[2013] L’anarchisme auquel je crois, et ce qui ne va pas chez les libertariens

Noam Chomsky interviewé par Michael S. Wilson

Retour Alternet, 28 mai 2013 Imprimer

Pour Noam Chomsky, l’anarchisme “suppose que la charge de la preuve [de légitimité] repose sur tous ceux qui sont dans une position de pouvoir et d’autorité”. 

Michael S. Wilson : Vous vous définissez, entre autres choses, comme un anarchiste – plus précisément comme anarcho-syndicaliste. La plupart des gens se figurent les anarchistes comme des punks privés de leurs droits balançant des pierres dans les vitrines des magasins, ou des personnages masqués jetant des bombes toutes rondes sur de gras industriels. Est-ce une image exacte ? Qu’est-ce pour vous que l’anarchie ?

Noam Chomsky : Eh bien, à mon avis, l’anarchisme est à la base une sorte de tendance dans la pensée humaine qui se manifeste sous des formes différentes dans des circonstances différentes, mais possède certaines caractéristiques essentielles. Il s’agit principalement d’une tendance qui nourrit soupçon et doute sur la domination, sur l’autorité, et sur la hiérarchie. Elle recherche les structures de hiérarchie et de domination dans la vie humaine sur un spectre allant, disons, des familles patriarcales jusqu’aux systèmes impériaux, et elle se demande si ces systèmes sont légitimes. Elle présuppose [aussi] que la charge de la preuve [de cette légitimité] repose sur tous ceux qui sont dans une position de pouvoir et d’autorité. La légitimité de leur autorité n’est pas automatique. Ils doivent en rendre raison, donner une justification. Et s’ils ne peuvent justifier cette autorité, ce pouvoir et ce contrôle, ce qui est habituellement le cas, alors l’autorité doit être démantelée et remplacée par quelque chose de plus libre et de plus juste. Ainsi, telle que je la comprends, l’anarchie n’est rien d’autre que cette tendance. Elle prend des formes différentes à des moments différents.

L’anarcho-syndicalisme est une variété particulière de l’anarchisme, variété qui se souciait principalement, mais non exclusivement, du contrôle exercé sur le travail, sur le lieu de travail, sur la production. Il partait du principe que les travailleurs doivent maîtriser leur propre travail, ses conditions, [qu’] ils doivent contrôler les entreprises dans lesquelles ils travaillent, conjointement avec les communautés, donc qu’ils devraient être associés les uns aux autres dans des associations libres, et … que ce genre de démocratie devrait être le fondement d’une société plus libre en général. A partir de là, vous savez, on a développé différentes manières de concevoir comment au juste cela pourrait se produire, mais selon moi, c’est le noyau de la pensée anarcho-syndicaliste. Je veux dire que ce n’est pas du tout l’image commune que vous avez décrite – des gens courant dans les rues, brisant des vitrines de magasins – au contraire, [l’anarcho-syndicalisme] conçoit une société très organisée, mais organisée par le bas par la participation directe à tous les niveaux, avec aussi peu de domination et de contrôle que possible, peut-être aucun.

Wilson : Avec l’apparente disparition en cours de l’Etat capitaliste, de nombreuses personnes cherchent d’autres façons de réussir, de mener leur vie, et [sur ce point] je me demande ce que l’anarchie et le syndicalisme peuvent apporter d’après vous, que d’autres théories – par exemple le socialisme géré par l’Etat – n’ont pas su offrir ? Pourquoi devrions-nous choisir l’anarchie, par opposition à, disons, la pensée libertarienne ?

Chomsky : Eh bien ce qu’on appelle “libertarien” aux Etats-Unis, et qui est un phénomène spécifique aux Américains, sans aucun équivalent ailleurs – excepté un peu en Angleterre – autorise un très haut niveau d’autorité et de domination, mais entre les mains du pouvoir privé : il faudrait laisser ce pouvoir privé faire ce qu’il lui plaît de faire. On fait l’hypothèse que par une sorte de magie, la puissance privée concentrée mènera à une société plus libre et plus juste. C’est effectivement ce que l’on croyait dans le passé, [ce que croyait] Adam Smith, par exemple. L’un de ses principaux arguments en faveur des marchés affirmait que dans des conditions de liberté parfaite, les marchés conduiraient à une égalité parfaite. Bon, ça ne mérite même pas qu’on en parle ! Ce genre de…

Wilson : C’est une dispute qui se poursuit aujourd’hui encore…

Chomsky : Oui, et à mon avis, ce genre de libertarianisme, dans le monde actuel, ne signifie rien d’autre qu’un appel à l’une des pires formes de tyrannie, à savoir une tyrannie privée et irresponsable. L’anarchisme est très différent. Il appelle à l’élimination de la tyrannie, de toutes les sortes de tyrannie. Y compris le genre de tyrannie qui est inhérente aux concentrations de pouvoir privé. Pourquoi devrions-nous lui accorder la préférence ? Parce que la liberté, je pense, vaut mieux que la subordination. Il vaut mieux être libre qu’être un esclave. Il vaut mieux être capable de décider par vous-mêmes, plutôt que quelqu’un d’autre prenne les décisions pour vous et vous force à les respecter. Je veux dire, je ne pense pas que vous ayez vraiment besoin d’un argument pour ça. C’est en quelque sorte … limpide.

[En revanche] ce à quoi il faut une réponse, ce qui exige une argumentation, c’est la question de savoir quelle est la meilleure façon d’avancer dans cette direction ? Et il y a de nombreux moyens d’agir dans la société actuelle. L’une de ces méthodes consiste à utiliser l’État, dans la mesure où il est contrôlé démocratiquement. Disons que les anarchistes, à long terme, voudraient voir l’État éliminé. Mais celui-ci existe, à côté du pouvoir privé, et il reste, au moins dans une certaine mesure, sous influence et sous contrôle publics – même s’il pourrait l’être beaucoup plus. Il fournit des dispositifs pour restreindre les forces beaucoup plus dangereuses du pouvoir privé : des règles pour la sécurité et la santé au travail, par exemple, ou bien la garantie que les gens reçoivent des soins de santé décents et bien d’autres choses dans ce genre. [Ces choses] ne vont pas apparaître grâce au pouvoir privé. Bien au contraire. Mais elles peuvent se développer en utilisant le système étatique sous contrôle démocratique limité… pour faire avancer des mesures réformistes. Je pense que ce sont d’excellentes choses à réaliser. Mais [les anarchistes] doivent espérer bien plus, avancer beaucoup plus loin, à savoir : une démocratisation réelle, à plus grande échelle. On peut ne pas se contenter d’y songer, on peut oeuvrer réellement à cela. Par exemple, l’un des principaux penseurs anarchistes, Bakounine, au 19ème siècle, a fait remarquer qu’il est tout à fait possible de bâtir les institutions d’une société future au sein de la société présente. Or il pensait à des sociétés beaucoup plus autocratiques que les nôtres. Mais cela est en train de se réaliser. Par exemple, dans la société actuelle, les entreprises contrôlées par les travailleurs et la communauté sont les germes d’une société future. De telles entreprises non seulement peuvent être développées, mais le sont actuellement. Sur ce sujet, un travail important est accompli par Gar Alperovitz. Gar Alperovitz est impliqué dans le réseau d’entreprises autour de la région de Cleveland, qui sont contrôlées par les travailleurs et par la communauté. Les discussions théoriques sur la façon dont cela pourrait fonctionner ne manquent pas et proviennent de sources multiples. Certaines des idées les plus élaborées se trouvent dans la littérature et les débats autour de ce qu’on appelle la “parecon” – l’économie participative -. Et puis il y a les autres : [les idées] qui en sont encore au stade du projet et de la pensée. Au niveau de la mise en œuvre pratique aussi des mesures peuvent être prises, alors qu’il est urgent d’empêcher le pire de se produire … les principaux méfaits causés par la concentration du pouvoir privé, en utilisant le système étatique tant qu’existera le système actuel. Les moyens d’action sont donc nombreux.

Concernant le socialisme d’État, tout dépend de ce que l’on entend par ce terme. S’il s’agit d’une tyrannie de variété bolchevique (ou de ses descendants), inutile de s’y attarder. S’il s’agit d’un État social démocratique plus étendu, alors les remarques précédentes s’appliquent. Si c’est encore quelque chose d’autre, quelles seront les suites ? Placera-t-il le pouvoir de décider entre les mains des travailleurs et des communautés, ou dans les mains d’une autorité ? Dans le second cas, – [répétons-le] une fois encore – la liberté est préférable à l’assujettissement, et [l’autorité] doit supporter une très lourde charge de justification.

Wilson : Beaucoup de gens vous connaissent en raison de la “théorie de la propagande” que vous avez développée avec Edward Herman. Pourriez-vous décrire brièvement ce modèle théorique et pourquoi il peut intéresser des étudiants?

 

Chomsky : Faisons un petit retour en arrière – un petit cadrage historique – : à la fin du 19e, au début du 20e siècle, dans certaines sociétés, de belles marges de liberté ont été gagnées. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne se trouvaient au premier rang de ces sociétés. Ce n’étaient pas du tout des sociétés libres, mais comparativement aux autres, elles étaient assez avancées dans ce domaine. En fait elles étaient tellement en avance, que les systèmes de pouvoir – publics et privés – ont commencé à admettre que les choses en étaient venues à un point où ils ne leur était plus possible de contrôler la population par la force aussi facilement qu’avant. Donc il va falloir se tourner vers d’autres moyens de contrôle. Et ces autres moyens de contrôle sont le contrôle des croyances et des comportements (beliefs and attitudes). C’est de là qu’est sortie l’industrie des relations publiques (the public relations industry), qui à l’époque se définit elle-même honnêtement comme une industrie de la propagande.

[Prenons] le gourou de l’industrie des relations publiques, Edward Bernays – soit dit en passant, pas un réactionnaire, mais un libéral à la Wilson-Roosevelt-Kennedy. Son manuel d’instruction de l’industrie des relations publiques, rédigé dans les années 1920, s’appelait : ” Propagande “. Il y définissait, de façon tout à fait juste, l’objectif de cette industrie. On y lit que l’objectif consiste à s’assurer que la ” minorité intelligente “… – et bien sûr toute personne écrivant sur ce sujet fait partie de cette minorité intelligente par définition, par stipulation… – donc [on y lit que] nous, la minorité intelligente, nous sommes les seules personnes capables de diriger les choses, mais il y a cette grosse population là-bas, la ” populace “, et s’ils sont laissés seuls, ils ne causeront que des ennuis : nous devons donc, comme il le dit, ” planifier leur consentement “, trouver des moyens de garantir qu’ils consentent à notre autorité (our rule) et à notre domination. Tel est le but de l’industrie des relations publiques. Et cela fonctionne de bien des façons. Son principal débouché est la publicité commerciale. En fait, Bernays s’est fait un nom à l’époque – la fin des années 20 – en lançant une campagne publicitaire pour convaincre les femmes de fumer des cigarettes : les femmes ce grand groupe de personnes que l’industrie du tabac n’était pas capable de tuer, ne fumaient pas de cigarettes, alors nous devions faire quelque chose à ce sujet. Et il a mené avec succès des campagnes incitant les femmes à fumer des cigarettes, [des campagnes] du genre, en termes modernes : ” ce serait la chose cool à faire, vous savez, c’est de cette façon que vous parvenez à être une femme moderne et libérée “. Ce fut une grande réussite.

Wilson : Y a-t-il une corrélation entre cette campagne et ce qui se passe en ce moment, avec la grande industrie pétrolière et le changement climatique ?

Chomsky : Ce ne sont que quelques exemples. C’est l’origine de ce qui est devenu une énorme industrie travaillant à contrôler les comportements et les opinions. Aujourd’hui, l’industrie du pétrole et, en fait, le monde des affaires dans son ensemble, s’investissent dans des campagnes similaires pour tenter de saper toute tentative d’affronter un problème encore plus grave que le meurtre de masse causé par l’industrie du tabac – car ce fut un assassinat de masse. Nous sommes confrontés à une menace, une menace sérieuse, celle d’un changement climatique catastrophique. Et ce n’est pas une plaisanterie. Mais [l’industrie pétrolière] tente d’entraver les mesures pour traiter ce problème, au nom de leurs propres intérêts et du profit à court terme. Et cela inclut non seulement l’industrie pétrolière, mais la Chambre de Commerce Américaine – le principal lobby des affaires – et d’autres, qui ont exprimé ouvertement qu’ils vont engager… Ils n’appellent pas ça de la propagande… Mais ça reviendrait à des campagnes de propagande pour convaincre les gens qu’il n’y a pas de réel danger, qu’il n’est pas vraiment nécessaire de faire grand-chose, et que l’on devrait se concentrer sur les choses vraiment importantes comme le déficit et la croissance économique – [enfin] ce qu’eux ils appellent la ” croissance ” – et qu’il ne faut pas s’inquiéter du fait que l’espèce humaine marche au bord d’une falaise, une falaise qui pourrait ressembler à une destruction de l’espèce [humaine], ou au moins à la destruction de la possibilité d’une vie décente pour un très grand nombre de personnes. Et il y a bien d’autres corrélations.

De manière générale, en réalité, la publicité commerciale est fondamentalement une tentative pour saboter les marchés. Nous devrions en prendre acte. Si vous avez suivi un cours d’économie, vous savez que les marchés sont censés être basés sur des consommateurs avertis accomplissant des choix rationnels. Vous jetez un oeil à la première publicité que vous voyez à la télévision et vous vous demandez … Est-ce bien son objectif ? Non. Son but est de créer les consommateurs mal informés accomplissant des choix irrationnels. Et ces mêmes institutions mènent des campagnes politiques. Cela revient à peu près à la même chose : vous devez saper la démocratie en essayant d’amener des gens mal informés à faire des choix irrationnels. Et ce n’est qu’un aspect de l’industrie des relations publiques. Ce dont [Edward] Herman et moi avons discuté, c’est d’un autre aspect de l’ensemble du système de propagande, qui s’est développé à peu près à la même époque, à savoir : la ” fabrique du consentement ” (c’est ainsi qu’on l’appelait). [C’est-à-dire le consentement] aux décisions de nos chefs politiques ou des dirigeants de l’économie privée, pour tenter de s’assurer que les gens ont les bonnes croyances et ne cherchent pas à comprendre la façon dont sont prises les décisions qui peuvent non seulement leur nuire, mais nuire aussi à beaucoup d’autres. C’est de la banale propagande. Nous parlions des médias et de la communauté intellectuelle mondiale en général, qui se consacrent dans une large mesure à ces choses : ce n’est pas que les gens se considèrent eux-mêmes comme des propagandistes, mais… C’est qu’ils sont eux-mêmes profondément endoctrinés concernant les principes du système, ce qui les empêche de percevoir beaucoup de choses visibles juste à la surface, [des choses] subversives pour le pouvoir, si elles étaient comprises. Nous donnons de nombreux exemples [dans notre livre], et il y en a encore beaucoup d’autres à l’heure actuelle qu’on peut mentionner, des exemples cruciaux, en réalité. Il s’agit d’une part importante du système général d’endoctrinement et de contrôle qui fonctionne parallèlement au contrôle des comportements et… aux obligations consuméristes, avec d’autres outils pour contrôler les gens.

Vous avez mentionné les étudiants tout à l’heure. Eh bien, l’un des principaux problèmes pour les étudiants d’aujourd’hui – un problème gigantesque – c’est la montée en flèche des frais de scolarité. Pourquoi avons-nous des frais de scolarité totalement hors-ligne avec d’autres pays, ou même avec notre propre histoire ? Dans les années 1950, les États-Unis étaient un pays beaucoup plus pauvre qu’ils ne le sont aujourd’hui, et le coût de l’enseignement supérieur était encore… à peu près gratuit, les frais minimes ou inexistants pour un très grand nombre de personnes. [Or] nous n’avons pas connu un tel changement économique qu’il aurait rendu nécessaire, désormais, d’avoir des frais de scolarité très élevés, bien plus élevés que quand nous étions un pays pauvre. Et pour enfoncer le clou encore plus franchement, si l’on regarde de l’autre côté des frontières, le Mexique est un pays pauvre, mais il a un bon système éducatif avec un enseignement gratuit. On a vu une tentative de l’État mexicain d’augmenter les frais de scolarité, il y a de cela peut-être quinze ans, ou plus, mais il y a eu une grève nationale des étudiants qui a recueilli un large soutien populaire, et le gouvernement a reculé. C’est précisément ce qui s’est produit tout récemment au Québec, sur notre autre frontière. Traverez l’océan : l’Allemagne est un pays riche. Aucun frais de scolarité. La Finlande a le système éducatif le mieux classé dans le monde. Gratuit… pratiquement gratuit. Donc, il ne me semble pas que vous puissiez défendre l’argument des contraintes économiques derrière l’augmentation incroyablement forte des frais de scolarité. Je pense que ce sont des décisions économiques et sociales prises par ceux qui font les choix politiques. Et [ces] hausses font partie, à mon avis, d’une réaction qui s’est développée dans les années 1970 contre les tendances émancipatrices des années 1960. Les étudiants sont devenus beaucoup plus libres, plus ouverts, ils faisaient pression pour stopper la guerre, pour les droits civiques, pour les droits des femmes… et le pays était devenu trop libre. En réalité, les intellectuels libéraux ont condamné cette évolution, qu’ils ont qualifiée de “crise de la démocratie” : “nous devons modérer la démocratie”. Ils ont, littéralement, appelé pour qu’on s’investisse davantage dans l’endoctrinement des jeunes, de leur expression… Nous devions faire en sorte que les institutions chargées de l’endoctrinement des jeunes fassent leur travail, pour ne pas avoir toute cette liberté, cette indépendance. Ce qui a eu de nombreuses conséquences par la suite. Je ne pense pas que nous ayons suffisamment de documentation directe pour prouver les relations de cause à effet, mais il suffit d’observer ce qui s’est passé. L’une des choses qui s’est produite, c’est le contrôle des étudiants – un contrôle des étudiants en réalité pour le reste de leur vie, simplement en les piégeant dans la dette. C’est une technique très efficace de contrôle et d’endoctrinement. Et je pense – je ne peux pas le prouver – mais je pense que c’est, en grande partie, la raison [de la hausse] des frais de scolarité. Beaucoup d’autres choses se sont produites parallèlement. L’ensemble de l’économie a changé de manière significative pour concentrer le pouvoir, pour porter atteinte aux droits et aux libertés des travailleurs. En fait, l’économiste présidant la Réserve Fédérale sous Clinton, Alan Greenspan – “Saint Alan” comme on l’appelait alors, un grand génie de la profession économique, couvert d’honneurs, qui gérait l’économie, – [Alan Greenspan] a déclaré fièrement devant le Congrès qu’à la base de la grande économie qu’il gérait se trouvait ce qu’il nommait “l’insécurité croissante des travailleurs”. Si les travailleurs sont plus précaires, ils ne feront pas certaines choses, comme demander de meilleurs salaires et de meilleurs avantages. Et c’est sain pour l’économie d’un certain point de vue, un point de vue qui dit que les travailleurs devraient être opprimés et contrôlés, et que la richesse doit être concentrée dans un très petit nombre poches. Donc ouais, c’est une économie saine, et nous avons besoin de l’insécurité croissante des travailleurs, et pour des raisons similaires nous avons besoin de l’insécurité croissante des étudiants. Je pense que toutes ces choses se combinent dans le cadre d’une réaction générale – une réaction bipartisane, soit dit en passant – contre les mouvements émancipateurs qui se sont manifestés dans les années 60 et se sont poursuivis depuis.

Wilson : [Pour finir], je me demandais si vous pouviez [terminer par quelques conseils pour les étudiants d’aujourd’hui].

Chomsky : Il y a beaucoup de problèmes dans le monde aujourd’hui, et les étudiants sont confrontés à un certain nombre d’entre eux, parmi lesquels ceux que j’ai mentionnés – le chômage, l’insécurité et ainsi de suite. D’un autre côté malgré tout, il y a eu des progrès. À bien des égards les choses sont beaucoup plus libres et plus avancées qu’elles ne l’étaient il y a… pas si longtemps. En fait, il y a tant de choses qui étaient en question, pour lesquelles on luttait, certaines à peine exprimables, disons dans les années 1960, qui sont maintenant… partiellement résolues. Des choses comme les droits des femmes, les droits des homosexuels, l’opposition à l’agression, le souci de l’environnement – qui est loin d’être avancé au point où il faudrait, mais bien au-delà des années 60. Ces victoires pour la liberté ne sont pas venues d’en haut, on ne nous en a pas fait cadeau. Elles sont venues de personnes qui luttaient dans des conditions plus dures que maintenant. Aujourd’hui la répression étatique existe. Mais elle est sans comparaison avec, par exemple, “Cointelpro” dans les années 60. Les gens qui ne savent rien là-dessus doivent lire et réfléchir, enquêter. Cela laisse beaucoup d’opportunités. Les étudiants, vous savez, sont relativement privilégiés par rapport au reste de la population. Ils se trouvent également dans une période de leur vie où ils sont relativement libres. Bon, ça permet toutes sortes de possibilités ! Dans le passé, c’est souvent ce genre d’opportunités qu’ont saisies les étudiants à la pointe du changement, du progrès, et [les étudiants] ont beaucoup plus d’opportunités aujourd’hui. Ça ne sera jamais facile. Il y aura de la répression. Il y aura une réaction. Mais c’est de cette façon que la société avance.

© Noam Chomsky

Traduit par DiaCrisis pour www.noam-chomsky.fr


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