Noam Chomsky interviewé par Eva Golinger
abn.info.ve (Venezuela) , 28 aout 2009
La visite de Noam Chomsky au Venezuela s’est produite à un moment historique, où de nombreux changements ont lieu en Amérique latine, des changements potentiels dans la relation des États-Unis avec les nations latino-américaines. Il existe actuellement d’importants conflits et tensions qui préoccupent beaucoup les latino-américains.
À ce contexte viennent s’ajouter la recrudescence des agressions au cours des derniers mois, le coup d’État au Honduras, l’intensification de la présence militaire en Colombie, avec l’occupation de plus de sept bases militaires, ainsi qu’un contrôle territorial au niveau militaire en Colombie, et enfin la réactivation de la quatrième flotte de l’armée qui a eu lieu l’an passé, mais qui est à présent utilisée dans ce contexte.
Le ton du discours avec le Venezuela s’est également durci : le pays est accusé de narcotrafic et de terrorisme. Par ailleurs, le budget militaire du Pentagone a été augmenté pour le Comamndo Sud dans cette région.
Question : À présent que nous avons un président supposé progressiste à la Maison Blanche, allons-nous voir les attaques contre les mouvements progressistes se multiplier en Amérique latine ?
Réponse de Noam Chomsky : Et dans le reste du monde. Mais ce qui se passe en Amérique latine existe depuis plus longtemps. Pendant longtemps les États-Unis ont tenu pour acquis qu’ils pouvaient contrôler l’Amérique latine. En fait, cela a été un principe basique de leur politique extérieure depuis leur origine comme république : une sorte d’aspiration, qu’ils sont parvenus à concrétiser au XXe siècle. Le Conseil de Sécurité Nationale, la plus importante entité de planification, l’a dit : si nous ne pouvons pas contrôler l’Amérique latine, comment pouvons-nous contrôler le reste du monde ?
Lors du coup d’État de Pinochet, Henry Kissinger a déclaré : “nous devons nous débarrassser d’Allende, ou nous allons perdre notre crédibilité dans le reste du monde.” C’est la clé pour contrôler le monde. Evidemment une grande partie de l’économie américaine est basée sur l’investissement, ce qui est une sorte de pillage, depuis le XIXe siècle. Tout cela existe depuis longtemps et sous de diverses modalités : interventions militaires, coups d’État, agressions… Pendant le gouvernement de Kennedy, avec agression d’État, l’armée mettait en place des États sécuritaires dans le style nazi.
Puis la période néo-libérale est arrivée, et avec elle le contrôle de pays par des moyens économiques. Vers la fin des années quatre-vingt-dix, ce n’était déjà plus aussi courant, comme l’illustre le Venezuela, même si cela continuait dans de nombreux autres pays. Lentement les pays latino-américains ont commencé à sortir de cette longue période de colonisation sous ses diverses formes, qui remonte aux conquistadors espagnols et portugais,.
Ils ont ainsi commencé à s’émanciper du FMI, à payer et à restructurer leurs dettes, à se centrer sur leurs problèmes internes. Les États-Unis commençaient à perdre le contrôle : il fallait qu’il y eût une réponse. Celle-ci s’est développée à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, avec deux fronts : un front militaire, et un autre prédominé par la promotion de la démocratie, ce qui est un euphémisme pour parler de soumission. Ces deux fronts, l’action militaire et la soumission, Obama ne fait que leur donner une continuité. Il ne fait rien de nouveau.
Si Obama semble différent de Bush c’est parce que, si l’on observe l’opinion publique, on voit que les porte-paroles du gouvernement accusent Bush de ne pas s’être préoccupé de l’Amérique latine, et disent que la région en a souffert. En fait, pour l’Amérique latine, il ne pouvait rien arriver de mieux : que les États-Unis dirigent leur attention vers d’autres régions. Mais Obama veut remédier à cette situation depuis une perspective progressiste libérale, en prêtant plus d’attention à l’Amérique latine, ce qui implique un retour à des politiques plus traditionnelles, à la militarisation et à la soumission.
Ce que tu mentionnes est un exemple, mais il remonte à de nombreuses années. Par exemple, l’entraînement de militaires latino-américains a connu une importante augmentation au cours des dix ou quinze dernières années, peut-être de 50% par rapport aux années quatre-vingt-dix. Et actuellement la présence militaire des États-Unis en Amérique latine est relativement plus importante que pendant la Guerre Froide. Pour la première fois, il y a plus d’officiers d’entraînement militaire que de consultants économiques. La stratégie a changé vers un effort pour reconstruire une structure d’intervention potentielle, et aussi pour la prétendue promotion de la démocratie.
Q : …dont nous avons pu faire amplement l’expérience ici au Venezuela à travers la USAID, la National Endowment for Democracy, le financement de groupes d’opposition, et à présent avec la participation dans une campagne de contre-insurrection à l’intérieur des forces révolutionnaires qui soutiennent le gouvernement, pour tenter de les neutraliser.
R : Oui, mais ce sont des politiques de longue date. En fait, il y a un siècle, les États-Unis ont initié une nouvelle phase de l’impérialisme, en devenant une puissance mondiale. Ils étaient déjà une puissance régionale, mais la conquête des Philippines, au XIXe siècle, a constitué un moment crucial. Ils ont tué des centaines de milliers de personnes, ont établi un contrôle militaire partiel, mais ils devaient contrôler le pays. Comment ? En développant une nouvelle forme de colonialisme, avec un État de surveillance très complexe, utilisant la technologie de pointe de l’époque pour miner les mouvements politiques, pour les désintégrer, pour promouvoir le factionnalisme.
Ils ont créé une force militaro-policière parallèle pour pouvoir employer la force quand c’était nécessaire. C’était quelque chose de très minutieux et complexe, et qui est en fait retourné à ses pays d’origine, les États de surveillance occidentaux : les États-Unis, l’Angleterre, depuis la Première Guerre mondiale, sont basés sur le modèle philippin. Et c’est encore le cas aujourd’hui. Les Philippines sont le seul pays d’Asie de l’est qui n’a pas participé à la rapide croissance économique des dernières décennies, et ils ont encore une force militaire terroriste, des violations des droits de l’homme…
Les techniques sont les suivantes : d’abord, si c’est nécessaire, mettre en place une force militaire interne, et ensuite collaborer avec les chefs d’État. C’est pourquoi ils cherchent à infiltrer les mouvements révolutionnaires, à inciter la séparation, à miner le pouvoir des autres groupes et à obtenir des avantages de leurs contacts avec le pouvoir impérial. Les britanniques et les français ont fait des choses similaires, mais les États-Unis l’ont fait avec plus de minutie, ce qui était nouveau dans l’histoire de l’impérialisme, et qui bien sûr s’est étendu à l’Amérique latine.
C’est pour cela qu’après chaque intervention, que ce soit à Haïti, en République Dominicaine, ou au Nicaragua, ils laissent le pays entre les mains de la Garde Nationale et collaborent avec les chefs d’État. La Garde Nationale n’est rien d’autre qu’une force de terrorisme d’État. La Garde Nationale haïtienne n’a jamais combattu contre un autre pays. Son armée se bat contre la population. C’est ce aussi qui s’est passé avec Somoza.
Dans les années quatre-vingt-dix, les États-Unis ont en partie perdu cette capacité, et elle est aujourd’hui reconstruite d’une autre manière. Mais c’est une vieille tradition. Et qui est bien antérieure. Il faut se rappeler que les États-Unis sont le seul pays au monde qui ait été un empire dès sa fondation. George Washington l’a décrit comme un empire dans l’enfance. Ils ont dû conquérir leur territoire national, ce qui est déjà de l’impérialisme – certes, ils n’ont pas eu à traverser des mers, mais à cette exception près, c’est de l’impérialisme ordinaire. Ils ont pratiquement exterminé la population, ont volé la moitié du territoire de Mexico. En 1898, ils ont commencé à s’étendre vers d’autres régions, mais le processus reste le même.
Il faut savoir qu’ils le font en toute honnêteté et qu’ils ont foi dans le caractère divin de leur mission. C’est un pays religieux et qui a toujours agi pour remplir la mission de la Divine Providence. George Bush parlait en ces termes. Obama n’a pas besoin d’utiliser les mêmes mots, il est plus sophistiqué. L’exemple le plus parlant est la première colonie des États-Unis, le Massachusetts. Sa charte de fondation date de 1629 et son blason représente un indien avec une lance pointée vers le sol et un parchemin sortant de sa bouche, qui dit “venez nous aider”. Ainsi, quand les colons allaient là-bas pour leur quitter leurs terres et les exterminer, ils étaient convaincus qu’ils répondaient à cet appel au secours, et cette attitude a perduré jusqu’à nos jours.
Chaque agression, chaque tentative de soumission répond à la même inspiration. D’autres pays impérialistes comme la France ont une attitude similaire, mais dans la culture et les croyances américaines elle est bien plus enracinée. Il y a un important arrière-plan religieux, tout peut se justifier, au pire ils peuvent admettre qu’ils commettent des erreurs.
Q : C’est aussi une guerre psychologique, une manipulation de la réalité, pour parvenir à donner cette impression.
R : Il faut comprendre qu’internement, c’est tout-à-fait accepté. Par exemple, on ne peut pas faire de commentaire critique sur n’importe quelle action des États-Unis. On loue beaucoup Obama par exemple pour être l’un des principaux critiques de la guerre en Irak. En quoi a consisté cette critique ? Il a dit que c’était une monumentale erreur stratégique. Il a assumé la même position que l’état-major allemand après Stalingrad. Ou celle des russes sur l’Afghanistan au début des années quatre-vingt.
Et quand c’est celle de nos ennemis nous n’appelons pas cela une critique, nous disons que c’est de la servilité au pouvoir. Mais dans notre cas, les libéraux, les progressistes, nous l’appelons opposition principale. Et on peut aller plus loin et rester à l’intérieur du cadre doctrinal basique. Cela vient de la manière dont on se perçoit, comme pleins de noblessse, comme chargés d’une mission divine de civiliser le monde, de l’élever à un plus haut niveau. La soumission et la militarisation deviennent alors primordiales. De fait, la gauche accuse Bush de ne pas s’être centré sur l’Amérique latine, de ne pas avoir rempli sa mission civilisatrice. Les actions d’Obama n’ont donc rien de surprenant.
Q : Et c’est un processus dont le rythme augmente rapidement.
R : En partie pour ces raisons et en partie parce que les problèmes semblent plus pressants. La dénommée “marée rose” [multiplication des gouvernements de gauche et de centre-gauche élus en Amérique latine] est vue comme un véritable danger. Le gouvernement des États-Unis appuie en fait des gouvernements qu’il aurait renversé il y a quarante ans. Le gouvernement du Brésil, par exemple. Les politiques de Lula ne sont pas vraiment différentes de celles de Goulard au début des années soixante-dix, quand le gouvernement de Kennedy réalisa un coup d’État militaire et mit en place le premier État de sécurité nationale de style néo-nazi. Pourtant le Brésil est aujourd’hui un pays ami, parce que le spectre tout entier s’est tellement déplacé que les États-Unis doivent maintenant appuyer le genre de gouvernements qu’ils auraient auparavant renversés, et bien sûr tenter de soumettre les autres.
Q : Parlons de ce point en particulier, avec le thème de l’augmentation de la présence militaire américaine en Colombie, qui cause des tensions dans la région. Les gouvernements colombiens et américain soutiennent qu’il s’agit d’une affaire bilatérale, et non d’une occupation ou de l’établissement de nouvelles bases militaires ; que ce n’est qu’un accord de coopération pour la sécurité.
Mais nous savons d’autre part que, en plus des trois bases américaines du Plan Colombie et plus d’une douzaine de stations de radar, les États-Unis auront définitivement accès à sept bases, dont l’une, à Palanquero, qui leur donnera un accès à tout l’hémisphère – accès qu’ils n’avaient pas auparavant – grâce aux gigantesques avions militaires de charge de type C17. Par ailleurs, il existe ce que les États-Unis appellent la défense interne en pays étranger : l’entraînement, le commandement et le contrôle de forces armées colombiennes, des équipes commandos spéciales, comme la Police Nationale colombienne. Et il y a également la possibilité d’une relocalisation de l’Ecole des Amériques, aujourd’hui appelée WHINSEC, en Colombie, pour commencer l’entraînement dans d’autres pays de la région.
Ce vendredi 28, une réunion des présidents de l’UNASUR a lieu en Argentine pour parler de ce thème, que beaucoup considèrent comme une menace pour la stabilité d’une région où des gouvernements comme le Brésil reçoivent le soutien des États-Unis, et avec le coup d’État au Honduras qui est vu comme une attaque contre les pays de l’ALBA.
Cette occupation ou cette intensification de la présence militaire en Colombie est-elle une tentative de division pour empêcher une plus grande intégration latino-américaine, à travers la promotion de conflits entre nations ? Mis à part le conflit entre la Colombie comme gouvernement de droite et le Venezuela comme gouvernement de gauche, il y a des pays comme le Brésil ou le Chili qui peuvent adopter une position plus ambigüe ou plus neutre par rapport au respect de la souveraineté colombienne, en s’opposant à l’expansion militaire américaine sans aller jusqu’à la condamner.
R : Parler de souveraineté colombienne, c’est une plaisanterie. Le plan Colombie, créé par Clinton, est une intervention agresive dans les affaires internes de la Colombie, qui n’est pas sans conséquences. Le prétexte est la guerre contre le narcotrafic, mais il ne s’agit que d’un prétexte, qu’on ne peut pas prendre au sérieux. Et l’établissement de bases militaires en Colombie est une réaction des États-Unis à la perte de positions militaires dans d’autres pays. L’Equateur a neutralisé la base de Manta, qui conférait aux États-Unis une grande capacité de vigilance aérienne sur la région. Le Paraguay était une espèce de base militaire américaine, mais ce n’est plus le cas. Ils devaient reconstruire cette présence à un autre endroit et la Colombie est le seul pays où ils pouvaient le faire.
Le coup d’État au Honduras fait partie d’un autre processus. L’Amérique Centrale avait été tellement dévastée par les guerres contre le terrorisme de Reagan qu’elle ne faisait plus partie de la “marée rose”, vers l’intégration latino-americaine. Le Honduras était sur le chemin de l’intégration – à présent, selon eux, il ne l’est plus, alors qu’en réalité elle s’est étendue à l’Amérique centrale. Le Nicaragua est un autre cas. Tout cela me semble être une tentative pour récupérer leur position traditionnelle. D’ailleurs, avant, il y a dix ou quinze ans, l’entraînement des officiers avait augmenté rapidement ; cela a changé, l’entraînement est maintenant en tactiques d’infanterie.
L’idée est de créer des forces paramilitaires. Ce ne sont pas des agents de circulation qu’ils entraînent. Le contrôle de “l’aide” officielle est passé des mains du Département d’État à celles du Pentagone. C’est un changement significatif. Quand elle était sous le contrôle du Département d’État, elle était au moins en théorie sous la supervision du Congrès : il y avait des conditions à remplir quant aux droits de l’homme, par exemple. Ce n’était pas beaucoup respecté, mais c’était au moins une limitation à de possibles abus. Mais sous le contrôle du Pentagone, il n’y a pas de règles, tout est permis.
© Noam Chomsky
Traduit par Katia Tosco pour Larevolucionvive.org.ve.