Par Noam Chomsky
Kaleej times (Dubaï), 11 mars 2007
L’escalade de Washington dans les menaces à l’encontre de l’Iran vient de sa détermination à s’assurer le contrôle des sources d’énergie dans la région.
Dans ce Moyen-Orient riche en ressources énergétiques, seuls deux pays ne se sont pas soumis d’eux-mêmes aux exigences de Washington : l’Iran et la Syrie. Bien que les deux soient considérés comme des ennemis, l’Iran est de loin le plus important. Comme c’était la norme durant la guerre froide, le recours à la violence est régulièrement justifié en réaction à la mauvaise influence de l’ennemi principal, et souvent sous les prétextes les plus fragiles.
Sans surprise, alors que Bush dépêche plus de troupes en Irak, remontent à la surface les histoires d’interférence iranienne dans les affaires internes de l’Irak – un pays considéré comme sans interférence étrangère selon la tacite affirmation que Washington dirige la planète.
Dans cete mentalité de guerre froide règnant à Washington, Téhéran est présenté comme le sommet de ce prétendu croissant chiite allant de l’Iran au Hezbollah libanais, en passant par le sud de l’Irak et la Syrie. Et toujours sans surprise l’escalade dans les menaces et accusations contre l’Iran est accompagnée de la volonté mesquine de participer à une conférence des puissances régionales où l’ordre du jour est limité à l’Irak.
Vraisemblablement ce geste diplomatique minimal a pour fonction d’apaiser les craintes et la colère grandissantes soulevées par l’agressivité sans limite de Washington. Ces questions donnent une nouvelle substance à l’étude détaillée de « l’effet irakien » des experts du terrorisme Peter Bergen et Paul Cruickshank, révélant que la guerre en Irak « a augmenté la menace terroriste à travers le monde ». Un « effet iranien » pourrait être encore plus grave.
Pour les États-Unis, le premier objectif au Moyen-Orient a été, et reste, le contrôle de ses ressources énergétiques sans équivalent. L’accès lui-même à ces ressources est une question secondaire. Une fois que ce pétrole est sur les mers il peut aller n’importe où. Ce contrôle est vu comme devant être un instrument de domination globale.
L’influence iranienne dans le « croissant » concurrence le contrôle américain. Par un accident géographique, les plus importantes ressources en pétrole sont situées dans de larges zones chiites : le sud de l’Irak, les régions adjacentes à l’Arabie Saoudite et à l’Iran, avec aussi les réserves en gaz naturel les plus importantes dans le monde. Le pire cauchemar pour Washington serait de perdre l’alliance des chiites qui contrôleraient alors l’essentiel du pétrole mondial et seraient indépendants des Etats-Unis.
Un tel bloc, s’il se mettaient en place, pourrait alors se joindre au « Asian Energy Security Grid » [réseau asiatique de sécurisation des approvisionnement énergétiques] basé en Chine. L’iran pourrait en être l’élément déclencheur. Si les conseillers de Bush imposent leurs vues, ils auront alors sérieusement miné la position des Etats-Unis comme puissance dominante dans le monde.
Pour Washington, la principale offense vient du fait que Téhéran ait défié [les États-Unis], en remontant à la chute du Shah en 1979 et à la crise des otages de l’ambassade américaine. En mesure de retorsion, Washington avait soutenu l’agression de Saddam Hussein contre l’Iran, ce qui a entraîné la mort de centaines de milliers de personnes. Puis sont venues les sanctions meurtrières et, sous Bush, le rejet de tous les efforts diplomatiques iraniens.
En juillet dernier, Israël a envahi le Liban, la cinquième invasion depuis 1978. Comme toujours, le soutien des États-Unis a été un élément critique, les prétextes [israéliens] invoqués ne résistant pas à l’analyse, et les conséquences pour le peuple du Liban se sont avérées sévères. Parmi les raisons de l’invasion israélo-américaine se trouve le fait que les fusées du Hezbollah peuvent avoir un caractère dissuasif en cas d’attaque israélo-américaine contre l’Iran.
En dépit des bruits de bottes, je pense qu’il est peu probable que l’administration Bush attaque l’Iran. L’opinion américaine et celle du monde entier y est totalement opposée. Il apparaît même que l’armée américaine et les services de renseignements y sont opposés. L’Iran ne peut pas se défendre seule contre une attaque américaine, mais elle peut y répondre par d’autres voies, incitant par exemple à une plus grande déstabilisation en Irak.
D’autres avertissements beaucoup plus graves sont lancés, dont ceux de l’historien Britannique Corelli Barnett [spécialisé en questions militaires] qui écrit : « Une attaque contre l’Iran serait le début effectif d’une troisième guerre mondiale. »
Là encore, un prédateur devient plus dangereux et moins prévisible lorsqu’il est blessé. Pour sauver les meubles, l’administration [Bush] peut prendre le risque de plus grands désastres. Cette administration a provoqué une catastrophe inimaginable en Irak. Elle a été incapable d’y mettre en place un régime-client et elle ne peut pas retirer ses troupes sans devoir faire face à la possibilité de perdre le contrôle des ressources énergétiques de tout le Moyen-Orient.
Washington peut alors vouloir déstabiliser l’Iran de l’intérieur. Le mélange etnique en Iran est complexe ; une grande partie de la population n’est pas d’origine perse. Il existe des tendances sécessionnistes et il est très possible que Washinton veuillent les attiser — dans le Khuzestan sur le Golfe par exemple, une région plus arabe que perse et où est concentré le pétrole iranien.
L’escalade dans les menaces sert aussi de moyen de pression pour que d’autres se joignent aux efforts américains pour étrangler économiquement l’Iran, avec un succès prévisible en ce qui concerne les européens. Une autre conséquence prévisible, et sans doute voulue, est de pousser le régime iranien à devenir aussi répressif que possible, provoquant des désordres tout en réprimant les réformateurs.
Il faut aussi diaboliser la direction [iranienne]. En Occident, n’importe quelle déclaration du président Ahmadinejah fait les gros titres, avec des traductions douteuses. Mais Ahmadinejah n’a pas le contrôle de la politique extérieure qui est déterminée par son supérieur, le dirigeant suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Les médias américains font tendent à ignorer les déclarations de Khamenei et spécialement celles qui ont un ton conciliant.
On diffuse largement les propos d’Ahmadinejah lorsqu’il déclare qu’Israël ne devrait pas exister — mais il y a le silence lorsque Khamenei dit de son côté que l’Iran soutient la position de la Ligue Arabe sur le conflit israélo-palestinien, appelant à la normalisation des relations avec Israêl si celui-ci accepte le consensus international sur la solution à deux états.
L’invasion américaine en Irak a pratiquement poussé l’Iran à développer une force de dissuasion nucléaire. Le message a été que les États-Unis attaquaient comme ils le voulaient, tant que la cible restait sans défense. À présent l’Iran est encerclé par les forces américaines en Agfhanistan, en Irak, en Turquie et dans le golfe persique, et à proximité se trouvent, disposant de la puissance nucléaire, le Pakistan et Israël, ce dernier avec le statut de super-puissance régionale grâce au soutien des Etats-Unis.
En 2003, l’Iran a proposé de négocier sur toutes les questions sensibles dont la politique nucléaire et les relations israélo-palestiniennes. La réponse américaine a été de censurer le diplomate suisse qui se faisait le relais de la proposition.
L’année suivante, l’Union Européenne et l’Iran trouvait un terrain d’entente sur la suspension par l’Iran des activités d’enrichissement de l’uranium ; en retour l’Union Européenne fournirait « des garanties fermes sur les questions de sécurité », une allusion aux menaces israélo-américaines de bombarder l’Iran.
Apparemment sous la pression des États-Unis, les européens ont abandonné cette voie. L’Iran a alors repris son activité d’enrichissement. Le véritable intérêt des États-Unis pour dissuader l’Iran de développer l’arme nucléaire serait de mettre en oeuvre l’accord avec les européens en acceptant de vraies négociations et en agissant de concert avec les autres pays pour que l’Iran soit intégré dans le système économique international.
© Noam Chomsky
Traduit par Claude Zurbach pour Info-Palestine et Contre Info.