[1983] Influences personnelles

Noam Chomsky, interviewé par James Peck

Extrait de The Chomsky Reader

Retour The Chomsky Reader (États-Unis) , 1983 Imprimer

Vous avez rarement écrit sur les types d’expérience qui ont conduit à vos idées politiques, et pourtant il me semble que ces dernières peuvent avoir été profondément influencées par votre histoire personnelle ( background ).

Noam Chomsky : Non, je n’y ai pas beaucoup réfléchi.

Par exemple je suis frappé par le fait que vous mentionnez rarement la littérature, la culture, culture au sens d’une lutte pour trouver des formes de vie alternatives à travers des moyens artistiques ; rarement un roman qui vous ait influencé. Pourquoi ? Est-ce qu’il y a eu quelques oeuvres qui ont vraiment exercé une influence sur vous ?

Chomsky : Bien sûr il y en a eu, mais c’est vrai que j’ai rarement écrit sur ces sujets. Je n’écris pas sur moi-même, et ces sujets ne me semblent pas particulièrement pertinents par rapport aux thèmes que je traite. Il y a des choses qui résonnent en moi quand je lis, mais j’ai le sentiment que mes sentiments et mes attitudes ont été pour une large part formés avant de lire de la littérature. En fait, j’ai toujours été consciemment résistant à permettre à la littérature d’influencer mes croyances en ce qui concerne la société et l’histoire.

Vous avez dit une fois :”Il n’est pas invraisemblable que la littérature donne une vue bien plus profonde sur ce qu’on appelle parfois “la personne humaine totale”, que ce que peut espérer faire n’importe quel type d’enquête scientifique”.

Chomsky : C’est tout-à-fait vrai et je le crois. Je dirais même que ce n’est pas seulement vraisemblable, mais que c’est presque certain. Pourtant, si je veux comprendre, disons, la nature de la Chine et de sa révolution, je dois être trés attentif aux productions littéraires. Voyez, il n’y a pas de doute que quand enfant j’ai lu sur la Chine, cela a influencé mes attitudes, “ Le pousse pousse” par exemple. Cela a eu un effet trés puissant quand je l’ai lu. C’était il y a si longtemps que je ne me rappelle de rien, sinon de cet impact. Et je ne doute pas que pour moi, personnellement, comme pour tout le monde, nombre de mes perceptions ont été stimulées et mes attitudes modifiées, dans une large mesure, par la littérature– la littérature hébraïque, la littérature russe, et ainsi de suite. Mais finalement, vous devez faire face au monde tel qu’il est sur la base d’autres sources de preuve que vous puissiez évaluer. La littérature peut stimuler votre imagination, votre vision et votre compréhension, mais elle ne fournit certainement pas les preuves dont vous avez besoin pour tirer et argumenter des conclusions.

Mais cela pourrait être déterminant pour rendre quelqu’un sensible à des champs de l’expérience humaine qui sinon ne seraient même pas questionnés

Chomsky : Les gens différent certainement, comme il se doit, par le type de choses qui fait fonctionner leur esprit.

Vous semblez un peu réticent sur ce point.

Chomsky : Et bien , je suis réticent parceque je n’ai vraiment pas le sentiment de pouvoir établir de liens solides. Je peux penser à des choses que j’ai lues et qui ont un puissant effet sur moi, mais est-ce qu’elles ont changé mes attitudes et ma compréhension d’une manière cruciale et décisive ? je ne peux pas vraiment le dire.

Enfant, à quel genre d’école êtes-vous allé ?

Chomsky : On m’a envoyé à une école progressiste expérimentale depuis ma petite enfance, avant mes deux ans, jusqu’à l’âge de douze ans, jusqu’àu collège. Ensuite je suis allé à une école “classique” orientée vers l’université , en ville.

A New York ?

Chomsky : A Philadelphie. Ces expériences, tant la première expérience à l’école progressiste et la suivante à l’école “classique” un collège élitiste, ont été trés instructives. Par exemple c’est seulement quand j’ai été au collège que j’ai su que j’étais un bon étudiant. Cette question ne s’était jamais posée. J’ai été trés surpris quand je suis allé dans ce collège et j’ai découvert que je n’avais que des A, et que c’était censé être une grande affaire. Cette question n’avait jamais été soulevée de toute mon éducation. En fait, dans l’école où j’avais été auparavant, chaque élève était considéré comme étant d’une manière ou d’une autre un élève qui réussissait trés bien. Il n’y avait pas d’idée de compétition, pas de classement des élèves. On n’y pensait même pas. La question ne s’est tout simplement jamais posée de comment vous étiez classé par rapport aux autres élèves. Bien, de toutes façons, dans cette école particulière, qui pour l’essentiel était une école de type Dewey, une trés bonne école je crois, si j’en juge d’aprés mon expérience, l on insistait beaucoup sur la créativité personnelle, pas au sens de jeter de la peinture sur du papier, mais de faire un type de travail et de mener une réflexion qui vous intéressaient. Les intérêts étaient encouragés et les enfants étaient encouragés à poursuivre leurs intérêts. Ils travaillaient en se joignant à d’autres ou par eux-mêmes. C’était une atmosphère vivante, et l’idée était que ce que chacun faisait était quelque chose d’important.

Ce n’est pas qu’il y avait des élèves triés sur le volet. En fait, c’était le mélange habituel dans une école de ce genre, avec quelques élèves doués et quelques enfants à problème qui avaient quitté les écoles publiques. Mais néanmoins, du moins comme enfant, il y avait l’idée que si on s’était mis en compétition, c’était en compétition avec soi-même. Que puis-je faire ? Mais pas d’idée de tension et certainement aucune idée de classement relatif. Trés différent de ce que j’ai remarqué avec mes propres enfants, qui aussi loin en arrière que le 2ème degré, savaient qui était “intelligent” et qui était “nul”, qui était sur une trajectoire haute et qui était sur une trajectoire basse. C’était la grande affaire.

Bon, quand je suis allé au collège, le collège académique du système public , qui était censé être un trés bon collège, ça a été un vrai choc. D’une part, comme je l’ai dit, il y avait le choc de découvrir que j’étais un bon élève, ce qui ne m’était jamais arrivé avant. Et d’autre part il y avait tout le système de prestige et de valeur qui allait avec, la compétition intense, et l’enbrigadement. En fait, je peux me souvenir de beaucoup de choses de l’école élémentaire, le travail que j’y ai fait, ce que j’ai étudié, etc. Je ne me rappelle virtuellement de rien du collège. C’est presque un blanc total dans ma mémoire, à part l’ambiance émotionnelle, qui était tout-à-fait négative.

Si je réfléchis sur mon expérience, il y a là un point noir. C’est ce qu’est généralement l’école je suppose. C’est une période d’embrigadement et de contrôle, ce qui implique un endoctrinement direct, la transmission d’un système de croyances fausses. Mais ce qui est plus important, je crois, c’est la manière et le style pour empêcher et bloquer une pensée créative et indépendante, imposer des hiérarchies, la compétition et le besoin d’être excellent, pas au sens de faire les choses aussi bien que vous pouvez, mais de faire mieux que le voisin. Il y a différentes écoles, bien sûr, mais je crois que ces caractéristiques sont communes. Je sais qu’elles ne sont pas nécessaires, parce-que, à titre d’exemple, l’école où je suis allé enfant n’était pas du tout comme cela.

Je crois que les écoles pourraient être gérées différemment. Ce serait trés important, mais je ne crois vraiment pas qu’unesociété, quelle qu’elle soit, basée sur des institutions hiérarchiques autoritaires pourrait tolérer longtemps ce genre d’école. Comme Sam Bowles et Herb Gintis l’ont remarqué, cela pourrait être toléré pour l’élite, parcequ’elle aurait à apprendre comment penser, créer, etc., mais pas pour l’ensemble de la population. Il y a des rôles que joue l’école publique dans la société qui peuvent être trés destructeurs.

A quoi a ressemblé votre expérience de l’université ?

Chomsky : J’ai sûrement eu de la chance à cet égard. Je n’ai jamais vraiment été à l’université. J’ai réussi les deux premières années de l’université , mais aprés ça je n’ai jamais vraiment fréquenté l’université d’une façon normale. J’ai finalement obtenu un PhD (doctorat de troisième cycle). J’allais à l’Université de Pennsylvanie, tout en vivant chez moi, ce qui voulait dire plusieurs heures de déplacement, et je travaillais, principalement en enseignant l’Hébreu les aprés-midis et le dimanche, et même quelquefois le soir. A l’époque, dans ce milieu, il n’était pas question d’aller à l’université autrement, et on n’en avait pas les moyens. Les deux premières années de l’université étaient plutôt une continuation du collège, sauf dans un domaine. J’y entrais avec une bonne dose d’enthousiasme et dans l’attente que s’ouvriraient toutes sortes de perspectives fascinantes , mais cela n’a pas duré longtemps, sauf dans quelques cas – un cours trés stimulant de première année avec C. West Churchman en philosophie, par exemple, et des cours d’Arabe que je prenais et dans lesquels j’étais complètement investi, en partie par intérêt politique, en partie en raison d’un intérêt pour la linguistique sémite, qui me vient des travaux de mon père dans ce domaine, et enfin en partie sous l’influence de Giorgio Levi DellaVida, un antifasciste exilé d’Italie, qui était à la fois un personnage merveilleux et un remarquable universitaire. A la fin des deux ans, j’envisageais de laisser tomber pour poursuivre mes propres intérêts, qui étaient alors largement politiques. On était en 1947, et je venais d’avoir 18 ans. J’étais profondément intéressé, et ce depuis plusieurs années, par la politique radicale avec un parfum marxiste, anarchiste, ou d’extrême gauche, (anti-léniniste) et encore plus engagé dans les activités sionistes- ou ce qui s’appelait alors “sioniste”, bien que les mêmes idées et préoccupations soient maintenant appelées “anti-sionistes”. J’étais intéressé par l’ option socialiste et bi-nationale pour la Palestine, et également par les kibboutz et tout le système de travail coopératif qui s’était développé dans les installations( settlements )juives, (le Yishuv), mais je n’ai jamais pu être proche des groupes de jeunes Sionistes qui partageaient ces intérêts, parcequ’ils étaient ou staliniens ou trotskistes, et que jai toujours été fortement anti-bolchevique. Nous devrions garder à l’esprit qu’au dernier stade de la grande dépression, alors que devenais adulte, il y avait des enjeux vraiment vitaux.

J’avais l’intention dequitter l’université et de poursuivre ces intérêts. A l’époque j’avais vaguement l’idée d’aller en Palestine, peut-être dans un kibboutz, et d’essayer de m’impliquer dans les efforts de coopération arabo-juive dans un cadre socialiste, en opposition avec le concept profondément antidémocratique d’état juif, (une position qui était bien vue à l’intérieur de la tendance dominante du sionisme). Ces intérêts m’ont conduit à rencontrer Zellig Harris, une personne vraiment extraordinaire qui avait alors une grande influence sur beaucoup de jeunes. Il avait une compréhension cohérente de tout cet éventail d’enjeux, ce qui me manquait, et cela m’attirait énormément. J’étais également attiré par lui personnellement, ainsi que par d’autres que j’ai rencontrés grâce à lui. Il se trouve qu’il a été une des figures de proue de la linguistique moderne, enseignant à l’Université de Pennsylvanie. Ses centres d’intérêts étaient trés étendus, la linguistique n’étant qu’un parmi d’autres, et c’était une personne d’une originalité et d’une intelligence inhabituels. J’ai commencé à suivre ses cours de licence , en fait la première lecture que j’ai faite en linguistique était les épreuves de son livre Méthodes en linguistique structurale , qui est paru quelques années plus tard. Sur sa suggestion, j’ai aussi commencé à prendre des cours de licence en philosophie, avec Nelson Goodman, Morton White et d’autres, et de mathématiques, avec Nathan Fine, domaines dans lesquels je n’avais aucune base, mais que je trouvais fascinants, en partie, sans doute, grâce à des professeurs inhabituellement stimulants. Je suppose qu’Harris avait en tête de m’influencer pour que je retourne à l’université, bien que je ne me rappelle pas en avoir parlé avec lui, et tout cela ne semblait pas se passer de manière trés programmée.

Et cela a marché, mon expérience de l’université n’est pas du tout conventionnelle. Le département de linguistique avait un petit nombre d’étudiants licenciés (graduate) et dans le cercle restreint d’Harris, un trés petit groupe partageait des intérêts politiques en dehors de la linguistique, et était trés étranger à l’atmosphère générale du collège. En fait, nos “cours” se tenaient en général au restaurant d’en face, Horn et Hardart, ou dans l’appartement de Harris à Princeton ou New York. C’était des séances d’une journée qui couvraient toute une variété de sujets et étaient intellectuellement trés excitantes, ainsi que des expériences personnelles très significatives. Je n’avais presque pas de contact avec l’université. J’étais alors profondément immergé dans la linguistique, la philosophie et la logique, et j’ai obtenu une licence ( B.A.) et un mastère, ( M.A.), de façon pas du tout conventionnelle.

Nelson Goodman me recommanda pour la Société des Membres Associés, ( Society of Fellows ), de Harvard, et j’ai été admis en 1951. Cela procurait une bourse, et pour la première fois j’ai pu me consacrer aux études et à la recherche sans travailler à côté. Avec les ressources dont disposait Harvard et sans autre pré-requis formel, c’était une merveilleuse opportunité. J’ai obtenu un PhD (doctorat de troisième cycle) en 1955, en soumettant un chapitre du livre sur lequel je travaillais, ce qui n’était pas du tout conventionnel. Bien qu’il ait été assez bien avancé en 1955-56, il n’a pas été publié avant 1975 sous le titre de Structure logique de la théorie linguistique, et alors seulement en partie. Mais je n’y étais en fait pas allé depuis 1951, et je n’avais pas de contact avec l’université à part Harris et Goodman. Aussi mon expérience a-t-elle été pour le moins inhabituelle.

Est-ce aprés l’université que vous êtes allé vivre dans un kibboutz en Israël ?

Chomsky : J’y suis allé quelques mois quand j’étais à la Société des Membres Associés en 1953. Le kibboutz où nous vivions, qui avait une vingtaine d’années, était alors trés pauvre. Il y avait peu de nourriture et le travail était dur. Mais ça me plaisait beaucoup à bien des égards. Si on le sort de son contexte, c’était une communauté libertaire qui fonctionnait avec beaucoup de succès. Et j’ai eu le sentiment qu’il serait possible de trouver une sorte de mélange de travail intellectuel et manuel.

J’ai été prés de retourner y vivre, et ma femme en avait trés envie à l’époque. Il n’y avait rien qui m’attirait particulièrement ici. Je ne pensais pas ête capable de faire une carrière académique, et cela ne m’intéressait pas particulièrement. Il n’y avait pas de raison majeure de rester. D’un autre côté, j’avais un grand intérêt pour le kibboutz et ça me plaisait beaucoup quand j’y étais. Mais il y avait aussi des choses qui ne me plaisaient pas. En particulier le conformisme idéologique était effarant. Je ne sais pas si j’aurais pu survivre longtemps dans cet environnement, parce-que j’étais trés fortement opposé à l’idéologie léniniste, autant qu’au conformisme général, et mal à l’aise, (moins que je n’aurais dû l’être), avec la fermeture d’esprit et la mentalité de racisme institutionnel.

Ce à quoi je n’ai pas fait face avec honnêteté, c’était le fait tout-à-fait évident qu’il y a des institutions juives, et qu’elles existent à cause de structures et de pratiques admnistratives et légales. Ainsi, par exemple, je doute qu’il y ait des Arabes dans aucun kibboutz, et il pourrait difficilement y en avoir , à cause des lois de la terre et du rôle que joue l’institution dans le système israélien. En fait, même les Juifs orientaux, ceux qui étaient dans la ville d’immigration d’à côté et qui venaient au kibboutz de façon marginale, étaient assez piteusement traités, avec une bonne dose de mépris et de peur. J’ai aussi visité quelques villages arabes, et appris des choses déplaisantes, que je n’ai jamais vu écrites, sur l’administration militaire à laquelle les citoyens arabe étaient soumis.

Maintenant j’avais des sentiments assez forts sur tout ça à l’époque. En fait, comme je l’ai mentionné, j’étais fortement opposé à l’idée d’un état juif dès 1947-48. J’étais sûr que les institutions du Yishuv, l’installation juive qui avait précédé l’état en Palestine, ne survivraient pas au système étatique, car elles se trouveraient intégrées dans une sorte de gestion d’état et que cela détruirait les aspects du Yishuv que je trouvais les plus attirants.

Mais si nous faisons abstraction de ces facteurs, de l’environnement externe, c’était une sorte de communauté anarchiste.

Que faisiez-vous dans le kibboutz ? Est-ce que vous trouviez la vie intellectuelle stimulante ? Et pourquoi êtes-vous parti ?

Chomsky : Rappelez-vous que je n’y ai été qu’environ six semaines. Je n’avais pas de qualification, aussi je ne faisais que du travail agricole non qualifié, sous la conduite des membres du kibboutz. J’ai vraiment beaucoup apprécié le travail, mais combien de temps je l’aurais fait, je ne sais pas. Pour ce qui est de la vie intellectuelle, ce kibboutz était Buberite à l’origine, surtout des Juifs allemands qui avaient un trés bon niveau d’instruction. Pourtant une des personnes que j’ai été amené à connaître le mieux était un immigrant chrétien qui avait quitté une grande ferme qu’il possédait en Rhodésie en raison de la haine pour la société raciste, et qui était vraiment un agronome de haut niveau avec beaucoup d’idées intéressantes. Il y avait là-bas beaucoup de gens trés intéressants, mais c’était surréaliste à certains égards. C’était en 1953, à l’époque du procés Slansky en Tchécoslovaquie et au dernier stade de la folie stalinienne. Ces dernières purges staliniennes avaient une forte composante anti-sémite, mais les gens là-bas les défendaient quand même. Ils ont même défendu le procès d’un camarade membre du kibboutz qui était un émissaire du mouvement kibboutzim là-bas et a été accusé d’espionnage, ce qu’ils savaient être faux. Tous ne l’ont pas fait bien sûr. Ceux qui réfléchissaient à toutes ces choses, beaucoup ne le faisaient pas, étaient des marxistes-léninistes orthodoxes, et je ne pouvais discerner aucune distanciation visible par rapport à une ligne de parti assez rigide, bien qu’il peut y en avoir eu que je n’ai jamais vue.

C’était une courte visite, et je suis retourné à Harvard, avec l’intention de revenir, et peut-être d’y rester, quelques années aprés. Mon contrat à la Société des Membres Associés était censé finir en 1954, mais je n’avais pas de projet de travail et j’ai demandé une prolongation d’un an, que j’ai obtenue. Ma femme, entre temps, est retournée au kibboutz pour un séjour plus long. Nous avions l’intention de retourner y vivre, mais j’ai alors obtenu un poste de chercheur au MIT, ( Massachusett’s Institute of Technology ), et j’étais trés engagé dans mon propre travail linguistique. Pour une raison ou une autre, sans que cela ait été une décision consciente, nous n’y sommes jamais retournés.

Avez-vous été actif dans des organisations politiques aus Etats-Unis les années précédentes ?

Chomsky : Je n’avais aucune appartenance à aucun groupe, que ce soit la la gauche sioniste ou autre. En partie parce que je ne suis pas tellement “un militant” je suppose. En outre, toutes les organisations que je connaissais, à gauche du moins, étaient léninistes, ou staliniennes ou troskistes. J’ai toujours été trés anti-léniniste, et tout simplement je ne connaissais pas de groupe qui partageait mes vues. Cela était vrai pour la gauche sioniste, et pour une grande partie de la gauche aux Etats-unis, autant que je sache. Nous parlons du début des années quarante. Trés franchement, je ne voyais pas de différence significative entre les trotskistes et les staliniens, sauf que les trotskistes avaient perdu. Eux bien sûr voyaient une grande différence. Il y a quelques différences, mais au fond je pense qu’elles ont été exagérées. C’est ce que je ressentais à l’époque, et encore aujourd’hui pour l’essentiel. Aussi il n’y avait pas de groupe à ma connaissance où j’aurais pu adhérer. Mais j’étais personnellement trés engagé dans un tas de choses qui se passaient.

Venez-vous d’une famille politisée ? Est-ce que la politique était un sujet de discussion dans la famille ?

Chomsky : Et bien ma famille proche, mes parents, étaient des Démocrates “rooseveltiens” normaux, et ils étaient trés engagés dans les affaires juives, profondément sionistes et intéressés par la culture juive, la renaissance de l’hébreu, et en général le sionisme culturel qui a ses origines dans les idées de gens comme Ahad Ha’am, mais de plus en plus dans le courant dominant du sionisme. Les membres plus éloignés de la famille, oncles, cousins, etc, étaient pour une part de la classe ouvrière juive, ou autour de ce genre de groupe social. Quelques uns d’entre eux étaient communistes, ou proches de ces cercles, trés engagés dans la politique de la période de dépression. En particulier un oncle, qui a eu pas mal d’influence sur moi à la fin des années trente et plus tard, avait un kiosque à journaux à New-York, qui était une sorte de centre radical. Souvent nous passions la nuit en discussions et disputes, là ou dans son petit appartement tout prés. Ce furent de grands moments dans ma vie ces années-là quand j’ai pu travailler au kiosque la nuit et écouter tout ça.

Dans quelle partie de la ville était-ce ?

Chomsky : C’était au kiosque de la 72ème rue et de Broadway, et il y est toujours. Il y avait là quatre kiosques. Il y en avait deux sur le chemin de la plupart des voyageurs qui sortaient de la station de métro, qui était la 72ème rue. Et il y en avait deux autres de l’autre côté, d’où sortaient peu de gens. Il avait l’un d’entre eux. C’était très excitant intellectuellement, mais je suppose qu’ils ne gagnaient pas beaucoup d’argent en vendant des journaux. A la fin des années trente, c’est devenu un centre pour des émigrés européens et autres, et c’était trés vivant. Il avait connu un tas de doctrines politiques marxistes sectaires, des sectes staliniennes, trotskistes, non-léninistes en tout genre. Je commençais juste à apprendre tout ça. C’était une communauté intellectuelle trés vivante.

La culture de la classe ouvrière juive à New-York était trés inhabituelle. C’était hautement intellectuel, trés pauvre, plein de gens n’avaient pas de travail et d’autres vivaient dans les quartiers pauvres. Mais c’était une culture intellectuelle riche et vivante : Freud, Marx, le Quatuor de violons de Budapest, la littérature et ainsi de suite. Ça a été, je crois, la culture intellectuelle la plus influente pendant mon adolescence.

Avez-vous été élevé dans certains aspects de la tradition juive ?

Chomsky : J’y ai été profondément immergé. En fait, j’ai probablement lu davantage dans ce domaine que dans aucun autre quand j’avais quinze ou seize ans.

Vous l’avez rarement abordé dans vos écrits publics. Y’a-t-il des raisons pour cela ?

Chomsky : Non, ça ne me paraissait pas particulièrement pertinent. C’est là, bien sûr, et ça a certainement eu une forte influence sur moi. Par exemple, le brillant écrivain yiddish-hébreu du 19ème siècle Mendele Mocher Sfarim, qui a écrit sur la vie juive en Europe orientale, avait un instinct et une compréhension immenses. Cela la déprécie de l’appeler littérature prolétarienne, mais elle donnait une sorte de compréhension de la vie des pauvres avec un mélange d’humour, de sympathie et de cynisme qui est tout-à-fait remarquable. J’ai aussi beaucoup lu des oeuvres de la renaissance hébraïque du 19ème siècle, romans, histoires, poésie, essais. Je ne peux pas dire quel effet à long terme ces lectures ont eu sur moi. Cela a certainement eu un impact émotionnel.

Il semble y avoir dans votre pensée certaines vues sur la société et les intellectuels qui embrassent le cours de votre vie adulte. A tel point que vous n’êtes pas surpris par ce qui semble souvent choquer les autres. Vous n’êtes pas choqué quand les intellectuels remplissent certaines fonctions idéologiques, c’est ce que vous attendez d’eux. Vous n’êtes pas surpris quand le pouvoir américain opère en se drapant dans un costume idéologique pour cacher la poursuite de ses intérêts divers, c’est ce à quoi vous vous attendez d’un tel pouvoir. Et ainsi de suite. Vos vues semblent au départ découler moins de l’observation prolongée de l’histoire que du sens de comment les choses sont censées fonctionner.

Chomsky : J’imagine que j’ai toujours pensé ainsi. Ça me semble découler des conceptions les plus simples et les moins controversées sur les motivations, les intérêts et la structure de pouvoir.

Et pourtant d’une certaine manière ces conceptions sont au coeur d’indignations individuelles au sujet de vos pensées et écrits. Elles doivent être rejetées parce-que si les gens devaient s’y confronter, ils devraient écrire différemment sur les Etats-Unis.

Chomsky : Bon, c’est intéressant que cela n’indigne personne quand je le dis au sujet des ennemis des Etats-unis. Dans ce cas c’est évident. Ce qui les indigne c’est quand j’essaie de montrer comment ces traits apparaissent dans notre propre société, comme c’est le cas. Si je parlais à un groupe d’intellectuels russes, ils seraient indignés parce que je n’aurais pa su voir l’idéalisme et l’engagement pour la paix et la fraternité de l’état russe. C’est ainsi que fonctionnent les systèmes de propagande.

Mais vous demandez-vous pourquoi beaucoup partagent ces conceptions, et pas vous ?

Chomsky : Et bien, peut-être la raison en est,en partie, que dans une certaine mesure j’ai grandi dans une culture étrangère, dans la tradition culturelle juive-sioniste, dans une communauté immigrante en un sens, bien que bien sûr d’autres ont réagi aux mêmes conditions trés différemment. Je suppose que je suis aussi un enfant de la dépression. Mes souvenirs les plus précoces, qui sont trés vivants, sont ceux des gens vendant des haillons à notre porte, une police violente briseuse de grève, et d’autres scènes de la Dépression. Quelque puissent être les raisons, j’ai été trés affecté par les événements des années 30, la guerre civile en Espagne, par exemple, alors que je savais à peine lire. Le premier article que j’ai lu était un éditorial dans le journal de l’école sur la chute de Barcelone, quelques semaines aprés mon dixième anniversaire. La montée du nazisme m’a aussi fait une impression profonde, peut-être renforcée parce-que nous étions pratiquement la seule famille juille dans un voisinage cruellement anti-sémite et catholique allemand, au sein duquel il y avait un soutien ouvert aux Nazis jusqu’en décembre 1941.

Pourtant les “Intellectuels de New-York” sont devenus les représentants de pointe d’un anti-communisme virulent qui dénie presque toutes les vues qui découlent pour vous du “sens commun”.

Chomsky : Pour une part, je crois, l’âge a pu être un accident heureux dans mon cas. J’étais juste un peu jeune pour avoir jamais eu la tentation d’être un léniniste engagé, aussi n’ai-je jamais eu à renoncer à aucune foi, ou eu aucun sentiment de culpabilité ou de trahison. J’ai toujours été du côté des perdants, les anarchistes espagnols par exemple.

Est-ce qu’avec le recul vous considérez que c’est exceptionnel ?

Chomsky : Oh oui. Je me suis toujours senti en dissonance avec presque tout autour de moi. Comme je l’ai mentionné, je n’ai jamais rejoint aucun groupe organisé en raison d’un scepticisme et de désaccords aigus à leur endroit, bien qu’émotionnellement j’ai été attiré vers des groupes tels que Hashomer Hatzair, qui pronait à cette époque un engagement pour un binationalisme socialiste en Palestine et les valeurs du kibboutz, comme pour la culture hébraïque à laquelle j’appartenais profondément.

En fait, j’étais trés sceptique sur la deuxième guerre mondiale. Je ne connaissais personne qui partage ce scepticisme, littéralement pas une seule personne. Mais j’avais l’habitude d’aller à la bibliothèque publique de Philadephie, ça devait être en 1944 ou 1945, j’avais quinze ou seize ans, pour lire de la littérature sectaire de gauche d’une nature étrange. Par exemple des groupes comme les Marlenites, dont vous n’avez probablement jamais entendu parler, qui essayaient de démontrer que la guerre était une imposture, simplement conçue par les capitalistes de l’Ouest, agissant en liaison avec les capitalistes d’état du système soviétique pour essayer de détruire les prolétaires en Europe. Je n’ai jamais vraiment cru cette thèse, mais je la trouvais suffisamment intrigante pour essayer de me faire une idée de ce dont ils parlaient. Ça avait un accent de vérité suffisant pour me rendre trés sceptique sur une bonne part de l’interprétation patriotique de la guerre. Je me souviens aussi avoir été atterré par le traitement des prisonniers de guerre allemands. Il se trouve qu’il y en avait quelques uns dans un camp à côté de mon collège , c’était considéré comme un acte de bravoure que de les railler à travers les fils de fer barbelés. Cela m’a frappé comme quelque chose de honteux à l’époque, bien que j’étais bien plus un anti-nazi engagé que les gamins qui s’engageaient dans ce sport. Je me souviens de disputes acerbes à ce sujet.

Je me souviens du jour du bombardement d’Hiroshima. Par exemple, je me souviens que je ne pouvais littéralement parler à personne. Il n’y avait personne. Je suis parti marcher tout seul. J’étais dans une colonie de vacances à l’époque, j’ai marché dans les bois et je suis resté seul pendant quelques heures quand je l’ai appris. Je n’ai jamais pu en parler à personne, et je n’ai jamais compris la réaction de qui que ce soit. Je me sentais complètement isolé.

© Noam Chomsky


Traduit par Bernard Lecat pour Chomsky.fr


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