[2013] Chomsky: “Comment pouvons-nous nous défendre des multinationales et des forces impérialistes qui menacent notre existence?”

Par Noam Chomsky

Retour AlterNet 5 juillet 2013 Imprimer

Avec les tragédies déchirantes qui se déroulent sous nos yeux, et des catastrophes peut-être encore pires à venir, il peut sembler déplacé, voire cruel, de détourner l’attention vers d’autres perspectives qui, bien qu’abstraites et incertaines, pourraient offrir un chemin vers un monde meilleur – et pas dans un avenir lointain.

 

J’ai visité le Liban plusieurs fois et j’ai été témoin de moments de grand espoir et de désespoir, qui ont été marqués par une remarquable détermination du peuple libanais à les surmonter et à aller de l’avant.

 

La première fois que je l’ai visité – si le mot est juste – il y a exactement 60 ans, presque jour pour jour, ma femme et moi étions en randonnée dans le nord de la Galilée, un soir, quand une jeep nous a abordés et quelqu’un nous a demandé de revenir en arrière : nous étions dans le mauvais pays. Nous avions franchi la frontière par inadvertance, alors non indiquée – maintenant, je suppose, hérissée d’armes.

Un événement mineur, mais riche d’enseignements : la légitimité des frontières – et donc des Etats – est, au mieux, soumise à conditions et temporaire.

 

Presque toutes les frontières ont été imposées et maintenues par la violence, et sont relativement arbitraires. La frontière libano-israélienne a été établie, il y a un siècle, par les accords Sykes-Picot, divisant l’ancien empire ottoman dans l’intérêt des puissances impériales britannique et française, sans aucune préoccupation pour les populations qui y vivaient, ni même pour les réalités géographiques du terrain. La frontière n’a pas de sens, c’est pourquoi il est si facile de la franchir sans s’en apercevoir.

En examinant la plupart des guerres qui déchirent le monde, il est clair que beaucoup sont les résidus de crimes impérialistes dans la mesure où elles découlent de frontières dessinées par les grandes puissances en dépit de tout bon sens autre que leurs seuls intérêts.

 

Par exemple, les Pachtounes n’ont jamais accepté la légitimité de la ligne Durand, établie par la Grande-Bretagne pour séparer le Pakistan de l’Afghanistan ; aucun gouvernement afghan ne l’a non plus jamais acceptée. Il est dans l’intérêt des puissances impérialistes d’aujourd’hui que les Pachtounes qui franchissent la Ligne Durand soient appelés «terroristes», afin que leurs maisons puissent être soumises aux attaques meurtrières des drones américains et des forces spéciales.

 

Peu de frontières dans le monde sont aussi lourdement gardées par une technologie sophistiquée et soumises à  une rhétorique passionnée que celle qui sépare le Mexique des États-Unis, deux pays ayant des relations diplomatiques amicales.

Cette frontière résulte de l’agression américaine au 19e siècle. Mais elle est restée assez ouverte jusqu’en 1994, date à laquelle le président Bill Clinton a lancé l’Opération “Gatekeeper”, entraînant sa militarisation.

Avant cela, les gens franchissaient régulièrement la frontière pour aller voir leurs parents et amis. Il est probable que l’Opération “Gatekeeper” a été motivée par un autre événement intervenu en 1994 : la mise en œuvre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui est un terme impropre, en raison des mots «libre-échange».

Sans doute, l’administration Clinton a compris que les agriculteurs mexicains, aussi efficaces soient-ils, ne pourraient pas rivaliser avec l’agrobusiness américain fortement subventionné, de même que les entreprises mexicaines avec les multinationales américaines qui, grâce à cet accord et à la clause de “traitement national”, pourraient largement pénétrer le marché mexicain. Cet accord conduisait presque inévitablement à un afflux d’immigrants mexicains à travers la frontière.

 

Certaines frontières s’érodent avec les haines et les conflits cruels qu’elles symbolisent et rappellent. Le cas le plus spectaculaire est l’Europe. Pendant des siècles, l’Europe a été la région la plus brutale dans le monde, déchirée par des guerres atroces et destructrices. L’Europe a développé la technologie et la culture de guerre qui lui a permis de conquérir le monde. Après un dernier sursaut de barbarie indescriptible, la destruction mutuelle a cessé à la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Les chercheurs attribuent ce résultat à la thèse de la paix démocratique – une démocratie hésitant à faire la guerre à une autre démocratie. Mais les Européens peuvent aussi avoir compris qu’ils avaient développé des capacités de destruction telles que la prochaine fois qu’ils joueront à leur jeu favori, ce sera la dernière.

L’intégration plus étroite qui s’est développée depuis lors n’est pas sans graves problèmes, mais il y a une grande amélioration par rapport à ce qui est arrivé avant.

 

Un résultat similaire ne serait pas sans précédent pour le Moyen-Orient, qui jusqu’à récemment était essentiellement sans frontière. Et les frontières sont en train de s’effriter, bien que d’une manière terrible.

Le plongeon suicidaire apparemment inexorable de la Syrie déchire ce pays. Patrick Cockburn, ancien correspondant au Moyen-Orient, qui travaille maintenant pour “The Independent”, prédit que la conflagration et son impact régional pourrait conduire à la fin du régime des accords Sykes-Picot.

La guerre civile syrienne a ravivé le conflit entre Sunnites et Chiites qui était l’une des conséquences les plus terribles de l’invasion américano-britannique de l’Irak, il y a 10 ans.

Les régions kurdes d’Irak et maintenant de Syrie se dirigent vers l’autonomie se rapprochent. De nombreux analystes prédisent maintenant qu’un Etat kurde pourrait voir le jour avant un Etat palestinien.

Si jamais la Palestine gagne son indépendance dans les termes du consensus international écrasant, il est probable que ses frontières avec Israël s’éroderont à travers les échanges commerciaux et culturels réguliers, comme cela s’est produit dans le passé lors de périodes de calme relatif.

Cette évolution pourrait être une étape vers une intégration régionale plus étroite, et peut-être la disparition progressive de la frontière artificielle divisant la Galilée entre Israël et le Liban ; alors les randonneurs et d’autres pourraient passer librement où ma femme et moi étions il y a 60 ans.

Une telle évolution me paraît offrir le seul espoir réaliste pour une résolution de la situation des réfugiés palestiniens, qui n’est que l’une des catastrophes humanitaires qui tourmentent la région depuis l’invasion de l’Irak et la descente en enfer de la Syrie.

 

L’effacement des frontières et ces remises en questions de la légitimité des Etats mettent en avant de sérieuses questions quant à la possession de la Terre : qui est propriétaire de l’atmosphère globale polluée par les gaz à effet de serre qui viennent d’atteindre un seuil particulièrement périlleux, comme nous l’avons appris au mois de mai?

Ou pour reprendre l’expression utilisée par les populations autochtones dans une grande partie du monde, qui va défendre la Terre ? Qui va mettre en avant les droits de la nature? Qui va adopter le rôle d’intendant des biens communs, notre possession collective ?

Que la Terre ait maintenant désespérément besoin d’être défendue de la catastrophe écologique imminente est certainement évident pour toute personne raisonnable et instruite. Les différentes réactions à la crise sont la caractéristique la plus remarquable de l’actuelle période historique.

 

À l’avant-garde de la défense de la nature sont ceux qui sont souvent appelés «primitifs» : les membres de groupes indigènes et tribaux, comme les premières nations au Canada ou les Aborigènes en Australie – les vestiges de peuples qui ont survécu aux assauts impérialistes. A la pointe de l’attaque contre la nature sont ceux qui  s’appellent eux-mêmes les plus avancés et civilisés : les pays les plus riches et les plus puissants.

 

La lutte pour défendre le bien commun prend de nombreuses formes. A petit niveau, elle se déroule en ce moment-même sur la place Taksim en Turquie, où des hommes et femmes courageux tentent de protéger de la destruction l’un des derniers vestiges des biens collectifs d’Istanbul. Ce trésor antique est en effet menacé par la commercialisation, l’embourgeoisement et un régime autocratique.

 

Les défenseurs de la place Taksim sont à l’avant-garde d’une lutte mondiale pour préserver les biens communs de l’anéantissement – une lutte dans laquelle nous devons tous participer, avec dévouement et détermination, si nous voulons avoir quelque espoir de survie décente sur une planète qui n’a pas de frontières. Elle est notre bien commun, à défendre ou à détruire.

© Noam Chomsky

Traduit par DiaCrisis pour www.noam-chomsky.fr


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