[2008] Pétroliers en Irak, pacte avec le diable

Par Noam Chomsky

Retour La Jornada (Mexique), 19 juillet 2008 Imprimer

L’accord que négocient le Ministère des Hydrocarbures de l’Irak et quatre entreprises pétrolières occidentales pose de graves question sur la nature de l’invasion et de l’occupation du pays arabe de la part des États-Unis. Ces questions certainement seront présentées par les candidats présidentiels, sérieusement discutées au États-Unis, et évidemment dans l’Irak occupé, où l’opinion de la population a un faible impact sur la détermination de l’avenir de son pays.

Les négociations qui ont lieu actuellement pour que Exxon Mobil, Shell, Total y BP — associés sociétaires originaux il y a quelques décennies dans la Compagnie de Pétrole de l’Irak, auxquels Chevron s’est joint avec des compagnies pétrolières plus petites — renouvellent les concessions perdues dans le processus de nationalisation quand les producteurs de brut durent prendre en charge leurs propres ressources. Les contrats, sans appel d’offres, apparemment rédigés par les compagnies pétrolières avec l’aide de fonctionnaires américains, ont prévalu sur les offres de 40 autres compagnies, parmi elles des entreprises, de Chine, d’Inde et de Russie.

« Il y a eu des soupçons dans beaucoup de parties du monde arabe et une partie du peuple américain sur le fait que États-Unis étaient rentrés en guerre avec l’Irak précisément pour s’assurer la richesse pétrolière que ces contrats essaient d’extraire », a écrit Andrew Kramer dans le journal The New York Times.

L’allusion de Kramer à « des soupçons » est l’euphémisme de l’année. De surcroît, il est assez probable que l’occupation militaire a pris l’initiative de rétablir les activités de la détestée Compagnie du Pétrole de l’Irak qui, comme Seamus Milne l’a signalé dans le London Guardian, avait été imposée durant l’ordre britannique pour « extraire la richesse de l’Irak dans un célèbre accord par son exploitation ».

Les derniers rapports indiquent qu’il y a des retards dans les accords. Beaucoup de ce qui arrive est préparé en secret et je ne serais pas surpris qu’émergent de nouveaux scandales.

La demande est très forte. En Irak, il existe potentiellement les secondes réserves les plus importantes du monde. De plus, le pétrole irakien est bon marché à extraire. Il n’y a pas de cape de glace permanente, des sables de goudron ou de prospection dans les profondeurs marines. Pour les décideurs américains, il est impératif que l’Irak reste sous leur contrôle comme un État obéissant dépendant qui héberge leurs bases militaires au coeur de ces importantes réserves énergétiques.

Que ceci ait été la cause principale de l’invasion a toujours été clair, malgré les prétextes successifs des armes de destruction massive, des liens de Saddam Hussein avec Al Qaeda, la promotion de la démocratie et la guerre contre le terrorisme, comme cela était prévu, s’aggraverait radicalement à la suite de l’invasion.

En novembre, ces préoccupations se firent explicites quand le Président George W. Bush et le premier ministre de l’Irak Nuri Maliki ont signé une Déclaration de Principes en ignorant le Congrès des États-Unis et le Parlement iraquien, comme d’ailleurs la population des deux pays.

La déclaration a laissé ouverte la possibilité d’une présence militaire étasunienne en Irak qui se prolongerait de manière indéfinie. Ceci inclut, à ce qu’il paraît, les grandes bases aériennes qui sont en train d’être construites en différentes parties du pays et « l’ambassade » dans Bagdad, une cité dans la cité, qui n’est comparable à aucun autre siège diplomatique dans le monde. Ces installations ne vont pas être construites pour être abandonnées après.

Dans la déclaration il a été aussi souligné, d’une manière impudente, qu’il était nécessaire d’exploiter les ressources de l’Irak. Il y a été indiqué que l’économie irakienne était ses ressources pétrolières, et qu’elle doit s’ouvrir à l’investissement étranger, « spécialement aux investissements des USA ».

L’aspect sérieux de ce compromis a encore été renforcé en janvier, quand Bush a signé « une déclaration paraphée » qui indiquait qu’il refuserait tout projet de loi qui restreindrait le financement « destiné à établir une installation militaire ou une base concernant l’emplacement permanent des forces armées des États-Unis en Irak » ou qui restreindrait « l’exercice du contrôle des ressources pétrolières de l’Irak de la part des États-Unis ».

Il n’est pas étonnant que la déclaration ait causé immédiatement des objections en Irak, entre autres secteurs, dans les syndicats, qui ont survécu sous les dures lois anti-travailleurs que Saddam avait instituées et que l’occupation a préservées.

Si l’on suit la propagande de Washington, ce qui ruine la domination des États-Unis en Irak ce serait l’Iran. La secrétaire d’État américaine Condoleezza Rice a une solution simple : les « armées étrangères » doivent être retirées de l’Irak : celles de l’Iran, pas les nôtres.

La confrontation sur les programmes nucléaires de l’Iran augmente les tensions. La politique de « changement de régime » du gouvernement Bush face à l’Iran est accompagnée de menaces d’en recourir à la force (sur ce thème les deux candidats présidentiels sont d’accord avec Bush). La politique, comme on le sait, inclut aussi des actions terroristes perpétrées à l’intérieur de l’Iran. Selon les maîtres du monde, ces actions sont légitimes.

La majorité du peuple américain est en faveur de la diplomatie et s’oppose à l’utilisation de la force. Mais l’opinion publique semble pouvoir être négligée, et pas seulement dans ce cas.

L’ironie est que l’Irak s’est converti en un condominium [NdT : mot qui vient du latin dominium, souveraineté. C’est donc la souveraineté exercée par deux ou plusieurs États sur un même pays. On aurait pu le traduire par copropriété mais c’était en affaiblir la portée.] Etasunien-Iranien. Le gouvernement de Maliki est le secteur de la société irakienne le plus soutenu par l’Iran. Ce que l’on appelle l’armée iraquienne, qui est à peine une autre milice, est pour une bonne part basée sur la brigade Badr, qui a été entraînée en Iran et a lutté avec les Iraniens dans la guerre entre l’Irak et l’Iran.

Nir Rosen, l’un de correspondants les mieux informés et des plus astucieux dans la région, observe que l’adversaire principal des « opérants » des États-Unis et de Maliki, le religieux Muqtada Sadr, n’est pas vu avec sympathie par l’Iran. Sadr est indépendant et a un appui populaire. Par conséquent, il est dangereux.

L’Iran « clairement soutient le premier ministre Maliki et le gouvernement iraquien contre ce qu’il qualifie de “groupes armés illégaux” (l’armée du Mehdi de Sadr) dans le récent conflit de Bassorah » a expliqué Rosen. « Et ceci n’est pas surprenant, étant donné que son principal représentant en Irak, le Conseil Suprême Islamique, domine l’Etat irakien et est le principal soutien de Maliki ».

Dans la revue Foreign Affairs, Steven Simon « a signalé que la stratégie actuelle de contre-rébellion des États-Unis est d’aiguillonner les trois forces qui d’une manière traditionnelle ont menacé la stabilité dans les pays du Moyen-Orient : le sectarisme, la domination d’un chef et la mentalité tribale ». Le résultat pourrait être « un fort État centralisé, gouverné par une assemblée militaire qui rappellerait » le régime de Saddam.

Si Washington concrétise ses objectifs, alors ses actions se justifient. Les réactions furent très différentes quand Vladimir Poutine a réussi à pacifier la Tchétchénie à un niveau très supérieur à ce que le général David Petraeus est parvenu en Irak. Mais d’un côté ce sont eux, et de l’autre il y a nous. Les critères sont totalement différents.

Aux États-Unis les démocrates gardent un silence propice à la supposée réussite de l’offensive militaire en Irak. Ce silence reflète le fait qu’il n’y a pas de critiques de la guerre basées sur des principes. Mais de ce point de vue, si se concrétisent de tels objectifs, la guerre et l’occupation sont justifiées. Et les accords pétroliers font partie intégrante de cette justification.

Mais le fait est que toute l’invasion fut un crime de guerre, en réalité, le suprême crime international. Et elle diffère d’autres crimes de guerre par lesquels advint tout le malheur qui suivit, pour reprendre les termes du jugement de Nuremberg. C’est l’un des sujet précis qui ne peuvent pas être discutés, au cours de la campagne présidentielle, ou ailleurs. Pourquoi sommes-nous en Irak ? Qu’est-ce que nous devons aux Irakiens pour avoir détruit leur pays ? La majorité du peuple des États-Unis est en faveur du retrait de l’Irak. Qui son opinion intéresse-t-il ?

© Noam Chomsky


Traduit par Danielle Bleitrach pour socio13.wordpress.com.


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