[2007] En mémoire de Tanya Reinhart (1943-2007)

Par Noam Chomsky

Retour chomsky.info, 18 mars 2007 Imprimer

Note de l’éditeur : Avec la disparition de Tanya Reinhart, nous avons perdu une intellectuelle hors de pair et l’une des voix les plus courageuses s’étant élevées de l’intérieur d’Israël. Au mois d’octobre, nous avons publié sur ce site une interview de Tanya Reinart par Eric Hazan à l’occasion de la publication de son dernier livre, Roadmap to Nowhere [Une Feuille de route pour nulle part]. En conclusion, Eric Hazan lui demanda : « En dépit des événements tragiques décrits dans votre livre, le sentiment général qui s’en dégage, c’est l’espoir. Comment cela se fait-il ? »

Tanya Reinhart : « A mon avis, la raison pour laquelle les Etats-Unis ont exercé une pression (aussi limitée ait-elle été) sur Israël, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, c’était qu’en ce moment donné de l’Histoire, il n’était plus possible d’ignorer le mécontentement mondial suscité par leur politique de soutien aveugle à Israël. Cela démontre qu’un combat sans relâche peut avoir un effet, et  amener des gouvernements à agir. Une telle lutte commence avec le peuple palestinien, qui supporte l’oppression brutale d’Israël depuis des décennies et qui, grâce à son esprit de sumûd — son attachement à sa terre — et à son endurance quotidienne, à son organisation et à sa résistance, a réussi à maintenir vivante la cause palestinienne — et c’est là quelque chose que tous les peuples n’ont pas réussi à faire. Ce combat continue avec la lutte internationale — les mouvements de solidarité qui envoient des volontaires dans les territoires occupés, qui montent la garde dans les maisons (que les Palestiniens ont dû abandonner), des professeurs qui signent des pétitions appelant au boycott (d’Israël), s’exposant de ce fait à un harcèlement quotidien, quelques rares journalistes courageux qui insistent à écrire la vérité, à contre-courant de médias complaisants et contre la pression des lobbies pro-israéliens. Souvent, ce combat pour la justice semble perdu d’avance. Et pourtant, il a pénétré la conscience mondiale. C’est cette conscience collective qui a fini par contraindre les Etats-Unis à faire pression sur Israël pour lui arracher quelques concessions, aussi mineures soient-elles… Certes, il est possible de réduire la cause palestinienne au silence, pour un temps, comme actuellement. Mais elle se fera entendre à nouveau. »

Tanya fut au nombre de celles et ceux dont la voix et les écrits déterminés ont réussi précisément cela : changer la conscience mondiale.

Il est douloureux, et difficile, d’écrire au sujet de la perte d’une ancienne et très chère amie. Tanya Reinhart était exactement cela. Tanya était une scientifique brillante et créative. Je suis en mesure de formuler ma propre évaluation de son travail, de manière extrêmement concise, en rappelant que, voici des années, alors que je pensais au devenir de ma faculté après mon départ à la retraite, j’ai essayé de proposer à Tanya de me remplacer à mon poste, mais ces plans n’ont pas abouti, à mon grand regret, essentiellement pour des raisons administratives.

Je ne tenterai pas d’énumérer ses contributions remarquables à quasiment tous les principaux domaines des études linguistiques. Parmi ces contributions, je citerai des investigations originales et hautement probantes sur la structure et les modalités syntactiques, la dépendance référencielle, les principes de la sémantique lexicale et leur conséquences pour l’organisation syntactique, les approches unifiées de l’interprétation sémantique trans-linguistique de structures complexes qui apparaissent superficiellement varier largement, la théorie de l’accent et de l’intonation, des systèmes d’analyse grammaticale efficaces, l’interaction entre les calculs internes et pensée et systèmes sensoriels et moteurs, le design optimal en tant que principe premier du langage, et bien d’autres domaines encore. Son travail académique s’étendait bien au-delà de la linguistique pure, touchant à la théorie littéraire, aux mass médias et à la propagande, ainsi qu’à d’autres éléments fondamentaux de la culture intellectuelle.

Mais le travail professionnel remarquable de Tanya n’était qu’un des aspects de sa vie, et de notre longue et franche amitié. Elle était un des défenseurs les plus courageux et honorables des droits de l’homme dont j’aie jamais eu le privilège de les rencontrer. Comme toute personne honnête devrait le faire, elle focalisait son attention et son énergie sur les actes de son propre pays et de sa propre société, dont elle partageait la responsabilité — y compris celle, qu’elle n’a jamais esquivée, de dénoncer des crimes d’Etat et de défendre les victimes de la répression, de la violence, et de la conquête.

Ses nombreux articles et ouvrages ont contribué à écarter le voile qui cachait des agissements criminels outrageants, en projetant une lumière crue sur une réalité qui était cachée, et tout cela fut d’une valeur immense pour tous ceux qui cherchaient à comprendre et à réagir d’une manière qui fût décente. Son militantisme ne se limitait pas aux mots, aussi importants ces mots ont-ils été. Elle était sur le front d’une résistance directe à des agissements intolérables, elle était tout autant participante qu’organisatrice — un comportement qu’on ne saurait trop estimer. On conservera d’elle le souvenir non seulement d’un défenseur résolu et honorable des droits des Palestiniens, mais aussi d’une de ceux qui se seront battus afin de sauver l’intégrité morale de sa propre société israélienne, ainsi que l’espoir de ce pays de pouvoir survivre sans offenser la décence.

La disparition de Tanya est une perte terrible, non seulement pour sa famille et ceux qui ont eu la chance de la connaître personnellement, ainsi que ceux qu’elle a défendus et protégés avec un tel dévouement et un tel courage, mais pour toutes les personnes soucieuses de liberté, de justice, et d’une paix honorable.

© Noam Chomsky


Traduit par Claude Zurbach pour Info-Palestine et Contre Info.


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