[2009] Le défi de l’Amérique Latine

Par Noam Chomsky

Retour La Jornada (Mexique), 14 mars 2009 Imprimer

Il y a plus d’un millénaire, bien avant la conquête européenne, une civilisation perdue a fleuri dans une région que nous appellons actuellement la Bolivie.

Les archéologues sont en train de découvrir que la Bolivie avait une société très sophistiquée et complexe, ou, pour reprendre leurs mots, « l’un des milieux ambiants artificiels les plus grands, étranges et écologiquement le plus riche de la planète […] ses populations et villes étaient vastes et organisées », et cela a créé un panorama qui était « l’une des plus grandes œuvres d’art de l’humanité ».

Maintenant la Bolivie, de même qu’une grande partie de la région, du Venezuela jusqu’à l’Argentine, a resurgi. La conquête et son écho de la domination impériale des États-Unis cèdent le passage à l’indépendance et à l’interdépendance qui marquent une nouvelle dynamique dans les relations entre le nord et le sud. Et tout cela a pour toile de fond la crise économique aux États-Unis et dans le monde.

Durant la dernière décennie, l’Amérique Latine est devenue la région la plus progressiste du monde. Les initiatives prises à travers le sous-continent ont eu un impact significatif sur plusieurs pays et sur l’émergence lente d’institutions régionales.

Parmi elles, figurent la banque du Sud, appuyée en 2007 par l’économiste et prix Nobel, Joseph Stiglitz, à Caracas, au Venezuela ; et l’ALBA, l’Alternative Bolivarienne pour l’Amérique Latine et les Caraïbes qui pourrait s’avérer une véritable aube si sa promesse initiale peut se concrétiser.

L’ALBA est habituellement décrite comme une alternative au « Traité de libre commerce des Amériques » sponsorisé par les États-Unis, mais les termes sont trompeurs. On doit les comprendre comme un développement indépendant, non comme une alternative. Et de plus, les soi-disant « accords de libre-échange » ont seulement une relation limitée avec le libre commerce, ou inclusive avec le commerce au sens propre du terme.

Et ce ne sont certainement pas des accords, au moins si les personnes font partie de ses pays. Un terme plus précis serait « des accords pour défendre les droits des investisseurs », dessinés par des sociétés multinationales et des banques et les états puissants pour satisfaire leurs intérêts, établis en grande partie en secret, sans la participation du public, ou sans qu’il ait conscience de ce qui arrive.

Une autre organisation régionale prometteuse est l’Unasur, l’Union des Nations de l’Amérique du Sud. Modelée sur la base de l’Union Européenne, l’Unasur se propose d’établir un Parlement sud-américain à Cochabamba, en Bolivie. Il s’agit d’un endroit adéquat. En 2000, le peuple de Cochabamba a commencé une lutte réussie et brave contre la privatisation de l’eau. Cela a réveillé la solidarité internationale, puisqu’ a été démontré ce qui peut être obtenu à travers un activisme engagé.

La dynamique du Cône Sud provient en partie du Venezuela, avec l’élection de Hugo Chávez, un président de gauche dont l’intention est d’utiliser les ressources du Venezuela au bénéfice du peuple vénézuélien au lieu de les remettre aux riches et privilégiés de son pays et de l’étranger. Il a aussi l’intention de promouvoir l’intégration régionale dont on a besoin de manière désespérée comme pré-requis à l’indépendance, pour la démocratie, et pour un développement positif.

Chávez n’est pas seul sur ces objectifs. La Bolivie, le plus pauvre pays du continent, est peut-être l’exemple le plus dramatique. La Bolivie a tracé un chemin important pour la vraie démocratisation de l’hémisphère. En 2005, la majorité indigène, la population qui a souffert le plus des répressions dans l’hémisphère, a été admise dans l’arène politique et elle a choisi l’un de ses propres fils, Evo Morales, pour impulser les programmes qui émanaient des organisations populaires.

L’élection fut seulement une étape dans les luttes en cours. Les principaux sujets étaient bien connus et graves : le contrôle des ressources, les droits culturels et la justice dans une société pluri-ethnique complexe, et le grand fossé économique et sociale entre la majorité et l’élite nantie, les gouvernants traditionnels.

En conséquence, la Bolivie est également la scène de la confrontation la plus dangereuse entre la démocratie populaire et les élites privilégiées européanisées qui craignent la perte de leurs privilèges politiques et s’opposent par conséquent à la démocratie et à la justice sociale, parfois d’une manière violente. Et de façon récurrente, i jouissent du soutien ferme des États-Unis.

En septembre dernier, lors d’une réunion d’urgence de l’Unasur à Santiago, au Chili, des leaders sud-américains ont déclaré « leur soutien plein et ferme au gouvernement constitutionnel du président Evo Morales, dont le mandat a été ratifié à la majorité », faisant allusion à sa victoire à un récent référendum.

Morales a remercié l’Unasur, remarquant que « pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique du Sud, les pays de notre région décident comment résoudre leurs problèmes, sans la présence des Etats-Unis ».

Les États-Unis ont dominé depuis longtemps l’économie de la Bolivie, spécialement grâce au traitement de ses exportations d’étain.

Comme l’explique l’expert en questions internationales, Stephen Zunes, au début des années 50, « a un moment critique des efforts de la nation, pour se convertir à l’autosuffisance , le gouvernement des États-Unis a obligé la Bolivie à utiliser son capital peu abondant non pour son propre développement, mais pour compenser les ex-propriétaires de mines et pour repayer sa dette extérieure ».

La politique économique qui a été imposée à la Bolivie à cette époque fut précurseur des programmes d’ajustement structurel mis en application sur le continent 30 ans plus tard, sous les termes de « Consensus néolibéral de Washington », qui a eu en général des effets désastreux.

Maintenant, parmi les victimes du fondamentalisme du marché néolibéral on compte aussi les pays riches, où la malédiction de la libéralisation financière a apporté la pire crise financière depuis la grande dépression.

Les modalités traditionnelles du contrôle impérial – de la violence et de la guerre économique – se sont relâchées. L’Amérique Latine a des options réelles. Washington comprend très bien que ces options menacent non seulement sa domination dans l’hémisphère, mais aussi sa domination globale. Le contrôle de l’Amérique Latine a été l’objectif de la politique extérieure des États-Unis depuis les premiers jours de la république.

Si les États-Unis ne peuvent pas contrôler l’Amérique Latine, ils ne peuvent pas espérer « concrétiser un ordre heureux dans d’autres parties du monde », a conclu en 1971 le Conseil National de Sécurité à l’époque de Richard Nixon. Il considérait aussi d’une importance primordiale la destruction de la démocratie chilienne, quelque chose qu’il a fait.

Des experts du courant traditionnel reconnaissent que Washington a seulement appuyé la démocratie quand elle contribuait à ses intérêts économiques et stratégiques. Cette politique a continué, sans changer, jusqu’à maintenant.

Ces préoccupations antidémocratiques sont la forme rationnelle de la théorie des dominos, parfois qualifiée, de façon précise, comme « la menace du bon exemple ». Pour telles raisons, y compris la moindre déviation à l’obéissance la plus stricte est considérée comme une menace existentielle à laquelle on répond d’une manière dure. Cela va depuis l’organisation de la paysannerie dans des communautés lointaines du nord du Laos, jusqu’à la création de coopératives de pêcheurs à Grenade.

Dans une Amérique Latine avec une confiance en soi flambant neuve, l’intégration a au moins trois dimensions. L’une est régionale, un préalable crucial pour l’indépendance, qui oblige le maître de l’hémisphère de choisir des pays, l’un après l’autre. L’autre est globale, en établissant des relations entre sud et sud et en diversifiant les marchés et les investissements. La Chine est devenue un associé de plus en plus important dans les questions hémisphériques. Et la dernière est interne, peut-être la dimension la plus vitale de toutes.

L’Amérique Latine est connue pour la concentration extrême de richesse et de pouvoir, et pour le manque de responsabilité des élites privilégiées à l’égard du bien-être de leur pays.

L’Amérique Latine a de grands problèmes, mais il y a aussi des développements prometteurs qui pourraient annoncer une époque de vraie globalisation. Il s’agit d’une intégration internationale en faveur des intérêts de peuple, non des investisseurs et des autres concentrations du pouvoir.

© Noam Chomsky


Traduit par Danielle Bleitrach pour socio13.wordpress.com.


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