dissidents critiquant Hitler pour ses erreurs pour avoir mené la guerre sur deux fronts, détruit une main-d’œuvre fort précieuse dans des camps de la mort, réagi trop violemment aux insupportables conditions imposées à l’Allemagne par le traité de Versailles etc. Comment s’y seraient-ils pris pour réinterpréter les événements du moment ? Peut-être comme suit.
D’abord ils auraient expliqué le besoin historique de faire renaître la puissance allemande en invoquant peut-être la théorie de Martin Heidegger, à savoir que l’Allemagne seule peut défendre les valeurs classiques de la civilisation humaniste contre les barbares de l’Est et de l’Ouest, pour ne pas parler des hordes d’Asie et d’Afrique. Peut-être se seraient-ils ensuite tournés vers le spectacle de ce qu’ils auraient alors appelé l’ « Europe occupée » . Celui de la France, par exemple, calme et pacifique jusqu’à l’invasion anglo-américaine de 1944 encouragée de l’intérieur par des terroristes à la solde des communistes et à présent occupée par les Américains (on se souvient qu’Eisenhower avait l’ « autorité suprême » et que la décision finale lui appartenait pour dire d’« où, quand et comment l’administration civile…. serait exercée par les citoyens français » suivant une directive de Roosevelt approuvée par Churchill). Ils auraient constaté avec horreur qu’avant et pendant cette occupation les terroristes de la résistance avaient massacré grand nombre de collaborateurs trente mille à quarante mille en quelques mois, selon les chiffres de l’historien français de la Résistance Robert Aron, qui fonde son étude sur une analyse détaillée de la gendarmerie française, et « pas moins de sept millions » selon l’étude de Pleyber-Grandjean qu’Aron appelle une « victime de la Libération ». Horrifiés par des actes aussi monstrueux, les dissidents allemands auraient peut-être même pu formuler une opinion assez semblable à celle du rédacteur en chef, de New Republic qui écrivait le 11 juin 1977 que « l’ échec américain » (en Indochine) restera aux yeux de l’histoire le plus horrible des crimes de notre pays : en somme, ce n’est pas ce que firent les Etats-Unis qui est criminel mais leur impuissance à persévérer. De même, l’impuissance des nazis à résister à l’invasion anglo-américaine (une invasion étrangère venue de l’extérieur, et non un soulèvement national général) resterait aux yeux, de l’histoire le plus horrible des crimes, comme l’attesteraient des millions de victimes sans défense. La version des « sept millions de victimes » aurait été adoptée, soyons-en sûrs, dans toute l’aire d’influence nazie. Toujours dans la même perspective, ils auraient observé avec effroi les terribles difficultés des peuples français et anglais — pour ne pas parler de la Russie — pendant le rude hiver 1946-1947, quand la production stagnait et que les Etats Unis soumettaient l’octroi d’un prêt à des conditions réduisant la Grande-Bretagne à la vassalité. Et l’on pourrait continuer. La conscience morale de ces intellectuels dissidents les aurait peut-être incité à s’élever contre une trop choquante célébration annuelle des événements d’Auschwitz, un peu comme la conscience morale de quelques Américains les pousse à protester mollement contre la commémoration annuelle du bombardement d’Hiroshima qui, en octobre 1977, bénéficia du concours du pilote de l’Enola-Gay lors d’un salon de l’aviation au Texas, devant un public admiratif de vingt mille personnes.
Ce que nous avons vu se développer aux Etats-Unis, et en Occident en général, ces dernières années, est, en un sens, une sinistre parodie de ce cauchemar inventé de toutes pièces. On n’entend que des protestations diffuses, ce qui, une fois de plus, est la preuve de l’efficacité des institutions de propagande et d’idéologie, et de la collusion de larges segments de l’intelligentsia avec le pouvoir établi, même s’ils prétendent en combattre les excès.
Dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. Le conflit Nord-Sud ne s’apaisera pas, et de nouvelles formes de domination devront être inventées pour s’assurer que les couches privilégiées de la société industrielle occidentale puissent garder le contrôle de l’accès aux ressources mondiales, en hommes et en matériaux, et continuer à bénéficier des profits exagérés qu’ils en tirent.
Alors que les pénuries croissantes de matières premières exacerbent la compétition, le conflit Nord-Sud risque de déboucher sur des violences inouïes. La stagnation économique rendant les sociétés industrielles incapables d’absorber une masse superflue d’ouvriers sans qualification précise, elles chercheront alors à mettre en pratique les thèses de la commission trilatérale sur la nécessité d’imposer la passivité et l’obéissance, dans le plus grand intérêt de ce qu’on nomme la « démocratie ». Il n’y a pas de grands risques de chômage pour les intellectuels : dans de telles circonstances, on aura toujours besoin d’eux et les bonnes occasions ne leur manqueront pas.
© Noam Chomsky