[1975] Les États-Unis face au risque de guerre

Entre Israël et les Arabes

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, Février 1975 Imprimer

Le « Jeu des nations » en Proche-Orient comporte de nombreux joueurs, et la plupart d’entre eux situent l’enjeu à un niveau très élevé. Tellement élevé, en fait, qu’ils accepteront virtuellement n’importe quel risque pour atteindre leurs objectifs nationaux. Ceci est vrai des deux nations dont le conflit local est au centre d’un complexe réseau d’intérêts et d’antagonismes – les juifs israéliens et les Arabes palestiniens – chacune d’elles revendiquant des droits nationaux sur un seul et même territoire. Mais ce n’est pas moins vrai des Etats impériaux : les principaux producteurs de pétrole ne peuvent guère se tenir à l’écart du conflit local, quelles que soient les tendances de leur groupe dirigeant : en conséquence, la structure sur laquelle est fondée la puissance du monde industriel sera nécessairement affectée, et elle peut même être déterminée par le dénouement du conflit.

Il est assez simple d’esquisser un scénario qui aboutit à la destruction des protagonistes locaux et même à la troisième -et dernière – guerre mondiale du siècle. Les Pays du champ de bataille » – Egypte et la Syrie, avec la Jordanie qui, non sans répugnance, est devenue leur partenaire – se rendant compte que la négociation et des arrangements politiques ne leur permettront pas de recouvrer leurs territoires occupés, peuvent considérer la guerre comme leur seul choix, particulièrement en cas d’agitation intérieure. Dans un état de tension élevée, Israël pourrait frapper, sentant que sa survie est en cause. Il est improbable que le schéma de la guerre d’octobre 1973 se renouvelle. Ou bien, isolé sur le plan international, et confronté à une aggravation de l’équilibre des puissances, Israël peut se sentir incapable de soutenir une course aux armements avec un adversaire dont la richesse est illimitée. Dans de telles circonstances, une agression préemptive pourrait apparaître comme la seule mesure raisonnable, quelles qu’en soient les conséquences.

Pour élargir le tableau, il faut considérer les intérêts des Etats-Unis. Un principe fondamental de la politique américaine veut que les incomparables ressources énergétiques du Proche-Orient restent sous le contrôle des Etats-Unis et de leurs compagnies pétrolières ou, à tout le moins, que leurs concurrents n’obtiennent pas un accès privilégié à ces réserves. En exagérant à peine, il s’agit là d’un véritable axiome. Les Etats-Unis toléreront un type assez formel de « nationalisation » qui laisserait le traitement et la distribution aux mains de compagnies résidant aux Etats-Unis, mais il est hautement improbable qu’ils acceptent des mesures qui bouleverseraient sérieusement ce système. La menace répétée d’intervention militaire est, sans aucun doute, conçue comme un avertissement modéré à cet effet.

Une importante pénétration russe dans les régions productrices de pétrole conduirait presque certainement à une guerre générale. Mais, en dehors de cette lointaine éventualité, les Etats-Unis ne sont pas disposés à permettre que s’établisse, entre les producteurs de pétrole et les autres pays capitalistes industriels, un nouveau type de relations sur une échelle assez vaste pour menacer l’hégémonie américaine. Depuis la seconde guerre mondiale, un objectif prioritaire de la politique étrangère des Etats-Unis a consisté à s’assurer que l’Europe occidentale et le Japon resteraient sous leur domination effective. Ce système global serait sérieusement remis en cause par d’importants arrangements bilatéraux entre pays capitalistes et pays producteurs de pétrole. Après la guerre d’octobre, des approches dans cette direction se sont heurtées à la volonté de Washington, qui tient à maintenir sous son contrôle un « front uni » des consommateurs. En outre, le gouvernement américain s’efforce de faire en sorte que les compagnies américaines amassent, aux derniers stades d’une économie basée sur le pétrole, des profits suffisants pour garder leur domination sur la phase suivante, fondé le charbon ou l’énergie nucléaire.

Supposons alors que l’Arabie Saoudite, qui est au centre du drame, exerce sur les Etats-Unis une pression pour contraindre Israël à évacuer les territoires occupés. Si cette pression est sérieuse, les Etats-Unis seront devant le dilemme : ou bien céder, ou bien prendre par la force le contrôle de secteurs importants des réserves pétrolières saoudiennes, initiative risquée aux conséquences imprévisibles. Les Etats-Unis n’ont pas pris d’engagement permanent à l’égard des territoires occupés par Israël. Leur décision de soutenir cette annexion virtuelle était une mesure temporaire, officiellement établie lorsque M. Kissinger prit en 1970 la direction des affaires du Proche-Orient, mais abandonnée comme principe directeur lorsque la guerre d’octobre démontra qu’elle reposait sur une prémisse fausse, à savoir que la puissance d’Israël échappait à une menace à court terme. A ce stade, sa politique étant en ruine, M. Kissinger commença naturellement à reprendre en considération le « plan Rogers », qui avait été abandonné. En cas de pression sérieuse de la part des producteurs de pétrole, il est probable que les Etats-Unis exerceraient à leur tour une pression sur Israël pour qu’il évacue les territoires occupés, comme en 1956.

Que serait alors la réaction d’Israël ? Cela dépendrait évidemment de la nature même de la pression américaine. Depuis 1967, Israël a adopté une politique qui, de manière tout à fait prévisible, conduit à son isolement international et à sa totale dépendance à l’égard des Etats-Unis : jeu dangereux pour un petit pays, qui n’est pas en mesure de résister à des ordres venus de Washington. Si la position américaine est forte et claire, Israël sera contraint de s’incliner. Mais il y aura probablement quelques dissensions à l’intérieur du gouvernement américain et, prenant conscience de ce fait, Israël pourrait tenter de cimenter dans un sens tout à fait différent l’alliance américaine, dont il dépend maintenant pour sa survie. Une attaque israélienne couronnée de succès provoquerait forcément une réaction soviétique qui, même limitée à des mesures ou avertissements hésitants, déclencherait l’intervention massive des Etats-Unis. Cela en vertu de l’« axiome n° 1 » de la politique mondiale des Etats-Unis, cité plus haut. Un embargo pétrolier ou une réduction de la production arabe pourrait avoir le même résultat. Une attaque préemptive par Israël pourrait même conduire à une invasion directe des régions pétrolifères. Dans un cas comme dans l’autre, Israël aurait réussi, mais au risque d’une guerre nucléaire, à restaurer l’alliance américaine. Ainsi pourrait raisonner le gouvernement israélien s’il était mis en demeure de se retirer dans les frontières de 1967.

Aucune de ces éventualités n’est invraisemblable. Elles comportent toutes le risque de destruction à la fois des juifs israéliens et des Arabes palestiniens : dans le contexte de leur conflit local, s’ils ne peuvent pas vivre ensemble ils seront détruits ensemble. Le risque d’une guerre générale n’est pas mince. Et il en sera ainsi aussi longtemps qu’Israël occupera les territoires conquis en 1967.

Le rôle ambigu de l’Arabie Saoudite

Pour le moment, les pays arabes producteurs de pétrole n’exercent pas de pression sur les Etats-Unis pour contraindre Israël au retrait. Les dirigeants de ces pays trouvent d’ailleurs un intérêt indirect dans la puissance d’Israël qui sert de barrière à la fois contre l’influence soviétique et contre le potentiel destructeur d’un nationalisme arabe radical, bien qu’en même temps ces deux dangers soient encouragés par l’occupation israélienne. Les relations d’Etat à Etat sont donc complexes. L’Arabie Saoudite n’est pas moins hostile à l’Iran, mais elle est satisfaite que les forces iraniennes soient engagées, sur ses frontières, contre les insurgés du Dhofar. Son attitude à l’égard d’Israël présente des ambiguïtés similaires. Avant la guerre d’octobre, elle n’a pas utilisé ses immenses potentialités pour, par l’intermédiaire des Etats-Unis, déloger les Israéliens des territoires occupés. Et même en octobre 1973 elle attendit onze jours avant de s’associer aux mesures anti-américaines. A ce point, à moins de renoncer à ses prétentions à représenter le nationalisme arabe, ce qui aurait eu pour conséquence de radicaliser le monde arabe, elle ne pouvait plus s’abstenir. L’Arabie Saoudite préférerait rester dans l’orbite américaine, et elle ne prendra aucune initiative qui menacerait la puissance des Etats-Unis, à moins d’y être contrainte, comme en octobre 1973, par des forces échappant à son contrôle.

Il est ainsi possible d’imaginer que l’actuelle politique israélo-américaine réussisse pendant un certain temps. Suivant cette politique, Israël s’efforcera de négocier avec l’Egypte une sorte d’accord sur la séparation des forces, afin de neutraliser ainsi son front méridional, tout en intensifiant ses efforts pour incorporer la rive occidentale du Jourdain, la bande de Gaza et les hauteurs du Golan à l’intérieur d’un Israël agrandi. Eventuellement, quelque forme d’autonomie interne serait offerte à la population arabe locale. Israël aurait alors les mains libres pour poursuivre ses opérations militaires dans le Sud du Liban. Isolée, la Syrie serait réduite au rôle de spectateur silencieux.

Les prix du pétrole demeureront élevés, mais, pour les Etats-Unis, ce n’est pas un désastre sans mélange : Ils sont moins rudement frappés que leurs rivaux industriels et ils bénéficient directement des profits grandement accrus des compagnies pétrolières américaines. Comme l’observe Michael Tanzer, « l’un des principaux effets des changements survenus dans l’industrie pétrolière internationale est un transfert radical de puissance économique de l’Europe occidentale et du Japon vers les Etats-Unis » (1).

Il est vrai que l’Arabie Saoudite et les Etats du Golfe vont amasser de fantastiques réserves de capitaux, mais le problème n’est certes pas sans solution aussi longtemps que ces pays restent des « Etats-clients » de l’Amérique. L’Arabie Saoudite peut devenir le banquier des forces réactionnaires du monde, un peu comme le tsar il y a un siècle, ou, pour prendre un exemple plus proche de nous, comme les Etats-Unis après la seconde guerre mondiale. Le déclin de leur hégémonie globale a contraint les Etats-Unis à rechercher des concours pour administrer la société internationale et réprimer le nationalisme révolutionnaire dans de vastes régions qui n’ont pas échappé à son contrôle. D’autres puissances se sont parfois montrées hésitantes, comme on l’a vu lorsqu’il s’est agi d’organiser un soutien international au régime de Saigon. Mais maintenant les Etats-Unis peuvent, grâce au prix du pétrole, imposer à leurs alliés récalcitrants le paiement de leur contribution. L’Arabie Saoudite peut en fait devenir une espèce de Banque mondiale plus facile à manier et à laquelle chaque puissance versera son dû. Elle servira ainsi les intérêts impériaux de l’Amérique qui pour l’essentiel coïncident avec les siens. L’Arabie Saoudite a déjà accordé à la Banque mondiale un prêt de 750 millions de dollars, soit le prêt le plus important, et de loin, jamais accordé à la Banque au cours de ses vingt-cinq ans d’histoire (2). Elle peut aussi agir directement sous l’égide des Etats-Unis.

Un équilibre éminemment instable

Dans un tout autre domaine, les importantes ventes d’armes à la région et les nouvelles possibilités d’investissements compensent en partie l’impact des prix du pétrole sur l’économie américaine. La Russie comprend fort bien les principes fondamentaux de la politique américaine, et il est douteux qu’elle veuille menacer sérieusement le système dominé par les Etats-Unis. Son principal souci est de ménager la « détente » et d’administrer son propre domaine impérial. Aucune autre puissance extérieure ne peut défier sérieusement la « pax americana » dans la région. Il n’est donc pas inconcevable que l’ordre actuel soit maintenu pour un certain temps.

Mais, de toute évidence, le système est hautement instable. De nouveaux développements à l’intérieur du monde arabe peuvent empêcher l’Arabie Saoudite et l’Egypte de rester indéfiniment, ou même pour une très longue période, dans leurs dispositions actuelles. Comme on l’a déjà noté, Israël aussi peut ne pas être disposé à accepter les conséquences inévitables d’une économie militarisée où ses ressources limitées doivent être consacrées à l’achat et à la production d’armements. Des conflits sociaux peuvent éclater en Israël, encourageant des mesures plus agressives en vue de régler le problème sur des bases plus favorables par le moyen d’une victoire militaire décisive. On peut arguer que de tels espoirs sont illusoires, mais l’histoire a enregistré de nombreuses aventures similaires. En outre, à moins que le mouvement palestinien ne soit détruit, il continuera de menacer la stabilité du système et posera des problèmes aux Etats arabes en stimulant les tendances nationalistes les plus radicales. De telle sorte que ces Etats ont intérêt à régler le problème palestinien ou, au moins, à le ramener à des proportions plus facilement acceptables.

Il est possible d’imaginer un système très différent, plus stable et non moins favorable aux intérêts de l’empire américain et des Etats arabes. Cela consisterait à appliquer la résolution votée en novembre 1967 par les Nations unies, telle qu’elle est généralement interprétée dans le monde. Ceci impliquerait un retour à des frontières proches de celles de 1967 dans le cadre d’un accord de paix régional, avec quelque forme de démilitarisation et de garantie internationale, quelle que soit la valeur de cette dernière, en fait peu utile comme l’histoire le démontre largement. Dans les conditions actuelles, un tel arrangement devrait aller au-delà de la résolution de l’ONU en ce sens qu’un Etat palestinien organisé par l’O.L.P. serait établi. Divers ajustements peuvent être imaginés, mais le cadre général est parfaitement clair.

Du point de vue des Etats arabes, ce serait une issue satisfaisante, au moins à titre temporaire. La signification réelle de la conférence de Rabat peut être que les Etats arabes sont arrivés à la conclusion, raisonnable de leur point de vue, qu’ils doivent contenir le nationalisme palestinien dans une petite région restant sous le contrôle de l’alliance israélo-jordanienne. D’où un mini-Etat palestinien. Limitée à cette région et affrontée aux problèmes de l’édification de son autorité d’Etat, l’O.L.P. pourrait éventuellement choisir une nouvelle voie. Des éléments plus conservateurs pourraient devenir dominants, s’adaptant à la nouvelle situation politique et mettant ainsi un terme à la menace potentielle que ces nationalistes radicaux ont éveillée dans le monde arabe.

Une telle solution ne peut qu’être imposée par la force impériale, si déplorable que ce soit, au moyen d’une forte pression américaine sur Israël. Une telle pression, nous l’avons déjà signalé, pourrait conduire à la guerre, une guerre déclenchée par un gouvernement israélien désespéré de se voir coincé dans une impasse, face à un avenir intolérable.

Le jeu du libéralisme américain

La forme que pourrait prendre la pression américaine dépendrait de l’évolution à l’intérieur même des Etats-Unis. Ici aussi, le sujet est complexe. Le courant principal de l’idéologie politique américaine est plutôt étroit, mais comporte de légères variantes. Comme dans le passé, on peut prévoir qu’une victoire du libéralisme américain renforcerait les tendances militaristes et interventionnistes. Le libéralisme moderne est l’idéologie de la centralisation du pouvoir d’Etat prétendument exercée à des fins bienveillantes dans le cadre général des institutions capitalistes. En politique intérieure, il signifie une certaine dose de réformes sociales inspirées par l’Etat, et des interventions étatiques dans l’économie, dans la mesure où elles servent, et ne gênent pas, les intérêts du capital monopoliste. Des dépenses militaires, un grand programme d’autoroutes (avec le démantèlement simultané des transports publics) et la course à l’espace ont été, dans le passé, la traduction naturelle de cette idéologie. Pour de bonnes raisons toujours valables, la production de haute technologie militaire restera toujours la plus séduisante recette, compte tenu des limites de l’intervention étatique dans l’économie capitaliste. Les affaires mondiales tendront à être interprétées de manière à favoriser un tel programme.

Sur le plan international, ce type de libéralisme conduit à un « management » global, par la force si c’est nécessaire, mais toujours avec les meilleures intentions, comme des idéologues intellectuels se chargeront patiemment de l’expliquer. Il est alors prévisible qu’une politique d’intervention militaire en faveur d’Israël sera bien reçue par les libéraux américains, et, dans la mesure où leur pouvoir politique s’accroîtra, les pressions pour contraindre Israël à évacuer les territoires occupés auront tendance à diminuer. En dehors de ces considérations, le soutien accordé par les Etats-Unis à l’occupation israélienne varie en fonction de l’appréciation de la puissance relative d’Israël dans la région. Depuis 1967, et particulièrement depuis 1970, lorsque cette puissance a paru substantielle, l’appui américain à la politique d’occupation a été important. Depuis octobre 1973, il a quelque peu diminué, en vertu d’une appréciation révisée de l’équilibre des forces dans la région. On peut prévoir que ce schéma persistera.

Si l’influence américaine s’exerce de manière décisive, Israël sera obligé d’accepter un accord proche de celui qui a été précédemment esquissé. Ce serait une pilule amère, mais les autres solutions disponibles ne sont pas plus réjouissantes. L’accord qui en résulterait laisserait un Etat palestinien dépendant, dominé par Israël et, à un moindre degré, par son beaucoup plus faible allié jordanien. Du point de vue de la sécurité d’Israël, ce pourrait bien être le meilleur accord possible. Un Etat palestinien subordonné à Israël et à la Jordanie ne constituerait pas une menace militaire ; ses dirigeants seraient appelés à contrôler les éléments créateurs de désordres et semi-indépendants, à se comporter de telle sorte qu’ils soient considérés comme « responsables » par les Etats voisins et par les grandes puissances.

« Levantiniser » la population d’Israël ?

Mais la sécurité n’est pas le seul problème. Si un règlement de cette nature intervenait, Israël pourrait à nouveau se trouver dans une situation qui ne différerait pas tellement de celle de 1966, avec une économie déprimée et une certaine érosion de son dynamisme qui pourraient avoir de sérieuses conséquences. L’émigration des éléments instruits et privilégiés de sa population pourrait augmenter, comme cela se produisit avant la guerre de 1967. On peut prévoir, sans grande crainte de se tromper, que l’émigration juive de Russie, si les autorités soviétiques l’autorisent, se dirigera vers l’Occident. En décembre 1974. 35 % des juifs russes arrivés à Vienne choisissaient déjà d’aller à l’Ouest, contre 4 % en 1973 et 17 % en 1972 (3). Et les pays d’Europe occidentale ont commencé à bloquer le faible courant des émigrants juifs russes venus d’Israël. Tout cela évoque certains souvenirs sombres de l’époque où, à partir des années 30, les Etats-Unis voyaient sans déplaisir les juifs émigrer en Palestine, bien que les frontières américaines fussent pratiquement fermées et où, pour citer un cas célèbre, un navire allemand transportant des réfugiés juifs munis de visas américains postdatés était refoulé vers l’Europe et l’holocauste. Avec une réduction de l’immigration russe, la fraction européenne de la société israélienne pourrait avoir des difficultés à préserver sa position dominante. Le pays risque de se « levantiniser », comme le redoute la direction sioniste. Ce sont des perspectives que les responsables israéliens n’affronteront pas de gaieté de cœur.

Pour le moment, l’impasse est complète sur le plan local entre Israël et les Palestiniens. Partout où les Palestiniens peuvent faire entendre leur voix, c’est pour proclamer leur soutien à l’O.L.P. Cette dernière n’a présenté aucun programme substantiel qui puisse servir de base de discussion dans la société israélienne. L’O.L.P. parle d’un Etat laïc démocratique dans le cadre de l’« unité arabe totale » (4), n’offrant aux juifs israéliens d’autre perspective que de former une minorité tolérée jouissant des droits civiques au sein d’une « nation arabe ». Tandis qu’elle s’affirme prête à administrer les territoires libérés de l’occupation israélienne, elle continue de s’opposer à tout plan impliquant une reconnaissance d’Israël, la conciliation avec cet Etat et la renonciation aux droits nationaux des Palestiniens (en tant que partie de la nation arabe) sur toute portion de l’ancienne-Palestine (5). Officiellement, « le but de la révolution palestinienne est fa liquidation de l’entité (sioniste) sous tous ses aspects (politique, militaire, social, syndical et culturel) et la libération complète de la Palestine » de manière que tous ses citoyens puissent « coexister avec des droits et des obligations égaux dans le cadre des aspirations de la nation arabe à l’unité et au progrès » (6). Par contraste, les juifs se voient refuser tout droit national dans un tel dessein. En vertu de ce qu’El Fath a décrit comme « un arrangement transitoire collectif immédiatement après la libération », les juifs « auraient le droit de pratiquer leur religion et de développer leur culture et leur langue en tant que groupe, outre leur participation politique et culturelle individuelle » (7). A l’évidence, le programme laisse prévoir que toutes les couches de la société israélienne s’uniront pour résister à la liquidation de leurs institutions politiques, sociales et culturelles, et à l’abrogation de tout droit national au sein d’un Etat arabe faisant partie de la nation arabe.

De son côté, Israël refuse toute négociation avec l’O.L.P. Dans le régime d’occupation, la liberté d’expression politique a été soigneusement contrôlée ou supprimée, et bien des leaders potentiels ont été arrêtés sans inculpation et déportés. Un cas récent et important : le Dr Hanna Nasser, président du collège Bir-Zeit, sur la rive occidentale, a été déporté sans inculpation. Il « est considéré par les résidents de la rive occidentale comme un nationaliste aux vues modérées sans lien avec l’O.L.P. ou le Front national palestinien qui bénéficie du soutien de l’O.L.P. (8) », lequel, d’ailleurs, a été démantelé à la suite d’arrestations successives dans les milieux intellectuels de la rive occidentale.

Les exclusives réciproques

Après la guerre de 1967, Israël a eu diverses occasions de s’acheminer vers un règlement pacifique mais ne les a jamais saisies. Il aurait pu ainsi autoriser un certain degré de liberté d’expression et d’organisation politique dans les territoires occupés, ce qui aurait été un premier pas vers un règlement pacifique avec participation des Palestiniens. On a appris récemment que le commandant militaire de la rive occidentale après 1967, le général Haim Herzog avait proposé que l’on encourage une formation palestinienne sur la rive occidentale « pour œuvrer contre l’O.L.P. » (9), et que des notables de cette rive avaient pris contact avec lui pour demander, précisément, qu’une organisation politique de cette sorte y soit autorisée. Même ce projet fut repoussé par le régime d’occupation militaire, soi-disant « légère », et la censure gouvernementale a empêché la presse israélienne de faire état de la proposition du général Herzog, comme il l’a rapporté lui-même. D’autres mesures plus imaginatives auraient pu être prises à cette époque en faveur d’une certaine forme de fédération entre les régions à majorité juive et les régions à majorité palestinienne.

Ce sont bien des propositions de cette sorte qui sont maintenant formulées par des ministres du gouvernement, mais elles n’ont plus guère de sens étant données les circonstances depuis la guerre d’octobre 1973.

Les porte-parole du gouvernement n’ont cessé de proclamer avec insistance que les hauteurs du Golan, la Grande-Jérusalem, la bande de Gaza, Charm-El-Cheikh et son accès, et même une bonne partie de la vallée du Jourdain, resteront à l’Etat d’Israël, quel que soit le règlement politique. Le premier ministre, M. Rabin, a évoqué à l’occasion la nécessité à long terme de transférer en Jordanie des réfugiés de Gaza et de la rive occidentale (10). Qui plus est, le gouvernement poursuit son programme de développement dans les régions occupées. Récemment encore, on annonçait un projet de nouvelle implantation industrielle entre Jérusalem et Jéricho. Apparemment, ces déclarations et ces programmes ferment la voie à tout règlement politique.

Dans les circonstances présentes, pour parler clair, l’O.L.P. doit être partie à toute négociation sérieuse, et si cette négociation aboutit à une issue pacifique, un Etat palestinien sera établi sous l’égide de l’O.L.P. On trouve bien quelques individus au sein du principal courant politique en Israël qui font objection à l’actuelle politique d’intégration des territoires occupés et qui sont prêts à faire face à ces réalités politiques. Néanmoins ils sont peu nombreux, et leurs analyses ou leurs propositions ne sont pas claires sur les points essentiels. C’est ainsi par exemple que Mme Shulamit Aloni s’est courageusement prononcée en faveur des droits nationaux, palestiniens et de la nécessité d’un règlement politique. Mais elle n’a cessé de déclarer que ce qu’elle appelle le « binationalisme » est une solution inacceptable, comme le prouvent les événements récents à Chypre. Mais qu’entend-on par là exactement ? Chypre n’était pas un Etat « binational », du moins au sens où ce terme fut employé dans l’histoire du mouvement sioniste et qui impliquait des institutions nationales parallèles pour les diverses nationalités. Chypre était plutôt, essentiellement, comme Israël avant 1967, un Etat composé de deux groupes nationaux, une majorité grecque et une minorité turque d’à peu près la même importance que la minorité arabe à l’intérieur de la « ligne verte » (les frontières d’avant 1967). Si, pour une telle société multinationale, la seule solution est la partition et le transfert de populations, comme Mme Aloni semble l’entendre dans ses remarques, il en découle alors que, si un Etat palestinien doit voir le jour, la minorité arabe d’Israël devra être transférée dans cet Etat. Si Mme Aloni ne va pas jusqu’à cette conclusion, son analyse et l’analogie qu’elle établit avec Chypre y conduisent implicitement.

Ainsi peut-on apprécier l’ampleur du dilemme, un dilemme inhérent à la politique sioniste. Le mouvement sioniste s’était prononcé à la fois pour la démocratie et pour un Etat juif, deux notions apparemment incompatibles, tout comme il n’y aura pas d’Etat arabe démocratique comprenant des citoyens non arabes. Un Etat juif (et de la même façon un Etat arabe, un Etat blanc, etc.) peut progresser vers la démocratie de deux manières : soit en garantissant que tous ses citoyens sont juifs, soit en réduisant le caractère juif de l’Etat à un simple symbole. Il ne se trouve aucun groupe important en Israël pour demander le démantèlement des structures légales et institutionnelles ou des pratiques administratives qui garantissent la prédominance juive. En réalité. le problème y est à peine soulevé et il ne donne guère matière à discussion. Traditionnellement, des arguments fallacieux l’ont fait disparaître de la pensée consciente. Ainsi, prétendait-on, l’Etat juif serait juif uniquement dans le sens où l’Angleterre est anglaise ou la France française, ce qui est une impossibilité évidente aussi longtemps qu’il y aura des citoyens non juifs dans l’Etat juif. L’autre solution, le « transfert de population » – c’est-à-dire l’expulsion, pour s’exprimer plus honnêtement – fera évidemment d’Israël un Etat juif tout comme l’Angleterre est anglaise, du moins aussi longtemps que seuls des juifs y auront droit à la citoyenneté. Mais ni l’un ni l’autre des deux termes de l’alternative n’est clairement formulé en réalité, et cela s’explique peut-être par le malaise que soulève un tel problème chez un peuple sincèrement voué à la fois à la démocratie et à la prédominance juive.

Mais ce problème n’en existe pas moins. On l’a déjà noté, il trouve des analogies dans la doctrine de l’O.L.P. Et il n’en continuera pas moins d’empoisonner les relations entre juifs et Arabes même si un Etat juif et un Etat palestinien viennent à coexister, l’un et l’autre fondés sur le principe fondamental de la discrimination.

Le fait est que même des petites mesures partielles en faveur d’un accommodement seraient facilitées si des programmes à long terme offraient quelque possibilité de réconciliation entre les deux groupes nationaux juif et palestinien, dans le cadre d’un ordre social fondé sur la justice et la démocratie. Les « réalistes » qui repoussent les « solutions utopiques » ne peuvent percevoir cet élément de la réalité sociale, et ils se trouvent ainsi enfermés dans le piège d’un conflit sans solution. Aux premiers temps du sionisme, avant la seconde guerre mondiale, Ben Gourion et d’autres se disaient partisans du binationalisme socialiste. Il ne serait peut-être pas inutile de ranimer ces idées aujourd’hui, et de construire sur elles un programme de longue portée. Pour les socialistes des deux sociétés ennemies, c’est du moins une entreprise toute naturelle. Ce programme pourrait offrir le cadre d’un futur règlement et, plus tard, d’une vraie coopération entre des peuples condamnés à s’entendre s’ils veulent survivre.

© Noam Chomsky

(1) Michael Tanzer, The Energy crisis World Struggle for Power and Wealth, Monthly Review Press, New-York, 1974, page 133.

(2) Edwin L. Dale, New York Times du 18 décembre 1974.

(3) Eric Silver, Guardian Weekly du 18 janvier 1975 (Manchester-Londres).

(4) Conseil national palestinien. Programme politique, juin 1974.

(5) Ibid.

(6) Déclaration du commandement unifié du Mouvement de la résistance Palestinienne, 6 mai 1970.

(7) Déclaration d’El Fath : « Vers un Etat démocratique en Palestine » au second congrès mondial sur la Palestine, septembre 1970.

(8) Jim Hoagland, Washington Post, du 28 novembre 1974.

(9) Extrait d’une déclaration Publique du général Herzog publiés dans Emda n° 3, décembre 1974, Tel-Aviv.

(10) Voir par exemple les citations reproduites dans Christian Science Monitor du 3 juin 1974 (Francis Ofner, Tel-Aviv), Yediot Ahronot du 23 juillet 1974 et Maariv du 16 février 1973.


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