[1983] Le monde tel qu’il est vraiment : ceux qui le connaissent – et pourquoi

Noam Chomsky, interviewé par James Peck

Extrait de The Chomsky Reader

Retour The Chomsky Reader (États-Unis) , 1983 Imprimer

Vous avez déjà décrit dans vos ouvrages comment les idéologues professionnels et les mandarins occultent la réalité. Vous avez également évoqué – vous parlez d’ailleurs parfois de ‘bon sens cartésien’ – les capacités de bon sens que chacun d’entre nous possède. C’est d’ailleurs ce bon sens que vous mettez en avant en montrant les aspects idéologiques derrière certains débats, notamment ceux qui agitent les sciences sociales contemporaines.

Qu’entendez-vous exactement par ‘bon sens’ ? Qu’est-ce que cela veut dire dans une société telle que la nôtre ? Vous avez écrit à ce sujet, que, dans une société à la fois excessivement compétitive et fragmentée, les gens ont beaucoup de mal à savoir où se trouvent leurs intérêts. Lorsqu’on ne peut pas véritablement participer à la vie politique et si notre rôle se résume à celui du spectateur passif, alors, quel genre de connaissance peut-on avoir ? Comment le bon sens peut-il émerger dans un tel contexte ?

Chomsky : Je vais vous donner un exemple. Souvent, quand j’écoute la radio au volant de ma voiture, je tombe sur des débats ayant trait au sport. Il s’agit de conversations téléphoniques. Les auditeurs appellent et se lancent dans des discussions à la fois longues et complexes, qui, à l’évidence, mettent en œuvre un haut degré de réflexion et d’analyse. Ces personnes savent énormément de choses. Elles connaissent toutes sortes de détails compliqués et se livrent à des discussions interminables afin de savoir par exemple si la décision prise la veille par l’entraîneur était la bonne ou non, etc. Il ne s’agit pas de professionnels mais bien de personnes tout à fait ordinaires qui mettent leur intelligence et leurs capacités d’analyse au service de ces domaines. Elles accumulent une quantité énorme de connaissances et, je pense, de compréhension. A contrario, lorsque j’entends des gens parler d’affaires internationales ou intérieures, c’est incroyablement superficiel.

Ce sentiment peut être en partie lié aux domaines de prédilection qui sont les miens, mais je pense ne pas me tromper. Je pense également que l’intérêt porté à des sujets tels que le sport s’explique : le système est organisé de telle manière que pratiquement personne ne peut agir sur le monde réel sans un degré minimum d’organisation qui est sans commune mesure avec ce qui existe aujourd’hui. C’est comme si ces personnes vivaient dans un monde imaginaire, et c’est bel et bien ce qui se passe. Je suis convaincu que ces personnes exploitent réellement leur bon sens et leurs capacités intellectuelles, mais elles le font au service d’un sujet qui n’a aucune importance, et qui jouit sans doute de cette popularité justement parce qu’il n’a aucune importance ; on observe en quelque sorte un contournement des problèmes graves sur lesquels les citoyens n’ont aucune influence, ni aucune prise, parce qu’il se trouve que le pouvoir réside ailleurs.

Il me semble que ces capacités intellectuelles, cette aptitude à l’entendement, cette faculté à rechercher les preuves et les informations, à résoudre les problèmes pourraient être exploitées – seraient exploitées – sous des formes de gouvernement où le peuple prend part aux décisions importantes, et dans des domaines qui touchent véritablement la vie humaine.

Certes, certains sujets sont difficiles et certains domaines exigent un savoir spécialisé. Ce que je propose n’a rien à voir avec un anti-intellectualisme, je pense simplement que beaucoup de choses peuvent très bien être comprises, même en l’absence de connaissances profondes et spécialisées. D’ailleurs, l’acquisition d’un savoir spécialisé dans ces domaines n’est pas impossible, pour peu qu’on s’y intéresse.

Partons de cas simples, par exemple, l’invasion russe en Afghanistan : c’est une situation assez simple. Tout le monde comprend immédiatement, sans qu’aucune connaissance spécialisée ne soit requise, que l’Union Soviétique a envahi l’Afghanistan. C’est exactement de cela qu’il s’agit. Ce point ne peut pas être débattu, il ne s’agit pas d’une question ardue et difficile à comprendre. Il n’est pas nécessaire de connaître l’histoire de l’Afghanistan pour comprendre ce qui se passe. Bien. A présent, intéressons-nous à l’invasion américaine du Sud Vietnam. Cette formulation elle-même est étrange. Je crois bien que cette formulation n’a jamais été utilisée, je doute que l’on puisse trouver une seule occurrence de cette formulation dans la presse généraliste ou autre, y compris dans la presse de gauche pendant la guerre. Pourtant, c’était bien une invasion du Sud Vietnam perpétrée par les EU, tout comme on parle d’une invasion russe de l’Afghanistan. En 1962, dans l’indifférence générale, des pilotes américains (pas de simples mercenaires mais de véritables pilotes américains) ont mené des bombardements meurtriers contre des villages vietnamiens. Ce n’était ni plus ni moins qu’une invasion américaine du Sud Vietnam. L’objectif de ce raid était de détruire le tissu social du sud Vietnam rural afin de décimer une résistance que le régime soutenu et imposé par l’Amérique avait fait naître en raison de la répression qu’il exerçait et qu’il était incapable de contrôler bien qu’environ quatre vingt milliers de sud vietnamiens avaient déjà trouvé la mort depuis le refus de la ratification des Accords de Genève de 1954 qui devaient aboutir à un règlement politique du conflit.

Il y a donc eu une offensive des EU contre le Sud Vietnam au début des années 60, sans parler de la fin des années 60 qui virent l’arrivée de corps expéditionnaires américains visant à occuper le territoire et à détruire la résistance indigène. Cet épisode n’a pourtant jamais été présenté ni même pensé comme une invasion américaine du Sud Vietnam.

Je ne suis pas très au fait de l’opinion publique russe, mais j’imagine que là bas, l’homme de la rue serait surpris d’entendre parler d’une quelconque invasion russe de l’Afghanistan. Ils défendent l’Afghanistan contre les complots du capitalisme et contre les bandits protégés par la CIA, etc. Mais je pense qu’il n’aurait aucun mal à comprendre que les Etats-Unis ont envahi le Sud Vietnam.

Ces sociétés sont très différentes : les processus de contrôle et d’endoctrinement y fonctionnent d’une manière complètement différente. Certes, on ne peut pas comparer l’usage de la force avec le recours à d’autres méthodes. Cependant, les effets sont pratiquement identiques, et ces effets se répandent dans l’élite intellectuelle même. En fait, je pense que l’élite intellectuelle représente la catégorie la plus endoctrinée, et ce, pour de bonnes raisons : son rôle, en tant que clergé séculier, est de véritablement croire aux inepties qu’elle avance. Les autres peuvent se contenter de répéter, mais il n’est pas essentiel qu’ils y croient vraiment. Il est en revanche fondamental que l’élite intellectuelle, elle, y croit, dans la mesure où, au final, c’est elle la gardienne de la foi. Il est très difficile d’apparaître comme l’un des défenseurs de la foi à celui qui n’a pas intégré cette foi ou qui n’a pas fini par devenir un croyant lui-même, à moins d’être un menteur hors pair. Figurez-vous que les intellectuels me lancent des regards vides d’incompréhension quand je fais allusion à l’invasion américaine du Sud Vietnam, tandis que quand je m’adresse à des auditoires plus larges, les gens ne semblent pas avoir de grosses difficultés à saisir les points importants, une fois que les faits leur ont été rendus accessibles. Tout cela est parfaitement normal, c’est ce que l’on peut attendre d’une société construite comme la nôtre.

Quand je parle du bon sens cartésien, par exemple, ce que je veux dire c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être doté de connaissances extrêmement poussées ou spécialisées pour comprendre que les Etats-Unis ont envahi le Sud Vietnam. Ni même pour démonter ce système fait d’illusions et de supercheries qui est mis en œuvre pour empêcher la compréhension de la réalité contemporaine ; ce n’est pas une tâche qui requiert un talent ou une intelligence particulière. Elle nécessite une certaine dose de scepticisme et la volonté d’utiliser les capacités analytiques dont la majorité des gens est douée et qu’ils sont en mesure d’exploiter. Il se trouve qu’ils les exploitent afin d’analyser ce que devrait faire l’équipe des New England Patriots le dimanche suivant au lieu d’analyser des sujets qui touchent réellement à la vie des êtres humains, y compris la leur.

Pensez-vous que l’érudition inhibe les gens ?

Chomsky : Il existe des sommités en base ball, mais ces personnes n’en ont que faire. Les auditeurs qui appellent sont extrêmement sûrs d’eux. Peu importe qu’ils soient en désaccord avec l’entraîneur ou avec le spécialiste de la station. Ils ont leur propre opinion et leurs discussions sont empreintes d’intelligence. Ce phénomène est très intéressant. Je ne pense pas que les affaires étrangères ou intérieures soient beaucoup plus compliquées. Et ce qui passe pour un discours intellectuel sérieux sur ces sujets ne témoigne pas d’un niveau supérieur de compréhension ou de connaissance.

Cela se retrouve également dans le cas des cultures dites ‘primitives’. Très souvent, on se rend compte que certains systèmes intellectuels ont des fondements complexes au plus haut point, avec des experts spécialisés qui ont tout compris du système et les autres qui ne comprennent pas vraiment et ainsi de suite. Les systèmes de parenté, par exemple, sont d’une complexité extrême. Beaucoup d’anthropologues ont essayé de montrer que cela procure une utilité fonctionnelle à la société considérée. Mais une de ces fonctions n’est peut-être qu’intellectuelle. Cela s’apparente aux mathématiques. Il s’agit là de domaines où l’intelligence peut être utilisée pour créer des systèmes abscons et complexes et pour définir leurs propriétés comme pour les mathématiques. Ces cultures n’ont pas les mathématiques ou, la technologie mais elles ont d’autres systèmes de richesses et de complexités culturelles. Cette analogie peut sembler exagérée mais je pense qu’il y a des similitudes.

Le pompiste qui souhaite exercer son intelligence ne perdra pas son temps avec les affaires internationales parce que cela ne servirait à rien, il n’y peut rien de toute façon, il pourrait apprendre des choses déplaisantes et même s’attirer des ennuis. C’est la raison pour laquelle il préfère exercer son intelligence de manière agréable, sans que cela constitue une menace pour lui, en parlant de base ball professionnel ou de basket ball ou que sais-je. Mais il reste que les capacités sont bel et bien utilisées, que le raisonnement est là et que l’intelligence est là aussi. L’une des fonctions d’activités telles que les sports professionnels, dans notre société comme dans d’autres, est d’offrir un espace où l’attention des gens est détournée des choses importantes, permettant ainsi à ceux qui détiennent le pouvoir de mettre à exécution ce qui a de l’importance sans intervention du public.

Je vous demandais tout à l’heure si l’aura qui émane de l’érudition pouvait inhiber certaines personnes. Peut-on inverser la question : les experts et les intellectuels ont-ils peur des personnes qui pourraient appliquer leur intelligence du sport à leurs propres domaines de compétence, qu’il s’agisse de politique étrangère, des sciences sociales, etc. ?

Chomsky : Je soupçonne que c’est fréquent. Il se trouve que ces domaines de recherche, qui ont trait aux problèmes touchant directement la vie humaine, ne sont pas particulièrement abscons ou inaccessibles aux personnes ordinaires qui n’ont pas de formation particulière mais qui prennent la peine de s’y pencher. Les commentaires relatifs aux affaires publiques dans la littérature dominante se caractérisent souvent par une superficialité et un manque de connaissances frappants. Tous ceux qui écrivent et parlent de ces sujets savent combien il est facile de s’en sortir en ne s’écartant pas trop de la doctrine établie. Je suis sûr que pratiquement tout le monde profite de cet avantage. Moi-même, je le fais. Lorsque je parle des crimes nazis ou des atrocités soviétiques, par exemple, je sais que personne ne me demandera de me justifier. En revanche, il me faudra tout un argumentaire précis et érudit si j’émets une critique sur les agissements de l’un des états sanctifiés : les Etats-Unis eux-mêmes ou Israël depuis que l’intelligentsia a consacré le pays après sa victoire de 1967. Cette liberté vis-à-vis de l’exigence des preuves ou même de la rationalité est bien pratique, n’importe quel lecteur averti de la presse d’opinion publique, et celui de la littérature érudite davantage encore, peut s’en apercevoir. Cela facilite la vie, et permet d’exprimer une multitude d’inepties ou de partis pris ignorants en toute impunité, voire même de calomnie pure et simple. La preuve est inutile, le débat, hors de propos. Ainsi, une critique courante contre les dissidents américains ou même contre les Américains progressistes (j’ai cité de nombreux cas dans mes ouvrages et j’en ai recueillis de nombreux autres) consiste à les accuser, entre autres absurdités, de prétendre que les Etats-Unis sont la seule source du mal dans le monde. Par convention, de telles critiques apparaissent comme totalement justifiées lorsqu’elles visent celui qui ne suit pas le bon chemin, et dans ce cas, ces critiques sont émises en l’absence totale de preuve. L’adhésion à la ligne du parti confère le droit de s’adonner à des agissements qui seraient considérés comme scandaleux de la part des critiques de n’importe quelle orthodoxie établie. Trop de conscience publique impliquerait le respect impératif des normes d’intégrité, cela sauverait beaucoup de forêts de la destruction, et causerait la ruine d’un grand nombre de réputations.

Le droit au mensonge dans l’exercice du pouvoir est conservé avec beaucoup de persévérance et de passion. Cela devient évident lorsqu’on prend la peine de démontrer que les critiques visant des ennemis officiels sont fausses ou qu’elles ne sont que pures inventions. Les commissaires du peuple réagissent instantanément en accusant la personne d’être un apologiste de crimes indiscutables commis par les ennemis officiels. Le cas du Cambodge en est une illustration parfaite. Que les Khmers Rouges se soient rendus coupables d’atrocités épouvantables, personne n’en doute, à l’exception de quelques rares sectes maoïstes. Il est également vrai et parfaitement documenté que la propagande occidentale s’est saisie de ces crimes avec beaucoup d’enthousiasme, qu’elle les a exploités pour justifier de manière rétrospective les atrocités de l’Occident, et, dans la mesure où les règles sont inexistantes dans une cause si noble, elle a donné lieu à un grand nombre de fabrications et de supercheries saisissantes. Lorsque la vérité a pu être prouvée, et il s’agissait bien de la vérité, cela a donné lieu à un véritable scandale, de même qu’à une vague de nouveaux mensonges incroyables, comme Edward Herman et moi-même, entre autres, l’avons démontré. Le fait est que ce droit de mentir pour servir l’Etat était défié, et ça, c’est un crime innommable. De la même manière, ceux qui avancent que certaines des accusations portées contre Cuba, le Nicaragua, le Vietnam ou autres ennemis officiels sont suspectes ou fausses sont aussitôt qualifiés d’apologistes de crimes réels ou présumés. Cette technique s’avère efficace pour s’assurer que les normes rationnelles ne seront pas imposées aux commissaires et qu’il n’y aura pas d’entrave aux loyaux services qu’ils rendent au pouvoir. L’accès des critiques aux médias est traditionnellement très restreint, et les conséquences personnelles pour le critique sont suffisamment ennuyeuses pour en dissuader plus d’un de s’y aventurer, notamment parce que certains titres (le New Republic par exemple) ont sombré dans le dernier degré de la lâcheté, en refusant régulièrement d’autoriser des droits de réponse aux calomnies qu’ils publient. De cette manière, le droit sanctifié de pouvoir mentir a de grandes chances d’être préservé, sans que rien ou presque ne puisse le menacer. Mais les choses pourraient changer si des catégories de citoyens moins malléables étaient admises dans l’arène de la discussion et du débat.

Cette aura de prétendue érudition permet au système d’endoctrinement d’offrir ses services au pouvoir tout en maintenant une image utile d’indifférence et d’objectivité. Les médias, par exemple, peuvent avoir recours aux spécialistes universitaires afin que soit délivré le point de vue attendu par les centres de pouvoir. Le système universitaire étant suffisamment obéissant au pouvoir externe, les érudits ad hoc seront généralement disponibles pour prêter le prestige de leur érudition à l’étroit spectre d’opinions admis à être diffusé largement. Ou alors, lorsque cette technique échoue – comme dans le cas de l’Amérique latine par exemple, ou dans la discipline émergente qu’est la terreurologie – une nouvelle catégorie d’‘érudits’ peut être créée pour véhiculer des opinions validées par les médias, des opinions qu’ils ne pourraient pas diffuser directement sans risquer d’abandonner leur prétendue objectivité qui sert à légitimer leur fonction de propagande. J’en ai donné de nombreux exemples, et d’autres l’ont fait aussi.

La structure en confrérie des professions liées aux affaires publiques permet également de préserver la pureté de la doctrine. Celle-ci est conservée avec beaucoup de diligence. Ma propre expérience l’illustre parfaitement. Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je n’ai pas les qualifications professionnelles traditionnellement requises dans aucun domaine, et mes travaux couvrent des champs très larges. Il y a quelques années par exemple, j’ai mené quelques travaux en linguistique mathématique et en théorie des automates, et j’ai donné des conférences pour auditeurs libres en mathématique ou en ingénierie. Personne n’aurait osé remettre en cause mes compétences à parler de ces sujets car de toute façon je n’en ai aucune, ce n’était un secret pour personne et cela aurait été ridicule. Les participants s’intéressaient à ce que j’avais à dire et non pas au droit que j’avais ou pas de le dire. Mais quand je parle de politique internationale par exemple, on me met constamment au défi d’annoncer quelles qualifications m’autorisent à pénétrer dans cette noble arène, enfin aux Etats-Unis en tous cas, pas ailleurs. En règle générale, plus la substance d’une discipline est intellectuelle, moins elle s’offre à l’analyse extérieure, grâce au recours à une structure en confrérie. Les conséquences, pour revenir à votre question, sont assez évidentes.

Vous avez déclaré que la majorité des intellectuels finissent par occulter la réalité. Mais comprennent-ils cette réalité qu’ils occultent ? Comprennent-ils les processus sociaux qu’ils mystifient ?

Chomsky : La majorité d’entre eux ne sont pas des menteurs. Ils ne supportent simplement pas l’excès de dissidence cognitive. Je ne dis pas qu’il n’y a pas parmi eux quelques menteurs professionnels, des propagandistes éhontés. On les retrouve parmi les journalistes et dans les professions universitaires supérieures. Mais je ne pense pas que ce soit la norme. La norme, c’est l’obéissance, l’adoption d’une attitude dénuée de tout sens critique, la voie facile de l’automystification. Je pense qu’un processus de sélection existe chez les universitaires et chez les journalistes. Dans l’ensemble, ceux qui font preuve d’indépendance et dont on pense qu’ils sont incapables d’obéissance ne réussissent pas. On les exclut en cours de route la plupart du temps. […]

Vous avez écrit que les mémoires d’Henry Kissinger ‘donnent l’impression d’avoir affaire à un cadre moyen qui aurait appris à dissimuler sa vacuité derrière un verbiage prétentieux’. Vous ne pensez pas qu’il possède un quelconque « cadre conceptuel » subtil ou une théorie globale. Comment expliquez-vous la bonne réputation dont jouissent ces personnes étant donné ce que vous déclarez au sujet de leurs véritables capacités ? Qu’est-ce que cela nous apprend sur le fonctionnement de notre société ?

Chomsky : Notre société n’est pas véritablement fondée sur la participation publique aux prises de décisions. Dans notre système, l’élite prend les décisions et les citoyens viennent périodiquement valider ces décisions. Les gens aimeraient probablement croire que quelqu’un là haut sait ce qu’il fait. Dans la mesure où nous ne participons pas, nous n’exerçons aucun contrôle et nous ne pensons même pas aux questions qui sont d’une importance capitale, nous espérons simplement qu’une personne douée des compétences requises s’en occupe. En d’autres termes, nous espérons qu’il y a bien un pilote dans l’avion puisque nous ne prenons aucune décision. Voilà un premier élément. Par ailleurs, l’une des caractéristiques de ce système idéologique est de donner aux gens le sentiment qu’ils n’ont pas les compétences pour traiter des questions difficiles et importantes, si bien qu’ils laissent au pilote le soin de s’en charger. L’une des façons d’y parvenir est de mettre en place un ‘star system’, d’un éventail de personnalités, souvent créées par les médias ou par la propagande intellectuelle établie, dont nous sommes censés admirer la perspicacité et à qui nous devons allègrement et en toute confiance assigner le rôle de contrôler notre vie et de contrôler les affaires internationales. En réalité, le pouvoir est très fortement concentré, les prises de décision se concentrent entre les mains d’élites restreintes qui s’interpénètrent et qui sont toutes au bout du compte largement basées sur la propriété privée. Il se concentre également dans les mains de l’élite idéologique, politique et dirigeante, lesquelles sont étroitement liées. Vu que c’est de cette manière que la société fonctionne vraiment, elle doit se doter d’une théologie politique qui explique que c’est ainsi qu’elle doit fonctionner, ce qui signifie qu’il faut donner l’illusion que les individus qui constituent cette élite savent ce qu’ils font, qu’ils le font dans notre intérêt, et qu’ils sont les seuls à jouir d’un raisonnement et d’un accès aux informations qui nous font défaut, si bien que nous, pauvres abrutis que nous sommes devons nous contenter d’être spectateurs, et non pas acteurs. Nous pouvons certes élire l’un plutôt que l’autre de temps en temps, mais ce sont eux les gestionnaires, pas nous. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le phénomène Kissinger. Son ignorance et sa sottise sont réellement phénoménales. J’ai déjà écrit sur ce sujet en détail. Mais il avait un merveilleux talent, celui de savoir jouer le philosophe qui comprend des problèmes profonds et inaccessibles aux êtres ordinaires. Il a joué ce rôle très élégamment. C’est une des raisons pour lesquelles, je pense, il plaisait tant aux détenteurs réels du pouvoir. C’est exactement le genre de personne dont ils ont besoin.

Peut-on dire que l’élite industrielle comprend bien la manière dont le système fonctionne ?

Chomsky : C’est vrai la plupart du temps. Par exemple, dans les écoles de commerce et dans la presse économique, on présente souvent une image fidèle de ce qu’est réellement le monde. En revanche, dans les cercles où on laisse plus de place à l’idéologie, comme dans la recherche en sciences sociales par exemple, on est confronté à une illusion et à une incompréhension bien plus profondes, ce qui est tout à fait normal : dans les grandes écoles de commerce, on parle du monde réel et il vaut mieux que la réalité soit connue, que l’on sache ce que sont vraiment les propriétés du monde. On y forme des managers du réel, pas des managers idéologiques, si bien que l’on s’attache moins à la propagande. Rien de tel sur la rive qui fait face à la business school de Cambridge. On y trouve des gens dont l’une des fonctions est d’empêcher les autres de comprendre. Encore une fois, je ne veux pas forcer le trait, mais je pense que c’est dans ce sens que les choses ont tendance à fonctionner. C’est un sujet qui a été étudié, bien que ce thème ne soit pas très populaire dans les disciplines idéologiques. Il y a quelques années, par exemple, l’ouvrage Annals of the American Academy of Political and Social Science que j’ai cité çà et là, a fait un compte-rendu des recherches portant sur les relations entre le monde de l’industrie et la politique étrangère. Ces travaux n’ont pas été menés par des chercheurs radicaux. On les doit à un politologue conformiste appelé Dennis Ray. L’étude en question n’est pas très poussée mais elle compte des observations qui se révèlent être justes et très pertinentes. Elle rend compte d’une analyse portant sur deux mille œuvres tirées de ce que Ray appelle ‘la littérature de bonne réputation sur les relations internationales et la politique étrangère des EU’. Dans 95% des ouvrages étudiés, il n’a trouvé aucune référence quant au rôle joué par l’industrie dans les affaires étrangères des EU, tandis que dans moins de 5% de ces ouvrages, ce rôle est vaguement mentionné. Cette étude a été menée en 1972 et il se peut que le résultat ait légèrement évolué suite au défi lancé à l’orthodoxie stricte des années 60. C’est très intéressant. Cet exemple illustre à merveille comment ce système tabou fonctionne. On sait tous, aussi faibles soient nos connaissances en la matière, qu’il existe une relation très étroite entre les industriels et la politique internationale. C’est une évidence, et cela s’explique parfaitement. Certes, on pourrait débattre de l’ampleur de cette l’influence de l’industrie et de la manière dont celle-ci se manifeste, mais personne ne peut nier l’importance et la force de cette influence. Cependant, les universitaires ont presque totalement réussi à émousser l’intérêt porté à ce sujet capital.

Ce qui est important, c’est que Ray a dit qu’il avait choisi d’exclure deux catégories de cette étude. L’une représentait ce qu’il appelle les ‘analyses radicales et à tendance néo-marxiste’, ce qui désigne sans doute celles qui critiquent le rôle de l’industrie, tout ce qui s’écarte des doctrines religieuses dominantes. La deuxième regroupait les déclarations des dirigeants d’entreprise et celles des professeurs des grandes écoles de commerce. Or, ce sont deux catégories qui débattent du rôle de l’industrie dans la politique étrangère des EU. Ray conclut de sa recherche que ce rôle, comme de bien entendu, est très important, mais ceux qui mettent en avant cette réalité évidente et importante ne sont pas admis dans le cercle de la ‘littérature convenable’, alors que ceux qui esquivent l’évidence même sauvegardent ainsi leur ‘respectabilité’.

Je pense que cela illustre bien un phénomène tout à fait classique : le monde réel est beaucoup mieux appréhendé par ceux qui ont affaire à la réalité que par ceux qui ont pour fonction de recouvrir d’un vernis idéologique les doctrines de la foi et de soutenir ces mêmes doctrines.

Pourtant le secteur industriel produit une littérature foisonnante qui aborde des thèmes tels que le développement, la modernisation des autres pays du monde, et bien sûr celui de la belle vie que nous menons chez nous.

Chomsky : C’est vrai. Les industriels aux EU ont montré un haut degré de conscience de classe et ils ont bien compris l’importance de contrôler ce qu’ils appellent ‘l’opinion publique’. L’émergence du secteur des relations publiques est l’une des manifestations de l’intérêt porté à ‘la fabrique du consentement’, l’essence de la démocratie selon Edward Bernays, figure de proue de ce système de propagande industrielle. Une partie de cet effort à été consacré à créer une certaine idée de ‘la belle vie’ chez nous, comme vous dites, une idée qui comme par hasard concorde avec les besoins des secteurs prospères et privilégiés qui dominent l’économie ainsi que les systèmes politique et idéologique. L’industrie a également encouragé une forme particulière de développement et de modernisation qui se trouve correspondre aux intérêts des investisseurs américains. Ces questions sont très importantes et méritent plus d’attention.

Mais il y a d’autres éléments à considérer, en dehors de cette importante vague de propagande destinée précisément à contrôler l’opinion publique et à s’assurer que les politiques publiques avantageront les besoins des privilégiés. L’idée du développement qui est privilégiée, par exemple, est souvent présentée comme prétendument bénéfique pour les populations autochtones, et non pas pour les investisseurs américains ni pour l’industrie américaine, leurs clients sur place ou leurs associés. La croyance que ce que vous faites aide les paysans du nord-est brésilien ne nuit pas aux affaires, mais d’un point de vue psychologique, cela vous permet de continuer à agir plus facilement au service de vos propres intérêts. En revanche, l’inaptitude à reconnaître ce qu’est vraiment la politique de l’Etat et comment elle doit être définie, les fantasmes autour du pluralisme et de la souveraineté populaire, sont autant d’entraves possibles aux opérations dans le monde réel. Il est important de conserver la haute main sur la réalité dans ce domaine. La propagande peut être ce qu’elle est, mais les élites dominantes, elles, se doivent de partager un niveau de compréhension supérieur. Cette compréhension nous est donnée à voir dans des documents qui ne sont pas destinés au grand public, comme dans l’édifiant rapport sur la ‘Crise de la Démocratie’ à la Commission Tripartite –membres de l’élite libérale ici– expliquant qu’il est nécessaire de renvoyer l’ensemble de la population à la passivité et à l’obéissance, de renverser la menace qu’a représenté la démocratisation durant les années 60 dans la mesure où des catégories inappropriées de la population ont véritablement tenté de s’organiser en vue d’agir politiquement et d’entrer dans l’arène politique, menaçant ainsi la domination des élites industrielles.

Mais outre ces discussions internes et tranchées sur la nécessité d’affaiblir la poussée démocratique des années 60, d’empêcher toute ingérence dans les institutions en charge de ‘l’endoctrinement de la jeunesse’, de museler les éventuels éléments médiatiques dissidents, etc., à côté de cela, on trouve souvent la construction d’un système de croyances qui justifie que ce qui est fait est juste et bien. C’est tout à fait naturel, et c’est aussi courant dans le secteur industriel que dans d’autres secteurs. […]

Peut-on dire que votre foi en la raison est intense ?

Chomsky : Je n’ai pas la foi, ni en cela ni en quoi que ce soit d’autre.

Même pas en la raison ?

Chomsky : Je n’utiliserais pas le terme ‘foi’… Je pense, c’est tout. Je n’ai pas foi en l’idée qu’un jour, parce qu’elle a été révélée, la vérité triomphera, mais nous n’avons pas d’autre choix que celui de continuer à avancer sur cette hypothèse, quel que soit le crédit qu’on lui attribue. Il est plus qu’intéressant de noter que l’attitude des dirigeants idéologues indique qu’ils partagent cette même croyance. Cela se retrouve, par exemple, dans les énormes efforts consentis pour dissimuler les évidences. Après tout, il serait plus simple de tout bonnement dire la vérité.

Comment se fait-il que le système de propagande s’emploie à supprimer toute recherche touchant aux questions telles que le rôle du secteur de l’industrie dans la politique étrangère ? Ou prenons l’histoire contemporaine. Pourquoi l’histoire terrible de l’intervention des EU en Amérique centrale et aux Caraïbes ne fait-elle pas partie des fondamentaux des programmes scolaires, afin que tout le monde apprenne que par exemple, des personnes vivent dans des conditions de quasi esclavage au Guatemala parce que la réforme agraire a été interrompue par le coup fomenté par la CIA en 1954, et que les interventions qui ont ensuite eu lieu sous Kennedy et Johnson ont servi à maintenir un Etat terroriste et tortionnaire jamais égalé dans le monde moderne? Pourquoi a-t-on omis dans les fondamentaux de l’histoire moderne qu’en Grèce dans les années 40, les EU, avec un certain fanatisme, ont organisé une campagne anti-insurrectionnelle meurtrière, en mettant dans des camps de rééducation plusieurs centaines de personnes ensuite torturées et assassinées ; qu’ils ont encouragé l’expulsion de plusieurs centaines d’autres personnes, qu’ils ont détruit le mouvement syndical et politique et ont poursuivi les massacres ? Pourquoi ne le sait-on pas ? Il est très important de le savoir. Prenez le Vietnam. Qu’en est-il ? Pourquoi tant d’efforts pour s’assurer que la réalité concernant l’attaque au sud Vietnam ne soit pas révélée, pour que les recherches ne soient pas entreprises ou si elles le sont, qu’elles soient contestées ou remisées dans un coin afin qu’elles n’intègrent jamais le courant dominant de l’interprétation ou de l’éducation académique ? Pourquoi tant d’efforts pour cacher la réalité historique avec des fables sur la noblesse grandiose de nos intentions, ternie uniquement par les maladresses dues à notre naïveté et à notre bonté innocente ? Je pense que le système de propagande a une bonne raison de fonctionner ainsi. Il reconnaît par là que le public ne soutiendrait pas les politiques réellement menées. D’où l’importance d’en empêcher toute connaissance ou compréhension. Pareillement, et c’est un autre aspect du problème, il s’avère aussi important, d’essayer, autant que faire se peut, de mettre au jour la vérité sur ces sujets. Peut-être que si les gens connaissaient la vérité, ils soutiendraient tout de même ces mesures politiques. Bon, c’est possible. Je suis sûr que les idéologues de la propagande, eux, ne le pensent pas […]

La force de ce système semble parfois extraordinaire mais on dénote à d’autres moments une espèce de faiblesse qui transparaît dans les malaises, la peur…

Chomsky : Ce système se caractérise par un manque extrême de stabilité car il repose sur des mensonges. Tout système reposant sur le mensonge et sur la tromperie est par nature instable. Mais, d’un autre côté, de par sa résilience et du fait que les menaces pesant sur lui sont assez limitées et suffisamment marginales, l’influence du système de propagande demeure à la fois puissante et omniprésente.

Le débat n’est-il pas limité par un déficit général de croyance dans les alternatives à notre mode de vie ?

Chomsky : Accéder ne serait-ce qu’au stade des discussions relatives aux alternatives est très difficile : il faut avant cela, parvenir à éliminer toutes les couches de mythes et d’illusions, les unes après les autres. Ceux de mes amis qui partagent mes centres d’intérêts et mes inquiétudes ont souvent critiqué mes travaux, peut-être à raison, en me faisant le reproche de critiquer des phénomènes trop superficiels si vous voulez. Beaucoup de mes écrits et de mes conférences portent avant tout sur les atrocités commises au Vietnam, en Amérique latine, au Moyen Orient, dans l’est du Timor, etc., et sur le tissu de mensonges que l’on a construit autour de ces événements. Ces événements ont une importance considérable du point de vue humain, mais ils sont superficiels techniquement parlant : ils sont consécutifs à des facteurs bien plus importants et bien plus profonds inhérents à notre société et à notre culture. La critique émise est que je devrais être plus attentif aux facteurs importants et aux moyens de les changer, en stratégie révolutionnaire par exemple. Je n’ai pas cédé, à tort ou à raison, mais je comprends bien l’idée. Supposez que l’on puisse inciter les EU à cesser les massacres et la répression dans l’est du Timor. Cela serait très important pour les habitants du Timor, s’ils survivaient. Mais cela équivaudrait à appliquer un cataplasme sur une jambe de bois car ces événements se produiraient ailleurs.

On peut toucher le public sur ces questions – quoique de manière très limitée car les médias et la presse ne le permettent pas. L’est du Timor, ou le Vietnam sont des sujets que l’on peut aborder d’une manière que les gens comprennent, alors que les changements institutionnels ou la possibilité qui leur est offerte de jouer un rôle dans le changement des institutions revient à leur parler de la planète Mars. Je ne sais pas si vous voyez comment on peut aborder ce genre de question. Discuter ne suffit pas. Cela doit être du vécu, les aspirations et la compréhension doivent naître de l’expérience, de la lutte et du conflit.

Prenez l’exemple des délocalisations. Au moment où une firme est délocalisée du Connecticut à Taiwan, des questions telles que la prise de décisions des ouvriers, le contrôle des ouvriers peuvent être abordées, alors qu’aborder ces questions lorsque le système fonctionne pourrait paraître relever de l’exotisme et de la théorie. J’ai un immense respect pour les gens qui le font. Il y a des milliers d’occasions de soulever des questions qui suscitent raisonnement et considération et qui sont, somme toute, liées aux possibilités réellement offertes aux public, qui ne sont pas uniquement abstraites ou ésotériques, comme par exemple, une société alternative est-elle viable ? Y penser de manière abstraite est très difficile. Tout cela est trop éloigné des options qui se présentent aux gens pour qu’ils puissent s’y intéresser. Pourtant, je pense que c’est là le genre de questions qui devra être au centre des préoccupations des masses citoyennes si nous ne voulons plus nous contenter d’appliquer des cataplasmes sur des jambes de bois.

© Noam Chomsky


Traduit par Eliana C. et Samuel Levasseur pour Chomsky.fr


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