[2008] Le pétrole, il n’y a que ça qui compte !

Par Noam Chomsky

Retour Khaleej Times (Dubaï), 8 juillet 2008 Imprimer

L’accord qui se profile entre le Ministère irakien du pétrole et quatre compagnies pétrolières occidentales soulève de délicates questions quant aux motifs de l’invasion et de l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis. Ces questions devraient être posées par les candidats aux élections présidentielles et discutées sérieusement aux Etats-Unis, comme bien sûr en Irak occupé, où il semble que la population ne joue qu’un rôle mineur – si tant est qu’elle en joue un – dans la définition de l’avenir.

Les négociations relatives au renouvellement des concessions pétrolières, perdues lors des nationalisations qui ont permis aux pays producteurs de récupérer le contrôle de leurs propres ressources, vont bon train pour Exxon Mobil, Shell, Total et BP. Ces partenaires originels au sein de la Compagnie Pétrolifère Irakienne sont désormais rejoints par Chevron et d’autres compagnies pétrolières de plus petite taille. Ces contrats négociés sans mise en concurrence, apparemment rédigés par les compagnies pétrolières avec l’aide des officiels américains, ont été préférés aux offres formulées par plus de 40 autres sociétés, notamment chinoises, indiennes et russes.

« Le monde arabe et certaines parties de la population américaine soupçonnaient que les Etats-Unis étaient entrés en guerre précisément pour sécuriser la manne pétrolière que ces contrats cherchent à extraire » a écrit Andrew E. Kramer dans le New York Times. La référence de Kramer à un soupçon est un euphémisme. Il est par ailleurs des plus vraisemblables que l’occupation militaire a elle-même impulsé la restauration d’une Compagnie Pétrolifère Iraquienne haïe, installée à l’époque de la domination britannique afin de « se repaître de la richesse de l’Irak dans le cadre d’un accord notoirement déséquilibré », comme l’écrit Seamus Milne dans le London Guardian.

Les derniers rapports évoquent des retards dans la soumission des offres. L’essentiel se déroule sous le sceau du secret, et il ne serait pas surprenant de voir de nouveaux scandales apparaître.

La demande pourrait difficilement être plus pressante. L’Irak recèle peut-être la seconde réserve mondiale de pétrole, qui se caractérise de surcroît par de faibles coûts d’extraction : pas de permafrost ni de sables bitumineux à franchir, pas de forage en eaux profondes à entreprendre. Pour les planificateurs américains, il est impératif que l’Irak demeure, dans la mesure du possible, sous le contrôle des Etats-Unis, comme un Etat client docile à même d’accueillir des bases militaires en plein cœur de la première réserve énergétique mondiale. Qu’il s’agisse là des objectifs premiers de l’invasion a toujours été clair, malgré le rideau de fumée des prétextes successifs : Armes de destruction massive, liens de Saddam avec Al-Qaeda, promotion de la démocratie et guerre contre le terrorisme – lequel, comme c’était prévisible, s’est radicalement développé du fait même de l’invasion.

En novembre dernier, ces préoccupations sont devenues explicites lorsque le Président Bush et le Premier ministre iraquien, Nouri Al Maliki, signèrent une « Déclaration de principe », en totale méconnaissance des prérogatives du Congrès américain et du Parlement irakien aussi bien que de l’opinion des populations concernées de part et d’autre.

Cette Déclaration permet une présence militaire américaine indéfinie en Irak, en cohérence avec l’édification en cours de gigantesques bases aériennes dans tout le pays, et de « l’ambassade » à Bagdad, une ville dans la ville, sans aucun équivalent dans le monde. Tout ceci n’est pas construit pour être ensuite abandonné.

La déclaration recèle également une affirmation éhontée quant à l’exploitation des ressources de l’Irak. Elle affirme que l’économie irakienne, c’est-à-dire ses ressources pétrolières, doit être ouverte aux investissements étrangers, « spécialement américains ». Nous ne sommes en fait pas loin d’annoncer que nous devons vous envahir pour contrôler votre pays et disposer d’un accès privilégié à vos ressources.

Le sérieux de ces intentions a été souligné par le « signing statement » [1] du Président Bush déclarant qu’il rejetterait tout texte du Congrès susceptible de restreindre le financement propre à permettre « l’établissement de toute installation ou base militaire nécessaire à l’approvisionnement des Forces Américaines stationnant de manière permanente en Irak » ou le « contrôle des ressources pétrolières irakiennes par les Etats-Unis ».

Le recours extensif aux « signing statements » permettant au pouvoir exécutif d’étendre son pouvoir constitue une autre des innovations pratiques de l’administration Bush, condamnée par l’American Bar Association [2] comme « contraire à l’Etat de droit et à la séparation constitutionnelle des pouvoirs. »

Sans surprise, la déclaration a provoqué des protestations immédiates en Irak, entre autre des syndicats irakiens, qui survivent malgré les rudes lois anti-syndicales, instituées par Saddam et maintenues par l’occupant.

Selon la propagande de Washington, c’est l’Iran qui menace la domination américaine en Irak. Les problèmes américains en Irak sont tous imputés à l’Iran. Le Secrétaire d’Etat Condoleezza Rice suggère une solution simple : « les forces étrangères » et les « armes étrangères » devraient être retirées d’Irak – celles de l’Iran, pas les nôtres.

La confrontation quant au programme nucléaire iranien renforce encore les tensions. La politique de « changement de régime » conduite par l’administration Bush au sujet de l’Iran s’accompagne de la menace du recours à la force (sur ce point Bush n’est contredit par aucun des deux candidats à sa succession). Cette politique légitime également le terrorisme en territoire iranien. La majorité des américains préfèrent la voie diplomatique et s’opposent à l’usage de la force, mais l’opinion publique est peu susceptible d’être prise en compte dans la définition des politiques appliquées, et pas seulement dans ce cas.

L’ironie veut que l’Irak se transforme peu à peu en un condominium américano-iranien. Le gouvernement Maliki est la composante de la société irakienne soutenue la plus activement par l’Iran. La soi-disant armée irakienne – juste une milice parmi d’autres – est largement constituée de la brigade Badr, entraînée en Iran et qui s’est illustrée du côté iranien lors de la guerre Iran-Irak.

Nir Rosen, un des correspondants les plus astucieux présents sur place et fin connaisseur de la région, relève que la cible principale des opérations militaires menées conjointement par les Etats-Unis et Maliki, Moktada Al Sadr, ne recueille pas davantage les faveurs de l’Iran : indépendante et bénéficiant du soutien populaire, cette faction est dangereuse pour ce dernier.

L’Iran, selon Rosen, a « clairement soutenu le Premier ministre Maliki et le gouvernement irakien, lors du récent conflit à Bassora, contre ce qu’ils décrivent comme ‘les groupes armés illégaux’ (de l’armée de Moktada Mahdi) », « ce qui n’est pas surprenant dès lors que leur principal faux-nez en Irak, le Conseil Islamique Irakien Suprême, soutien essentiel du gouvernement Maliki, domine l’Etat irakien. »

« Il n’y a pas de guerre par procuration en Irak », conclut Rosen, « car Etats-Unis et Iran partagent le même faux-nez ».

Nous pouvons présumer que Téhéran apprécie de voir les Etats-Unis installer et soutenir un gouvernement irakien réceptif à son influence. Pour le peuple irakien cependant, ce gouvernement constitue toujours un désastre, et est probablement appelé à leur nuire davantage.

En termes de relations étrangères, Steven Simon relève que la stratégie contre insurrectionnelle actuelle des Etats-Unis « alimente les trois menaces pesant traditionnellement sur la stabilité des Etats du Moyen-Orient : le tribalisme, les chefs de guerre et le sectarisme. » Ceci pourrait déboucher sur l’apparition d’un « Etat fort et centralisé, dirigé par une junte militaire qui pourrait ressembler » au régime de Saddam. Si Washington parvient à ses fins, alors ses actions sont justifiées. Les actes de Vladimir Putin, lorsqu’il parvient à pacifier la Tchétchénie d’une manière bien plus convaincante que le Général David Petraeus en Irak, suscitent pourtant des commentaires d’un tout autre acabit. Mais ce sont EUX, nous sommes les Etats-Unis. Les critères sont donc nécessairement totalement différents.

Aux Etats-Unis, les Démocrates sont réduits au silence par le prétendu succès de l’offensive militaire américaine en Irak. Mais leur silence trahit leur absence d’opposition de principe à la guerre. Selon leur manière de voir le monde, le fait de parvenir à ses fins justifie la guerre et l’occupation. Les doux contrats pétrolifères sont obtenus en même temps que le territoire.

En fait, l’invasion dans son ensemble constitue un crime de guerre -crime international suprême, qui diffère des autres crimes de guerre en ce qu’il génère, selon les termes mêmes du jugement de Nuremberg, tout le mal causé ensuite. Ceci compte au nombre des sujets impossibles à aborder que ce soit à l’occasion de la campagne présidentielle ou dans un autre cadre. Pourquoi sommes-nous en Irak ? Quelle est notre dette envers les irakiens pour avoir détruit leur pays ? La majorité du peuple américain souhaite le retrait des troupes américaines d’Irak. Sa voix a-t-elle une importance ?

© Noam Chomsky


  [1] Acte par lequel le Président des États-Unis modifie la signification d’un texte de loi.

  [2] Association des avocats américains.


Traduit par Louis Stella pour Contre Info.


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