[1993] La tragédie d’Haïti

Par Noam Chomsky

Chapitre 8 de “L’an 501, la conquête continue” (L’Herne)

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1. « La première nation libre d’hommes libres »

« Plus que la deuxième plus ancienne république du Nouveau Monde, fait remarquer l’anthropologue Ira Lowenthal, plus même que la première république noire du monde moderne, Haïti fut la première nation libre d’hommes libres à apparaître dans la constellation naissante des colonies européennes d’Occident, tout en leur résistant. » Les deux siècles de relations entre les deux plus vieilles républiques du Nouveau Monde illustrent à nouveau la persistance des thèmes politiques fondamentaux, de leurs racines institutionnelles et des éléments culturels qui les accompagnent.

La république d’Haïti fut proclamée le premier janvier 1804, après qu’une révolte d’esclaves eut chassé les dirigeants coloniaux français et leurs alliés. Les chefs révolutionnaires abandonnèrent l’appellation française de « Saint-Domingue » en faveur du nom utilisé par le peuple qui avait accueilli Colomb en 1492, au moment où il arrivait pour créer la première colonie européenne du Nouveau Monde. Les descendants des premiers habitants ne purent pas fêter la libération. En moins de 50 ans, leur nombre avait été réduit à quelques centaines, à partir d’une population précolombienne dont l’évaluation varie de quelques centaines de milliers à huit millions d’âmes, selon la source. Il n’en restait plus un seul, d’après les savants français contemporains, lorsqu’en 1697, la France enleva à l’Espagne le tiers occidental d’Hispaniola, qui s’appelle à présent Haïti. Le chef de la révolte, Toussaint Louverture, ne put pas célébrer la victoire non plus. Il avait été capturé par fourberie et envoyé dans une prison française où il mourut « de mort lente de froid et de misère », pour reprendre les termes d’un historien français du XIXe siècle. L’anthropologue médical Paul Farmer fait remarquer qu’à notre époque, les écoliers haïtiens connaissent encore par cœur les dernières paroles qu’il prononça alors qu’on l’emmenait en prison : « En me renversant, vous n’avez fait qu’abattre l’arbre de la liberté à Saint-Domingue. Il repoussera grâce à ses racines, car elles sont nombreuses et profondes (1). »

L’arbre de la liberté perça à nouveau le sol en 1985, alors que la population se révolta contre la dictature meurtrière de Duvalier. Après beaucoup de luttes acharnées, la révolution populaire amena la victoire écrasante du premier président d’Haïti librement élu, le prêtre populiste Jean-Bertrand Aristide. Sept mois après son investiture en février 1991, il fut chassé du pouvoir par l’armée et par l’élite commerciale qui avaient dirigé le pays depuis 200 ans, et qui ne voulaient pas tolérer la perte de leurs droits traditionnels au terrorisme et à l’exploitation.

« Dès que le dernier Duvalier se fut enfui d’Haïti », raconte l’historien et ethnologue portoricain Jalil Sued-Badillo, « une foule en colère renversa la statue de Christophe Colomb à Port-au-Prince et la jeta dans la mer » : elle voulait ainsi protester contre « les ravages du colonialisme » sous « une longue lignée de despotes » qui va de Colomb à Duvalier et qui continue avec les dirigeants d’aujourd’hui qui ont rétabli la barbarie de Duvalier. Il y eut des scènes semblables dans le pays voisin, la République dominicaine, soumise à un régime de terreur imposé par les États-Unis, après une autre invasion des Marines en 1965, et victime de l’intégrisme du FMI depuis le début des années 1980. En février 1992, le président Balaguer « lâcha ses policiers pour qu’ils battent des manifestants pacifiques qui protestaient contre les dépenses exorbitantes consacrées à la commémoration du cinq centième anniversaire, alors que le Dominicain moyen meurt de faim », signala le Conseil des affaires hémisphériques. La pièce maîtresse est une croix couchée de 30 mètres de haut par 800 mètres de long, qui a coûté plusieurs millions de dollars et qui est éclairée par de puissants projecteurs. « Elle s’élève au-dessus de quartiers misérables de cabanes infestées de rats où des enfants mal nourris et analphabètes pataugent dans l’eau fétide qui dévale dans les rues lors des pluies tropicales torrentielles », rapportent les agences de presse. On a démoli des taudis pour installer les jardins suspendus qui s’étendent autour d’elle et un mur de pierre cache « la pauvreté abominable que les rayons des projecteurs illumineront bientôt ». Les dépenses énormes « coïncident avec l’une des plus graves crises économiques depuis les années 1930 », souligna l’ancien président de la Banque centrale. Après dix années d’ajustements structurels, les soins de santé et l’enseignement ont diminué de façon radicale, on rationne l’électricité en coupant le courant parfois durant 24 heures, le taux de chômage dépasse 25 % et la pauvreté sévit. « Les gros poissons mangent les petits », dit une vieille femme dans un taudis des environs (2).

Colomb décrivit le peuple qu’il avait découvert comme étant « très sympathique, accommodant, paisible, aimable, digne » et son pays riche et accueillant. Hispaniola était « peut-être l’endroit au monde où la densité de la population était la plus élevée », écrivait Las Casas, « une ruche de gens », qui, « de l’infinité de variétés humaines de tout l’univers […], sont les plus dépourvus de fourberie, de méchanceté et de fausseté ». Poussés par « leur avidité et leur ambition insatiables », les Espagnols s’abattirent sur eux « avec la voracité des bêtes sauvages, […] tuant, terrorisant, faisant souffrir, torturant et détruisant les peuples indigènes » avec « de nouvelles méthodes de cruauté les plus insolites et les plus variées, des méthodes que l’on n’avait jamais vues ou dont on n’avait jamais entendu parler auparavant, et à un point tel » que la population ne comprend plus qu’environ 200 personnes, écrivait-il en 1552, « d’après la connaissance que j’ai des actes dont j’ai été témoin ». « Il était de règle chez les Espagnols d’être cruels », poursuivait-il : « pas simplement cruels, mais extraordinairement cruels afin que les traitements durs et sévères qu’ils infligeaient aux autochtones les empêchent d’oser se considérer comme des êtres humains ». « Se voyant mourir à chaque jour par suite des traitements cruels et inhumains que leur infligeaient les Espagnols, piétinés par les chevaux, passés au fil de l’épée, mordus et déchirés par les chiens et, pour beaucoup, enterrés vifs après avoir dû subir toutes sortes de tortures raffinées […], [ils] décidèrent de s’abandonner à leur triste sort sans lutter davantage, se livrant à leurs ennemis pour qu’ils fassent d’eux ce qu’ils voulaient ».

Au fur et à mesure que tournaient les usines à propagande, le tableau fut corrigé pour justifier rétrospectivement ce qui avait été fait. En 1776, la version était que Colomb n’avait trouvé « rien d’autre qu’un pays entièrement couvert de forêts, non cultivé et peuplé uniquement de quelques tribus de sauvages nus et misérables » (Adam Smith). Comme nous l’avons fait remarquer précédemment, il fallut attendre les années 1960 pour que la vérité commence à poindre, provoquant mépris et protestations de la part des loyalistes outragés (3).

Les tentatives espagnoles de piller les richesses de l’île en réduisant en esclavage son doux peuple échouèrent ; ils mouraient trop vite, quand ils n’étaient pas tués par les « bêtes sauvages » ou ne commettaient pas de suicide collectif. Dès le début du XVIe siècle, on envoya des esclaves africains, en grand nombre par la suite, lorsque s’instaura l’économie de plantation. « Saint-Domingue était la plus riche possession coloniale européenne dans les Amériques », écrit Hans Schmidt ; en 1789, elle produisait les trois quarts du sucre du monde et elle était le plus grand producteur de café, de coton, d’indigo et de rhum. Les esclavagistes fournissaient à la France une richesse énorme, grâce au travail de 450 000 esclaves, autant que dans les colonies antillaises britanniques. La population blanche, y compris les contremaîtres et les artisans, s’élevait à 40 000 personnes. Quelque 30 000 mulâtres et Nègres affranchis jouissaient de privilèges économiques, mais pas de l’égalité sociale et politique : voilà l’origine des différences de classes qui conduisirent à une répression sévère après l’indépendance, avec de nouvelles violences aujourd’hui.

Les Cubains ont pu paraître « d’un blanc douteux », mais les rebelles qui renversèrent la domination coloniale étaient loin du compte. La révolte des esclaves, qui avait atteint des proportions sérieuses à la fin de 1791, épouvanta aussi bien l’Europe que l’avant-poste européen qui venait à peine de proclamer son indépendance. En 1793, la GrandeBretagne envahit l’île ; une victoire lui procurerait « un monopole du sucre, de l’indigo, du coton et du café » et cette île « fournirait à l’industrie une aide et une force qui aurait pendant des siècles les effets les plus heureux dans toutes les parties de l’empire », écrivit un officier britannique au premier ministre Pitt. Les États-Unis, qui avaient des liens commerciaux actifs avec la colonie française, envoyèrent aux dirigeants français 750 000 dollars d’aide militaire ainsi que des troupes pour aider à réprimer la révolte. La France epédia une armée énorme, comprenant des troupes polonaises, néerlandaises, allemandes et suisses. Son commandant écrivit finalement à Napoléon qu’il serait nécessaire d’anéantir pratiquement toute la population noire si on voulait imposer la domination française. Sa campagne fut un échec et Haïti devint le seul exemple dans l’Histoire « d’un peuple asservi qui brise ses chaînes et contraint par les armes une grande puissance coloniale à battre en retraite » (Farmer).

La révolte eut des conséquences importantes. Elle établit la domination de la Grande-Bretagne sur les Caraïbes et fit faire à ses anciennes colonies nord-américaines un grand pas vers l’Ouest, puisque Napoléon, abandonnant l’espoir d’un empire dans le Nouveau Monde, vendit la Louisiane aux États-Unis. La victoire fut acquise à très grands frais. Une grande partie de la richesse agricole du pays fut détruite, ainsi qu’un tiers peut-être de la population. La victoire horrifia les voisins esclavagistes d’Haïti qui appuyèrent les revendications françaises d’énormes réparations, finalement acceptées en 1825 par l’élite au pouvoir en Haïti, qui reconnut qu’elles constituaient une condition préalable à l’entrée de l’île dans le marché mondial. Le résultat se traduisit par « des décennies de domination française sur les finances d’Haïti », avec « un effet catastrophique sur l’économie fragile de la nouvelle nation », fait observer Farmer. La France reconnut alors Haïti, suivie de la Grande-Bretagne en 1833. Lorsqu’il devint président de la Grande-Colombie, Simon Bolívar, qui avait reçu l’aide de la république haïtienne dans ses luttes contre la domination espagnole à condition qu’il affranchisse les esclaves, refusa d’établir des relations diplomatiques avec Haïti, sous prétexte que ce pays « fomentait des conflits raciaux » – un refus « typique de l’accueil réservé à Haïti dans un monde raciste monolithique », fait remarquer Farmer. Les élites haïtiennes continuèrent à être hantées par la peur de la conquête et du retour de l’esclavage, facteur qui explique leurs invasions coûteuses et destructrices de la République dominicaine au cours des années 1850.

Les États-Unis furent la dernière grande puissance à insister pour qu’Haïti soit tenu au ban des nations et ils ne le reconnurent qu’en 1862. C’était pendant la guerre de Sécession et l’affranchissement des esclaves par Haïti ne constituait plus un obstacle à sa reconnaissance ; au contraire, le président Lincoln et d’autres voyaient en ce pays un endroit susceptible d’absorber les Noirs que l’on inciterait à quitter les États-Unis. (Le Liberia fut d’ailleurs reconnu la même année, en partie pour la même raison.) Les ports haïtiens furent utilisés par les Nordistes pour des opérations contre les rebelles. Le rôle stratégique d’Haïti pour le contrôle des Caraïbes acquit au fil des ans une importance de plus en plus grande dans la planification américaine, alors qu’Haïti devenait le jouet des puissances impérialistes concurrentes. Pendant ce temps, l’élite au pouvoir monopolisait le commerce, tandis que les producteurs paysans de l’intérieur du pays restaient isolés du monde extérieur.

2. « L’intervention désintéressée »

Entre 1849 et 1913, des navires de guerre américains pénétrèrent 24 fois dans les eaux territoriales haïtiennes « pour protéger des vies et des propriétés américaines ». On accordait à l’indépendance d’Haïti moins qu’« un semblant de reconnaissance », fait remarquer Schmidt dans son histoire classique du pays, et il y avait peu de considération pour les droits de ses habitants. C’est « un peuple inférieur », incapable « de maintenir le degré de civilisation que lui ont laissé les Français ou de développer la moindre aptitude à l’autonomie qui lui donnerait droit au respect et à la confiance de la communauté internationale », écrivait le sous-secrétaire d’État William Philipps. Il préconisait donc une politique d’invasion et d’instauration d’un gouvernement militaire américain, une idée que le président Woodrow Wilson adopta bientôt. Inutile de parler de la civilisation que les Français avaient laissée à 90 % de la population. Un ancien esclave racontait qu’ils « pendaient les gens tête en bas, les noyaient dans des sacs, les crucifiaient sur des planches, les enterraient vivants, les écrasaient dans des mortiers […], les forçaient à manger de la merde, […] les jetaient vivants pour être dévorés par les vers, ou sur des fourmilières, ou encore les attachaient solidement à des piquets dans les marécages pour être dévorés par les moustiques, […] les jetaient dans des chaudrons de sirop de canne en ébullition » – quand on « ne les écorchait pas à coups de fouet » pour extraire la richesse qui a contribué à donner à la France son billet d’entrée dans le club des riches.

Phillips rendait avec beaucoup de fidélité les attitudes courantes à l’époque. Même si certains, comme le secrétaire d’État William Jennings Bryan, trouvaient l’élite haïtienne plutôt drôle : « Bon Dieu, essayez de vous imaginer cela, des Nègres qui parlent français », faisait-il remarquer. Le véritable dirigeant de l’île, le colonel des Marines L.W.T. Waller, fraîchement débarqué des atrocités effroyables commises lors de la conquête des Philippines, ne trouvait pas cela drôle : « ce sont vraiment des nègres, il n’y a pas à s’y tromper… de vrais négros quand on va au-delà des apparences », disait-il. Il rejetait toute idée de mener des négociations ou de « faire des salamalecs à ces bougnoules », surtout aux Haïtiens cultivés que ce rustre sanguinaire détestait tout particulièrement. Le sous-secrétaire d’État à la Marine, Franklin Delano Roosevelt, bien qu’il n’atteignît jamais le fanatisme raciste et les allures de voyou de son lointain parent, Theodore Roosevelt, partageait les sentiments de ses collègues. En 1917, lors d’une visite de l’île occupée, il consigna dans son journal intime un commentaire fait par son compagnon de voyage, qui devint plus tard le principal responsable civil des forces d’occupation : fasciné par le ministre haïtien de l’Agriculture, « [je] ne pouvais m’empêcher de me dire », confia-t-il à Roosevelt, « que cet homme aurait rapporté 1 500 dollars à une vente aux enchères de la Nouvelle-Orléans en 1860, pour être utilisé comme étalon ». « Il semble que Roosevelt ait beaucoup apprécié l’histoire, note Schmidt, et il la resservit au ministre américain Norman Armour quand il visita Haïti à titre de Président en 1934. » Ce serait une erreur de ne pas tenir compte du racisme dans l’élaboration des politiques, et cela vaut encore de nos jours.

De telles pensées n’étaient pas rares à l’époque de l’intervention de Wilson et pas seulement aux États-Unis. On peut rappeler que peu après, Winston Churchill autorisa l’utilisation d’armes chimiques « à titre d’expérience contre des Arabes récalcitrants » ; il dénonçait la « sensiblerie exagérée » de ceux qui s’opposaient à « utiliser des gaz toxiques contre des tribus non civilisées », principalement les Kurdes, une politique dont il était un ardent partisan, escomptant que cela « répandrait une vive terreur ». Pour l’Angleterre même, il avait des projets quelque peu différents. En tant que ministre de l’Intérieur en 1910, il avait secrètement proposé de stériliser 100 000 « dégénérés mentaux » et d’expédier des dizaines de milliers d’autres dans des camps de travail dirigés par l’État afin de protéger la « race britannique » d’un déclin inévitable si l’on autorisait ses membres « inférieurs » à procréer. Ces idées restaient dans les limites des opinions acceptées par les esprits éclairés de l’époque, mais parce que c’était un sujet très délicat, elles furent tenues secrètes dans les dossiers du ministère de l’Intérieur, surtout après qu’elles eurent été reprises par Hitler (4).

Étant donné le climat culturel de l’époque, le caractère de l’invasion de Wilson en 1915 ne provoqua guère de surprises. Elle fut encore plus sauvage et destructrice que l’invasion de la République dominicaine, à la même époque. Les troupes de Wilson assassinèrent et détruisirent, rétablirent pratiquement l’esclavage et liquidèrent le système constitutionnel. Après être restés au pouvoir pendant 20 ans, les États-Unis laissèrent « le peuple inférieur » aux mains de la Garde nationale qu’ils avaient créée et de ses dirigeants traditionnels. Au cours des années 1950, la dictature de Duvalier prit la relève, pour mener le jeu à la manière du Guatemala, toujours avec le ferme soutien des États-Unis.

La brutalité et le racisme des envahisseurs, ainsi que l’expropriation des paysans au fur et à mesure que les sociétés américaines s’emparaient du butin, provoqua une résistance. La réaction des Marines fut sauvage, et on enregistra le premier exemple connu de combat coordonné airsol : le bombardement des rebelles (les Cacos), encerclés par les Marines dans la brousse. Une enquête interne faite par les Marines après la révélation publique des atrocités révéla que 3 250 rebelles avaient été tués, au moins 400 exécutés, alors que les pertes des Marines et de leurs gendarmes recrutés sur place s’élevaient à 98 (tués et blessés). Des ordres internes, dont la presse eut connaissance clandestinement, exigèrent que les Marines mettent fin au « massacre aveugle des indigènes » qui « continue depuis un certain temps ». L’historien d’Haïti Roger Gaillard évalue à 15 000 le nombre des morts si l’on compte les victimes « de la répression et des conséquences de la guerre », qui « ressembla à un massacre ». Le major Smedley Butler se souvenait que ses troupes « chassaient les Cacos comme des cochons ». Ses exploits impressionnèrent Franklin D. Roosevelt qui ordonna qu’on lui décerne la Congressional Medal of Honor pour une bataille au cours de laquelle 200 Cacos avaient été tués et aucun prisonnier n’avait été fait, alors qu’un Marine avait été atteint d’un caillou et avait perdu deux dents.

Le chef de la révolte, Charlemagne Péralte, fut tué par des Marines déguisés qui s’étaient glissés la nuit dans son camp. Dans une tentative de guerre psychologique qui préfigurait certains exploits ultérieurs du colonel Edward Lansdale aux Philippines, les Marines firent circuler des photos de son cadavre dans l’espoir de démoraliser les guérilleros. La tactique se retourna toutefois contre eux ; la photo évoquait le Christ crucifié et devint un symbole nationaliste. Péralte prit place aux côtés de Toussaint dans le panthéon nationaliste.

Les envahisseurs « légalisèrent » l’occupation par une déclaration unilatérale qu’ils appelèrent « traité » et que le régime de valets fut obligé d’accepter ; on prétendit alors qu’il imposait aux États-Unis l’engagement solennel de maintenir l’occupation. Tout en dirigeant la mainmise sur Haïti et sur la République dominicaine, Wilson bâtissait sa réputation de noble idéaliste, défendant avec une éloquence impressionnante l’autodétermination et les droits des petits pays. Il n’y a là aucune contradiction. La doctrine de Wilson ne s’appliquait qu’aux gens comme il faut ; elle ne visait pas ceux qui se trouvaient à « un bas niveau de civilisation », même si les puissances coloniales civilisées devaient leur accorder « protection amicale, conseils et assistance », expliquait-il. Les Quatorze Points de Wilson ne traitaient pas d’autodétermination ou d’indépendance nationale, mais ils soutenaient plutôt qu’en matière de souveraineté, « les intérêts des populations concernées doivent avoir le même poids que les revendications équitables du gouvernement dont on examine le titre », c’est-à-dire la puissance coloniale. Les intérêts des populations « seraient assurés par les nations avancées, qui étaient les mieux placées pour comprendre les besoins et le bien-être des peuples moins avancés », commente William Stivers en analysant le sens réel du discours et de la pensée de Wilson. Pour mentionner une affaire qui eut des conséquences à long terme, une personne cherchant à obtenir le soutien de Wilson pour que les Vietnamiens soient représentés au Parlement français fut chassée de chez lui sans avoir été entendue. Elle devait réapparaître plus tard sous le nom de Hô Chi Minh (5).

Une autre réalisation de l’occupation de Wilson fut une nouvelle Constitution, imposée à l’infortuné pays après que son Assemblée nationale eut été dissoute par les Marines pour avoir refusé de la ratifier. La Constitution conçue par les États-Unis annulait les lois qui empêchaient les étrangers de devenir propriétaires de terres, ce qui permit aux sociétés américaines de prendre ce qu’elles voulaient. F. D. Roosevelt s’attribua plus tard le mérite d’avoir rédigé la Constitution, à tort semble-t-il, même s’il espérait en être un des bénéficiaires, puisqu’il avait l’intention d’utiliser Haïti « pour son enrichissement personnel », fait observer Schmidt. Dix ans plus tard, en 1927, le secrétariat d’État reconnut que les États-Unis avaient utilisé « des méthodes assez tyranniques pour faire adopter la Constitution par le peuple haïtien » (99,9 % de OUI lors d’un référendum organisé par les Marines, avec un taux de participation de la population inférieur à 5 %). Mais ces méthodes étaient inévitables : « Il était évident que si notre occupation devait être bénéfique à Haïti et favoriser son progrès, il était nécessaire de faire venir des capitaux étrangers en Haïti […et] on pouvait difficilement s’attendre à ce que les Américains placent leur argent dans des plantations et dans de grandes entreprises agricoles en Haïti s’ils ne pouvaient pas être euxmêmes propriétaires du terrain où on allait dépenser leur argent. » Ce fut en vertu d’un désir sincère d’aider les pauvres Haïtiens que les ÉtatsUnis les forcèrent à autoriser les investisseurs américains à se saisir du pays, expliqua le secrétariat d’État. C’est la forme habituelle que revêt la bienveillance.

Des élections ne furent pas autorisées parce que l’on savait que les candidats antiaméricains l’emporteraient, faisant obstacle aux programmes américains d’aide au peuple qui souffre. Ces programmes furent décrits comme « une expérience de pragmatisme » par un commentateur intellectuel assez semblable à des milliers d’autres. Il faisait observer que « les pragmatistes insistent sur le fait que des conseils intelligents de l’extérieur peuvent parfois accélérer le processus de croissance nationale et éviter beaucoup de gaspillage ». Nous avons déjà rencontré quelques illustrations de ces « conseils intelligents » dans le cas de bénéficiaires qui vont du Bengale au Brésil et au Guatemala (6).

L’occupation « supprima avec persistance les institutions démocratiques locales et priva la population des libertés politiques fondamentales », écrit Schmidt. « Plutôt que de partir des institutions démocratiques existantes qui, sur le papier, étaient vraiment impressionnantes et avaient depuis longtemps intégré la philosophie de la démocratie libérale et de l’appareil gouvernemental inspiré par la Révolution française, les États-Unis les foulèrent aux pieds d’une manière flagrante et imposèrent illégalement leur propre système autoritaire et antidémocratique. » « La mise en place d’une agriculture de plantations dominées par les étrangers nécessita la destruction du système de tenure de la terre en minifundia, avec ses innombrables paysans libres propriétaires » qui furent forcés de devenir journaliers. Les États-Unis soutenaient « une minorité de collaborateurs » issus de l’élite locale, qui admiraient le fascisme européen, mais qui n’avaient pas le charisme de leurs modèles fascistes. « En fait, note Schmidt, l’occupation incarnait toutes les attitudes progressistes du fascisme italien contemporain, mais le système était paralysé par son échec sur le plan des rapports humains » (l’absence d’assise populaire). Les seuls dirigeants locaux qu’elle parvint à mobiliser appartenaient à l’élite mulâtre traditionnelle dont le mépris raciste pour la masse de la population était à présent intensifié par les attitudes encore plus dures de « mépris ethnique et racial » de l’étranger qui détenait les armes et l’argent, et qui introduisit des « concepts de discrimination raciale » jamais vus depuis avant l’indépendance et les « réalités coloniales racistes » qui les accompagnaient.

L’occupation renforça ainsi l’oppression intérieure fondée sur la classe et la race, qui remonte à l’époque coloniale française. Une conséquence en fut la montée de l’idéologie du noirisme, en réaction au racisme des occupants et de leurs collaborateurs de l’élite. « Papa Doc » Duvalier allait plus tard exploiter cette réaction lorsque, 20 ans après le départ des Marines, il prit les rênes du pays sous prétexte de donner le pouvoir à la majorité noire – en réalité pour se le donner à lui-même, à ses tueurs personnels (les Tontons Macoutes) et à l’élite traditionnelle qui continua à prospérer sous sa kleptocratie meurtrière.

« L’occupation aggrava la crise économique en augmentant la contribution forcée des paysans à l’entretien de l’État », écrit l’historien haïtien Michel-Rolph Trouillot. « Elle augmenta la crise du pouvoir en centralisant l’armée haïtienne et en désarmant [les citoyens] dans les provinces », « elle mit en place les structures de centralisation militaire, fiscale et commerciale » qui devaient conduire à « l’apothéose sanglante » sous la dynastie des Duvalier.

Pendant les années les plus sanglantes de l’occupation, les médias furent silencieux ou exprimèrent leur soutien. Le répertoire du New York Times ne contient aucun article sur Haïti pour les années 1917-1918. Dans une recension de la presse, John Blassingame a constaté « un soutien généralisé des journalistes » aux interventions répétées en Haïti et en République dominicaine de 1904 à 1919, jusqu’à ce que les récits d’atrocités graves fassent surface en 1920, ce qui déclencha une enquête du Congrès. Les Haïtiens et les Dominicains s’y trouvent décrits comme « des bougnoules », des « bâtards », des « gens malsains », « une horde de nègres tout nus », les Haïtiens sont encore plus « rétrogrades » que les Dominicains. Il leur fallait « l’influence énergique des Anglo-Saxons ». « Nous allons là […] pour aider notre frère noir à ranger sa maison en désordre, tout simplement », écrivit un journal. En outre, les États-Unis avaient le droit d’intervenir pour protéger « notre paix et notre sécurité » (New York Times).

Les journalistes du Times faisaient l’éloge de l’attitude « désintéressée et utile » dont les États-Unis avaient toujours fait preuve et dont ils faisaient preuve une fois de plus en réagissant « paternellement » au moment où Haïti « cherchait de l’aide ici ». Notre « intervention désintéressée a été motivée presque exclusivement par le désir de faire bénéficier de la paix des gens tourmentés par des révolutions répétées », sans la moindre pensée « d’avantages commerciaux ou autres » pour nousmêmes. « Le peuple de l’île devrait se rendre compte que [le gouvernement des États-Unis] est son meilleur ami. » Les États-Unis cherchaient uniquement à s’assurer que « le peuple serait guéri de l’habitude de s’insurger et qu’il apprendrait comment travailler et comment vivre » ; « il faudrait [le] corriger, le conseiller et l’instruire » et ce « devoir, les États-Unis se chargeaient de l’assumer ». Il y a encore un avantage pour notre « frère noir » : « Sevrer ces peuples de leur habitude de gouverner par les armes, c’est les protéger contre notre exaspération » qui pourrait provoquer une autre intervention. Les résultats montrent bien « la bonne volonté et les buts désintéressés de notre gouvernement », écrivaient les journalistes en 1922, alors que ces résultats n’étaient que trop visibles et que les atrocités des Marines avaient déjà soulevé une tempête de protestations.

Quelques intellectuels contemporains adoptent la même position. Alors qu’Haïti revenait sur le devant de la scène de l’actualité avec la chute de Duvalier, l’historien de Harvard David Landes faisait une mise en situation et il expliquait que les Marines avaient « fourni la stabilité indispensable pour faire fonctionner le système politique et pour faciliter le commerce extérieur », même si « une occupation, aussi bienveillante soit-elle, provoque de la résistance […] chez les bénéficiaires » et des protestations de la part des « éléments les plus éclairés de la société dominante » : un problème auquel les bienfaiteurs se trouvent constamment confrontés. Un autre éminent érudit, le professeur Hewson Ryan de la Fletcher School of Law and Diplomacy, se répandait encore plus en éloges sur ce que nous avions accompli en « deux siècles d’engagement bien intentionné. » En fait, faisait-il remarquer, Haïti a été privilégié d’une façon unique : « Peu de nations ont été l’objet pendant une période aussi prolongée de tant de soutien et de conseils bien intentionnés. » Il décrivait les réalisations avec grande admiration, surtout notre aimable acharnement à vouloir éliminer du système constitutionnel des traits aussi « peu progressistes » que les mesures interdisant la prise de possession des terres par des étrangers (7).

Comme les barrières qui empêchaient que les étrangers ne soient propriétaires du pays avaient à présent été levées – par des « méthodes quelque peu tyranniques », il faut l’admettre – les investisseurs américains se précipitèrent pour s’emparer de grandes étendues de terre destinées à de nouvelles plantations. Une autre motivation était la main-d’œuvre extrêmement bon marché. En 1926, un quotidien d’affaires new-yorkais décrivait Haïti comme « une occasion en or pour les investissements américains » : « Le Haïtien moyen est adroit de ses mains, on le dirige facilement et il produit une dure journée de travail pour 20 cents, alors qu’au Panama, la même journée de travail coûte 3 dollars. » Ces avantages prirent de l’importance au fur et à mesure que l’on continuait à détruire les vestiges de la richesse agricole d’Haïti. À compter des années 1960, les usines de montage pour des sociétés américaines se développèrent rapidement dans les Caraïbes : en Haïti, on passa de 13 entreprises en 1966 à 154 en 1981. Ces firmes fournissaient environ 40 % des exportations haïtiennes (en 1960, 100 % étaient des denrées du secteur primaire), mais peu d’emplois ou d’autres avantages aux Haïtiens, si ce n’est de nouvelles occasions d’enrichissement pour l’élite traditionnelle.

Au cours des années 1980, l’intégrisme du FMI commença à prélever son tribut habituel : l’économie se détériora sous le choc des programmes d’ajustement structurel qui firent baisser la production agricole tout comme les investissements, le commerce et la consommation. La pauvreté devint encore plus effroyable. Au moment où « Bébé Doc » Duvalier fut chassé en 1986, 60 % de la population avait, selon la Banque mondiale, un revenu annuel de 60 dollars ou moins par habitant, la malnutrition des enfants avait augmenté en flèche, le taux de mortalité infantile était scandaleusement élevé et le pays était devenu une catastrophe écologique et humaine, peut-être sans aucun espoir de redressement. Pendant les années 1970, des milliers de boat people s’enfuirent de l’île ravagée ; presque tous furent rapatriés de force par les responsables américains, sans qu’on en parle beaucoup ici ; c’est ainsi que l’on traite habituellement les réfugiés dont les souffrances n’ont pas de valeur de propagande. En 1981, l’administration Reagan lança une nouvelle politique d’interdiction. Sur plus de 24 000 Haïtiens interceptés par les garde-côtes américains au cours des dix années suivantes, 11 se virent accorder l’asile politique en tant que victimes de persécutions politiques ; à titre de comparaison, 75 000 demandes cubaines sur 75 000 furent acceptées. Pendant les quelques mois où Aristide fut en fonction, le flot des réfugiés diminua de façon spectaculaire, puisque la terreur s’apaisait et que l’on pouvait espérer des jours meilleurs. Les États-Unis réagirent en acceptant beaucoup plus de demandes d’asile. On en avait accepté 28 pendant les dix années de la terreur exercée par Duvalier et par ses successeurs ; on en accepta 20 pendant les sept mois et demi où Aristide fut en fonction. Après le renversement d’Aristide, on connut un nouvel afflux de boat people : le nombre atteignit plusieurs milliers par mois. La plupart d’entre eux furent renvoyés de force sans tenir compte des perspectives sinistres qui les attendaient. Pour les quelques rares personnes autorisées à demander l’asile dans le cadre d’une nouvelle politique, le traitement était à peine meilleur. Un des premiers fut un partisan d’Aristide dont la demande fut rejetée au motif qu’il n’avait subi que « des tracasseries mineures » lorsque des soldats avaient criblé sa maison de coups de feu et détruit sa boutique.

Une stratégie de développement fut lancée en 1981-1982 par la USAID et la Banque mondiale : elle était fondée sur les usines de montage et les exportations agro-alimentaires. Elle eut pour conséquence d’affecter aux récoltes d’exportation 30 % des terres cultivées à des fins de consommation locale. La USAID prévoyait « un changement historique vers une interdépendance plus profonde du marché avec les ÉtatsUnis » dans ce nouveau « Taïwan des Caraïbes ». En 1985, un rapport de la Banque mondiale intitulé Haïti : propositions pour une politique de croissance continuait à développer les idées habituelles : nécessité d’une stratégie de développement orientée vers l’exportation et « limitation sensible » de la consommation intérieure « afin de transférer vers les exportations la part nécessaire de l’augmentation de la production ». La banque recommandait de mettre l’accent sur « le développement des entreprises privées ». Il fallait « réduire au strict minimum » les dépenses pour l’enseignement et privatiser les « objectifs sociaux » qui seraient maintenus ; « soutenir vigoureusement les projets privés susceptibles de rapporter des bénéfices élevés sur le plan économique » de préférence aux « dépenses publiques dans les secteurs sociaux » ; « moins insister sur les objectifs sociaux qui augmentent la consommation » – « pendant un certain temps », précisait-elle, jusqu’à ce que l’on perçoive les effets des fameuses retombées, un jour, après la venue du Messie. Il est bien entendu que ces recommandations sont une condition préalable à l’aide et qu’un brillant avenir suivra certainement.

Parmi l’éventail de prédictions, une seule s’est accomplie : la migration voulue de la population rurale vers les zones urbaines et, pour beaucoup d’habitants, vers des bateaux qui font eau de partout, tentant d’effectuer une dangereuse traversée vers la Floride distante de 1 300 kilomètres et, s’ils y arrivent – beaucoup n’y parviennent pas – s’y voir contraints de revenir. Haïti reste Haïti, ce n’est pas Taïwan. Examinant la stratégie américaine d’aide et de développement pour Haïti, Amy Wilentz écrit qu’elle « poursuit deux buts stratégiques pour les États-Unis : le premier, une agriculture restructurée et dépendante qui exporte vers les marchés américains et est ouverte à l’exploitation américaine ; le second, le déplacement de la population rurale, que l’on peut non seulement employer dans les villes, dans des industries américaines non réglementées, mais qui est aussi plus accessible au contrôle de l’armée (8) ».

3. « La politique, pas les principes »

En juin 1985, l’Assemblée législative haïtienne adopta à l’unanimité une nouvelle loi exigeant que chaque parti politique reconnaisse le président à vie, Jean-Claude Duvalier, comme l’arbitre suprême de la nation, déclarant hors-la-loi les démocrates-chrétiens et accordant au gouvernement le pouvoir de suspendre sans motif les droits de tout parti. La loi fut ratifiée par une majorité de 99,98 %. Washington fut impressionné. À l’occasion de la fête nationale des États-Unis, le 4 juillet, l’ambassadeur américain fit savoir à ses hôtes que c’était « un pas en avant encourageant ». L’administration Reagan assura au Congrès que « l’évolution démocratique » progressait, afin que l’aide militaire et économique puisse continuer à affluer – principalement dans les poches de Bébé Doc et de son entourage. L’Administration informa également le Congrès de l’amélioration de la situation des droits de la personne, comme c’est toujours le cas lorsqu’un régime a besoin d’aide militaire pour réprimer la population pour une bonne cause. La Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants, contrôlée par les Démocrates, avait donné à l’avance son approbation, invitant l’Administration à « maintenir des relations amicales avec le gouvernement non communiste de Duvalier ».

Cette évolution positive fut toutefois de courte durée. Dès le mois de décembre, les protestations populaires mirent à rude épreuve les ressources du terrorisme d’État. Ce qui arriva ensuite fut décrit deux mois plus tard dans le Wall Street Journal avec une franchise attachante :

D’après un responsable de l’Administration, la Maison-Blanche arriva à la fin de l’année à la conclusion, à la suite de manifestations que l’on n’avait jamais vues à aussi grande échelle, que le régime s’effilochait […]. Les analystes américains ont découvert que les principaux dirigeants haïtiens avaient perdu confiance en leur président à vie âgé de 34 ans. Par conséquent, les responsables américains, y compris le secrétaire d’État George Shultz, ont commencé à exiger ouvertement un « processus démocratique » en Haïti.

Le cynisme fut souligné par le fait qu’exactement le même scénario se déroulait alors aux Philippines, où l’armée et l’élite avaient bien fait comprendre qu’elles n’appuieraient plus un autre gangster, à qui Reagan et Bush avaient exprimé leur admiration et même leur « affection » peu avant, si bien que la Maison-Blanche « commença à exiger ouvertement un “processus démocratique” » là aussi. Par conséquent, les deux événements firent figure d’exemples pour montrer à quel point, surtout au cours des années 1980, nous avons « servi d’inspiration au triomphe de la démocratie à notre époque » (New Republic) (9).

Duvalier fut dûment écarté du pouvoir, expédié hors du pays dans un appareil de l’aviation américaine et envoyé en France en exil doré. Le chef de l’armée, le général Henri Namphy, prit le pouvoir. Depuis longtemps candidat favori des États-Unis et proche associé de Duvalier, il représentait « la meilleure chance d’Haïti pour la démocratie », annonça le sous-secrétaire d’État Elliott Abrams, révélant une fois de plus l’attachement à la démocratie pour lequel il était bien connu. Tous n’étaient pas contents. Le curé d’une petite église rurale, le père Jean-Bertrand Aristide, dit : « Nous sommes contents que Duvalier soit parti, mais ce que nous avons maintenant, c’est du duvaliérisme sans Duvalier. » Peu de gens prêtèrent l’oreille, mais les événements allaient bien vite prouver qu’il avait raison.

Des élections étaient prévues pour novembre 1987, mais Namphy et ses associés, l’armée et l’ancienne élite, étaient bien décidés à ce que rien ne tourne mal. Les Tontons Macoutes furent réorganisés et la terreur continua. Un massacre particulièrement horrible, dans lequel l’armée et les Macoutes étaient impliqués, eut lieu en juillet 1987. C’est à l’initiative des mêmes groupes que l’on doit l’intensification de la violence, jusqu’à un massacre, le jour des élections, qui fournit à Namphy le prétexte pour les annuler. Pendant toute cette période, l’aide militaire américaine continua puisqu’il fallait aider l’armée à maintenir l’ordre – perturbé par la violence et les atrocités des militaires et des Macoutes. Elle fut finalement suspendue après le terrorisme du jour des élections ; plus de 95 % des fonds prévus pour 1987 avaient déjà été déboursés.

Suivirent des élections frauduleuses organisées par les militaires, puis un coup d’État qui rétablit Namphy au pouvoir et toute une série d’atrocités typiques du duvaliérisme sans Duvalier, commises par l’armée et les Macoutes, y compris des attaques répétées contre des permanences syndicales et des groupes de paysans. Interrogé à propos de ces événements par des organisations américaines de droits de la personne, l’ambassadeur Brunson McKinley déclara : « Je ne vois pas le moindre signe d’une politique menée contre les droits de la personne. » Certes, il y a de la violence, mais cela fait tout simplement « partie de la culture ». La culture de qui ? on pourrait se le demander (10).

Un mois plus tard, un gang de tueurs attaqua l’église d’Aristide au moment où il célébrait la messe : il y eut 13 morts et 77 blessés. Aristide prit le maquis. Lors d’un autre coup d’État, le général duvaliériste Prosper Avril fit arrêter Namphy et l’expulsa. Le chef haïtien de l’ordre religieux d’Aristide (les Salésiens) lui permit de retourner à son église, mais pas pour longtemps. À la consternation de la hiérarchie conservatrice de l’Église, Aristide continua à lancer des appels à la liberté et à réclamer la fin de la terreur. Comme il fallait s’y attendre, ses supérieurs à Rome lui ordonnèrent de quitter le pays. Les protestations populaires empêchèrent son départ et il se cacha. À la dernière minute, il décida de participer aux élections de décembre 1990. Par un stupéfiant renversement de situation, il remporta 67 % des voix et battit le candidat des États-Unis, l’ancien fonctionnaire de la Banque mondiale, Marc Bazin, qui arriva deuxième avec 14 % des voix. Le courageux théologien de la libération, partisan convaincu de « l’option préférentielle pour les pauvres » des évêques d’Amérique latine, entra en fonction en février 1991. Il était le premier président démocratiquement élu de l’Histoire d’Haïti. Mais cela ne dura pas longtemps : le 30 septembre, il était renversé par un coup d’État militaire.

« Sous Aristide, pour la première fois dans l’histoire torturée de la République, Haïti semblait être sur le point de s’arracher à la structure de despotisme et de tyrannie qui avait étouffé toutes les tentatives antérieures d’expression démocratique et d’autodétermination », faisait observer à Washington le Conseil des affaires hémisphériques dans un rapport publié après le coup d’État. Sa victoire « représentait plus d’une décennie d’engagement et d’enseignement civiques de sa part », menés par les militants locaux de l’Église, de petites communautés de la base et d’autres organisations populaires formant l’assise du mouvement Lavalas (« déluge ») qui l’a porté au pouvoir, « un exemple typique d’évolution politique démocratique fondée sur la participation et une prise de décision qui vient de la base ». Avec cette assise populaire, son gouvernement s’engagea à « donner le pouvoir aux pauvres », un « modèle populiste » aux implications internationales qui effrayèrent Washington, dont le modèle de « démocratie » ne réserve pas un accueil favorable aux mouvements populaires voués à la « justice économique et sociale, la participation politique populaire et la franchise dans toutes les affaires de l’État » plutôt qu’à « l’intérêt des marchés internationaux ou autre doctrine à la mode ». En outre, Aristide avait réussi à équilibrer le budget et à « réduire une bureaucratie boursoufflée », ce qui conduisit à « un succès stupéfiant » laissant les planificateurs de la Maison-Blanche « extrêmement mal à l’aise » : il obtint plus d’un demi-milliard de dollars des institutions internationales prêteuses – très peu des États-Unis –, ce qui donnait à penser qu’« Haïti glissait hors de l’orbite financière de Washington » et « faisait preuve d’un certain degré de souveraineté dans ses affaires politiques ». Une pomme était en train de pourrir (11).

Washington était très mécontent. Une fois leur allié Duvalier parti, les États-Unis songeaient à la forme habituelle de démocratie engagée dans l’option préférentielle pour les riches, en particulier pour les investisseurs américains. Pour faciliter cet aboutissement, le National Endowment for Democracy (NED), organisme bipartisan, adressa ses subventions « en faveur de la construction démocratique » à l’Institut haïtien international de recherche et de développement (IHRED), ainsi qu’à deux syndicats conservateurs. L’IHRED était associé à Bazin et à d’autres figures politiques qui n’avaient pratiquement pas de base populaire, si ce n’est auprès du NED qui les présentait comme étant le mouvement démocratique. Le secrétariat d’État s’adressa à l’AIFLD, une filiale de la centrale syndicale American Federation of Labor – Congress of Industrial Organisations (AFL-CIO), qui a à son actif un bilan tristement célèbre d’activités antisyndicales dans le tiers-monde, afin qu’ils unissent leurs efforts en Haïti « en raison de la présence de syndicats radicaux et du risque élevé que d’autres se radicalisent ». L’AIFLD accepta et augmenta le soutien qu’elle avait accordé dès 1984 à un groupe de syndicats dirigés en partie par la police de Duvalier. En vue des élections, le NED étendit son appui à plusieurs autres organisations, parmi lesquelles une association des droits de la personne dirigée par Jean-Jacques Honorat, ancien ministre du Tourisme de Duvalier et par la suite, opposant à son régime. Par le canal d’un organisme de droite, l’Institut Puebla, le NED fournit également des fonds préélectoraux à Radio Soleil, qui avait été contre Duvalier, mais qui avait sensiblement viré à droite sous l’influence de la hiérarchie catholique conservatrice.

Après la victoire d’Aristide, les subventions américaines destinées aux activités politiques augmentèrent fortement, surtout par le canal de la USAID. Selon Kenneth Roth, directeur adjoint de l’association Human Rights Watch, le but de l’aide était de renforcer les groupes conservateurs capables de « freiner institutionnellement Aristide », pour essayer de « faire pencher le pays vers la droite ». Après le renversement d’Aristide et le retour au pouvoir de l’élite, Honorat devint premier ministre de facto sous le régime militaire. Les organisations populaires qui soutenaient Aristide furent victimes d’une répression brutale, tandis que celles qui bénéficiaient de l’appui du NED et de la USAID furent épargnées (12).

Une des observatrices les plus attentives des événements survenus en Haïti, Amy Wilentz, écrit que c’est pendant la courte période où Aristide exerçait ses fonctions que, « pour la première fois depuis Duvalier, le gouvernement américain s’est autant préoccupé des droits de la personne et de la primauté du droit en Haïti » (ce qui ne veut pas dire qu’il y ait eu plus que des discours creux à l’époque des Duvalier). On raconte que sous la présidence d’Aristide, le secrétariat d’État « fit circuler un gros registre rempli de prétendues atteintes aux droits de la personne », « chose qu’il n’avait jamais faite à l’époque des dirigeants précédents, duvaliéristes et militaires », jugés des bénéficiaires convenables de l’aide, y compris l’aide militaire, « en se fondant sur des améliorations non prouvées dans le domaine des droits de la personne » :

Pendant les quatre régimes qui ont précédé Aristide, les défenseurs internationaux des droits de la personne et les observateurs démocratiques avaient supplié le secrétariat d’État d’envisager d’aider l’opposition démocratique en Haïti. Mais aucune mesure ne fut prise par les États-Unis pour renforcer quoi que ce soit, sinon le pouvoir exécutif et les militaires, jusqu’au moment où Aristide remporta l’élection présidentielle. Alors, tout à coup, les États-Unis commencèrent à chercher comment ils pourraient aider ceux des Haïtiens désireux de limiter les pouvoirs de l’exécutif ou de remplacer constitutionnellement le gouvernement.

L’énorme projet de la USAID pour « l’accroissement de la démocratie » était « tout spécialement conçu pour alimenter financièrement les secteurs de l’éventail politique haïtien où l’on pouvait encourager l’opposition au gouvernement Aristide (13) ».

Tout cela est absolument normal. C’est simplement une preuve de plus que l’on considère la « démocratie » et les « droits de la personne » uniquement comme des instruments de pouvoir, qui n’ont en soi aucune valeur et qui sont même dangereux et inacceptables ; c’est précisément ce à quoi s’attend toute personne rationnelle qui a quelques notions de l’Histoire et des institutions.

Avant de décider d’être candidat à la présidence, Aristide avait fait remarquer que « bien sûr, les États-Unis ont leur propre programme ici ». Il ajoutait qu’il était naturel que les riches fassent des investissements et veuillent en tirer un maximum de bénéfices. « C’est normal, c’est un comportement capitaliste et ça m’est égal si les États-Unis veulent le faire chez eux […] Mais il est monstrueux de venir ici et d’imposer sa volonté à un autre peuple », que l’on ne comprend pas et dont on se moque éperdument. « Je ne peux pas accepter qu’Haïti soit ce que les États-Unis veulent qu’il soit. » On comprend maintenant pourquoi il a dû s’en aller (14).

Il y a peu de surprises dans ce domaine, alors que l’époque de l’aprèsguerre froide est bien installée et son Nouvel Ordre mondial proclamé.

Tout de suite après avoir pris le pouvoir le 30 septembre 1991, l’armée « se lança dans une campagne systématique et continue pour détruire la vibrante société civile qui avait pris racine en Haïti depuis la chute de la dictature Duvalier », annonçait en décembre Americas Watch. Il y eut au moins 1 000 morts pendant les deux semaines suivant le coup d’État et des centaines d’autres jusqu’au mois de décembre, estimèrent « des associations haïtiennes de droits de la personne généralement fiables », même si elles ne savaient pas grand-chose de ce qui se passait dans les campagnes, lieu traditionnel des pires atrocités. La terreur augmenta au cours des mois qui suivirent, surtout après que les Macoutes reconstitués furent lâchés fin décembre. Des dizaines, peut-être des centaines de milliers de personnes se cachent. Beaucoup considèrent que la terreur est « pire qu’à l’époque de Papa Doc ». « Le but de la répression est double : il s’agit d’abord de détruire les avantages politiques et sociaux acquis depuis la chute de la dynastie Duvalier ; ensuite de s’assurer que, quoi que puisse réserver l’avenir politique en Haïti, toutes les structures permettant de recréer ces avantages auront été démolies. » Les syndicats et les organisations populaires furent par conséquent la cible privilégiée d’une violente répression ; on supprima les « stations de radio combatives et pleines d’entrain – la forme principale de communication en Haïti, dont la population est dispersée et en grande partie analphabète ». Il faut que la canaille reste dispersée et éparpillée, privée de syndicats ou d’autres organisations populaires qui lui donneraient la possibilité d’agir pour formuler et exprimer ses intérêts, et dépourvue de moyens de communication et d’information indépendants.

Si le refrain semble connu, c’est qu’il l’est. Dans tous les Haïtis du monde, on peut utiliser les moyens directs.

Le premier ministre de facto, Jean-Jacques Honorat, justifia le coup d’État. « Il n’y a aucun rapport entre des élections et la démocratie », dit-il. Haïti est victime d’une campagne de diffamation de la part des « racistes » étrangers dans la presse et à l’ambassade de France. Il est correct de ramener au pouvoir des voyous de l’époque duvaliériste comme chefs de sections rurales parce qu’« aucune société ne peut exister sans police ». Tout comme les propriétaires terriens, ceux-ci « se vengent de ceux qui les persécutaient », notamment les prêtres, les communautés chrétiennes de la base et le mouvement paysan non violent Papaye, tous coupables de « terrorisme ». À l’époque où Aristide dirigeait le pays, « les militaires étaient systématiquement persécutés » par ces éléments, qui croyaient « qu’ils pouvaient tout se permettre », déclara-t-il à une délégation d’associations de droits de la personne qui était de passage, tout en rendant Aristide responsable du coup d’État. Lorsqu’à l’Université nationale, une conférence de presse de la Fédération des étudiants haïtiens fut attaquée par des soldats armés qui matraquèrent et arrêtèrent les participants, l’épouse d’Honorat « offrit la liberté à 50 étudiants s’ils enregistraient une déclaration spécifiant qu’ils avaient été bien traités pendant leur détention », raconte Kenneth Roth.

« Alors que, début novembre, les Haïtiens commençaient à fuir en grand nombre cette violence et ces persécutions », poursuit le rapport d’Americas Watch, « l’administration Bush, qui s’était jusqu’alors franchement déclarée partisane des droits de la personne et de la démocratie en Haïti, commença à défendre honteusement le nouveau régime ». Le secrétariat d’État « fit semblant de croire que la persécution politique des partisans d’Aristide avait cessé ». Il fournissait ainsi « à l’armée un rideau de propos fumeux destiné à couvrir la campagne de répression en cours » et préparait le terrain pour le retour forcé des réfugiés en fuite vers la terreur du régime issu du coup d’État. « Comme elle craignait manifestement que des dénonciations continues, franches et honnêtes des mauvais traitements infligés par les militaires en Haïti ne compromettent la défense de ses efforts d’interdiction, contestée devant les tribunaux américains, l’Administration mit tout à fait fin aux critiques publiques. Depuis fin octobre, Haïti est à l’abri de toute réaction négative du secrétariat d’État quant aux droits de la personne (15). »

Bien vite, l’administration Bush « prit ses distances » vis-à-vis du président Aristide déposé, « à la lumière de préoccupations concernant son bilan des droits de la personne », rapporta la presse sans qu’on puisse y détecter le moindre embarras ; la Maison-Blanche « refus[a] de déclarer que son retour au pouvoir était pour Washington une condition préalable nécessaire pour avoir le sentiment que la démocratie avait été rétablie en Haïti » (Thomas Friedman). Le même jour, le chef de la délégation de l’Organisation des États américains (OEA) déclara : « On nous a donné un mandat extrêmement clair : Aristide doit être rétabli à son poste. »

Ce sont néanmoins les messages lancés par Washington que la presse répercutait. On considérait Aristide comme « un dirigeant borné et menaçant qui croyait que sa popularité personnelle d’homme inexpérimenté pouvait remplacer les concessions mutuelles inévitables en politique », écrivait le correspondant du New York Times, Howard French. Il gouvernait « par la peur » en s’appuyant « très fort sur le Lavalas, un mouvement non structuré de riches idéalistes et de gauchistes longtemps en exil », dont le modèle était la Révolution culturelle chinoise – la version du Times de ce que le Conseil des affaires hémisphériques dépeignait comme « l’exemple typique d’évolution politique démocratique fondée sur la participation et une prise de décision qui vient de la base ». La soif de pouvoir d’Aristide provoqua des « difficultés avec la société civile », autre concept du jargon du Times, excluant la grande majorité de la population qui continuait à le soutenir passionnément et courageusement. En outre, « disent les dirigeants politiques et les diplomates haïtiens, le développement d’un climat d’autodéfense ainsi que le nombre croissant de déclarations intempestives faites par le père Aristide, accusant les classes aisées d’être responsables de la pauvreté des masses, encouragèrent » le coup d’État ; de telles déclarations sont scandaleuses et absurdes, nous faut-il comprendre. « Bien qu’il conserve encore une grande partie du soutien populaire qui lui permit de remporter 67 % des voix lors des élections de décembre 1990, le père Aristide fut renversé en partie à cause des inquiétudes exprimées par les personnes politiquement engagées quant à son respect de la Constitution et des appréhensions de plus en plus vives de violence politique et de lutte des classes, dont plusieurs croyaient qu’il les cautionnait. »

Comme le savait ce correspondant bien informé, la « violence politique et la lutte des classes » étaient le quasi-monopole des militaires et de l’élite, dont « l’engagement constitutionnel » était invisible et qui se mirent immédiatement à utiliser la terreur pour démolir les « personnes politiquement engagées » et leurs organisations – beaucoup trop « structurées » et efficaces au goût de ceux qui, d’après les normes de l’Administration et du Times, méritent l’étiquette de « société civile ». Ce qu’ils appellent « société civile » a bien l’intention de conserver son pouvoir et ses privilèges traditionnels et l’armée qui, nous assure French, « a bien fait comprendre qu’elle n’avait aucunement le désir de s’accrocher au pouvoir » sera sans doute heureuse de permettre à la « société civile » de gouverner comme par le passé, à condition que les militaires puissent « continuer à contrôler efficacement le pays et reprendre leurs activités extrêmement lucratives comme le transfert de narcotiques d’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord » (Financial Times) (16).

En ruminant les dilemmes de l’après-guerre froide, William Hyland, rédacteur en chef de Foreign Affairs, faisait remarquer qu’« en Haïti, il n’a pas toujours été si facile de faire la différence entre les démocrates et les dictateurs » ; la distinction entre Aristide, d’une part, et Duvalier et ses actuelles copies conformes, d’autre part, est trop subtile même pour un œil exercé. Il ne faudrait pas croire que Hyland soit dépourvu de préoccupations humanitaires. Notre engagement louable en faveur du « pragmatisme », avertissait-il, devrait être tempéré par la reconnaissance du fait que les États-Unis « ont une dette morale envers le peuple d’Israël » ; par conséquent, nous ne pouvons pas permettre à la politique de succomber à « l’antisémitisme virulent » qu’il y a « sous le vernis du soutien à Israël » et qui « commence à transparaître dans le débat à propos de l’implantation des colonies de peuplement israéliennes ». En Haïti, par contre, il est difficile de déceler quelqu’un qui puisse mériter notre soutien.

Les commentateurs qui trouvaient possible de distinguer Aristide de Papa Doc et des généraux au pouvoir espéraient que le président déchu trouverait d’une façon ou d’une autre le moyen de convaincre la Maison-Blanche de sa bonne foi. Une visite à Washington, écrivait Pamela Constable, pourrait « renforcer son image de dirigeant raisonnable attaché à la démocratie et lui valoir ainsi un fort soutien public de l’administration Bush » – qui, à coup sûr, était réticente uniquement à cause de ses doutes à ce chapitre 17.

L’OEA décréta immédiatement un embargo auquel les États-Unis s’associèrent : ils suspendirent les relations commerciales le 29 octobre. Cette mesure fut dénoncée par l’élite dirigeante et acclamée par ceux qui souffrent le plus de ses effets. Dans les quartiers pauvres, « l’annonce de l’embargo de l’OEA était pour beaucoup de gens la seule nouvelle dont ils puissent se réjouir au moment où des centaines de personnes s’entassaient dans des bus bondés à destination de la campagne pour fuir la violence redoutée chaque nuit de la part des soldats », écrivait Howard French le 9 octobre. Il faudrait rompre toutes les relations commerciales, déclarèrent aux reporters des « habitants angoissés » : « Peu importe notre misère. Nous mourrons s’il le faut. » Des mois plus tard, l’ambiance restait la même : « Maintenez l’embargo » était le refrain populaire parmi les pauvres : « Titid (Aristide) nous a donné dignité et espoir […] Nous sommes prêts à souffrir si cela signifie qu’il reviendra. »

L’embargo fut observé sans beaucoup de rigueur et fut inefficace. L’Europe n’en tint pas compte et les membres de la « société civile » continuèrent à prendre l’avion pour Miami et pour New York pour satisfaire leurs besoins ou pour faire du commerce avec la République dominicaine, une pratique qui fournit également quelque aumône aux militaires dominicains. Washington, qui sait comment engager une partie de bras de fer lorsqu’un intérêt de puissance ou de profit est en jeu, ne put dans ce cas-ci trouver le moyen de faire appel à ses alliés pour sauver la démocratie en Haïti et pour mettre un terme à la terreur. On se souvient des délicates attentions qui avaient empêché Bush de prêter le moindre soutien aux démocrates koweïtiens après la guerre du Golfe. Elles allaient jusqu’à interdire qu’on prononce le mot « démocratie », même dans les communications privées à l’Émir, parce que, comme l’expliquaient les responsables, « on ne peut pas choisir de faire pression sur un pays plutôt qu’un autre ». Les pétroliers, européens pour la plupart, arrivaient plus vite « qu’ils ne pouvaient décharger », disait en avril 1992 un haut responsable du secrétariat d’État (18).

L’Administration n’avait pas appliqué des mesures qui allaient pourtant de soi comme « le gel des avoirs aux États-Unis des officiers de l’armée qui avaient participé au coup d’État ou de leurs riches partisans », ou même « le retrait provisoire des visas américains à ces personnes qui voyagent fréquemment aux États-Unis », écrivait en janvier 1992 Robert Greenberger, correspondant à Washington du Wall Street Journal. Mais il y a une raison : les défauts d’Aristide. Le démocrate libéral Robert Torricelli, président du sous-comité des affaires de l’hémisphère occidental de la Chambre des représentants, prit quelques instants du temps qu’il consacre à ses efforts pour resserrer l’embargo contre Cuba, inspirés par la démocratie, pour expliquer que « le processus démocratique ne donne pas toujours des résultats parfaits » ; étant donné « le bilan de M. Aristide », il n’est pas facile d’obtenir de l’appui pour une action renforcée contre Haïti. Les terroristes cubains ne posent pas de tels problèmes. Même s’il a été « élu avec une majorité écrasante lors des premières élections libres organisées en Haïti » et qu’il est « extrêmement populaire auprès des pauvres », poursuit Greenberger, « ses discours fougueux constituaient parfois un appel à la violence de classes », quelque chose qui dérange toujours profondément les rédacteurs du Journal chaque fois que leur regard perçant en distingue des traces en Haïti, au Guatemala, au Brésil, en Indonésie et ailleurs.

Torricelli demanda que l’on mette fin à l’embargo contre Haïti et donna son appui au rapatriement forcé des réfugiés haïtiens de Guantanamo, illustrant ainsi encore plus clairement la passion pour la démocratie et les droits de la personne qui inspire ses initiatives cubaines (19).

Beaucoup réfléchirent aux choix difficiles auxquels l’administration Bush était confrontée. Le magazine Time suggéra à Bush d’« alléger la souffrance des Haïtiens en assouplissant l’embargo en ce qui a trait aux usines de montage assemblant des marchandises pour les entreprises américaines, ce qui recréerait pas moins de 40 000 emplois » – et, accessoirement, ramènerait des profits aux investisseurs américains, même si la raison invoquée ne pouvait être que « d’alléger les souffrances des Haïtiens » qui prient les États-Unis de « maintenir l’embargo », comme le relate le même article.

Nous pourrions prendre note d’un autre terme classique du langage de la rectitude politique. Le mot « emploi » a pris un sens tout à fait neuf : celui de « profit ». Ainsi donc, quand George Bush s’envole vers le Japon avec à sa traîne une nuée de PDG du secteur de l’automobile, il brandit la bannière « EMPLOIS, EMPLOIS, EMPLOIS » qui veut dire « PROFIT, PROFIT, PROFIT », comme un coup d’œil à sa politique économique et sociale le prouve sans équivoque. La presse et les ondes débordent de propositions passionnées pour augmenter « l’emploi », émises par ceux qui font tout ce qui est en leur pouvoir pour le délocaliser vers les régions de bas salaires et de répression élevée, et pour détruire ce qui reste sur le plan du travail intéressant et des droits des travailleurs, tout cela pour l’amour d’un certain mot de six lettres que l’on ne doit pas prononcer.

Bush n’avait pas perdu de temps pour suivre les conseils du Time. Le 4 février, les États-Unis levaient l’embargo pour les usines de montage qui utilisent de la main-d’œuvre haïtienne bon marché pour des marchandises destinées à l’exportation aux États-Unis, pour la plupart aux mains de propriétaires américains. Quelques mois plus tard, on put lire en tout petits caractères que si « l’Administration est en train de renforcer les règles pour les navires qui font du commerce avec Haïti » conformément à une résolution de l’OEA du 17 mai, « elle continue apparemment à assouplir les contrôles sur les marchandises qui quittent les États-Unis pour Port-au-Prince », autorisant l’exportation de graines, d’engrais et de pesticides des États-Unis vers Haïti. Tout cela, en faveur des « EMPLOIS, EMPLOIS, EMPLOIS ».

L’Administration avait subi « de fortes pressions de la part des entreprises américaines qui ont des intérêts en Haïti », annonçait le Washington Post. Les journalistes trouvaient que la décision du 4 février était sage : l’embargo était « fondamentalement un mauvais calcul politique » qui « a provoqué de grandes souffrances, mais pas chez les tueurs de l’armée. Puisqu’il n’a pas atteint son but, c’est une bonne chose qu’on l’assouplisse » – et non pas qu’on le renforce pour qu’il atteigne le but déclaré, comme l’implorent ceux qui subissent les grandes souffrances. Mais lorsque les États-Unis rapatrient de force les réfugiés, poursuivent les rédacteurs, ils ne sont pas en accord avec « leur attachement profond aux droits de la personne » – qu’ils voient présent partout où se tournent leurs regards (20).

L’assouplissement de l’embargo de l’OEA, décidé unilatéralement par Washington, fut condamné par le Secrétaire général de cette organisation, qui avait vivement exhorté le secrétariat d’État à ne pas prendre cette initiative. Le retour forcé des réfugiés fut condamné par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCNUR), lequel s’oppose rarement aux États-Unis, sachant bien ce que cela entraîne. En novembre 1991, le HCNUR avait invité les États-Unis à admettre tous les réfugiés « pour déterminer leur statut ». Le HCNUR souligna que les conventions des Nations Unies sur les réfugiés proscrivent leur retour « de quelque manière que ce soit » vers des territoires où leur vie ou leur liberté seraient en danger, « sans aucune exception ». En mai 1992, le HCNUR déclara à nouveau que le retour forcé violait des accords internationaux ; dans la colonne d’à côté, le New York Times cite un homme d’affaires conservateur étroitement lié aux États-Unis qui signale « une augmentation énorme » de meurtres du style escadrons de la mort : « On terrorise les gens et on tue bon nombre d’entre eux. » Cette « recrudescence de la violence » coïncidait avec la décision de Washington de « rapatrier directement » les Haïtiens qui essayaient d’atteindre les États-Unis (21).

L’assouplissement de l’embargo « fut salué avec enthousiasme par les propriétaires d’usines de montage », signalait Lee Hockstader, mais pas par « beaucoup des travailleurs les plus directement touchés par les sanctions », qui « les avaient saluées comme étant le meilleur moyen de favoriser le retour d’Aristide ». « Tout porte à croire que l’énorme soutien populaire dont dispose Aristide parmi les pauvres qui constituent la majorité […] reste intact […]. Il est difficile de trouver quelqu’un dans la rue, que ce soit dans la capitale ou dans les provinces, qui ne soutienne pas le prêtre devenu politicien. » Ses collaborateurs condamnèrent sévèrement la démarche américaine. Un prêtre, proche conseiller d’Aristide, accusa publiquement Washington de l’avoir « complètement » trahi « depuis le début ». La politique américaine, dit-il, est « la chose la plus cynique que l’on puisse trouver au monde […]. Je ne pense pas que les États-Unis souhaitent le retour d’Aristide », parce qu’ils « ne le contrôlent pas. Il n’est pas leur marionnette (22). »

Cette opinion est assez plausible. Que les États-Unis aient cherché à instaurer « le duvaliérisme sans Duvalier » ne saurait surprendre que ceux qui sont volontairement aveugles. Pour des motifs semblables, l’administration Carter essaya désespérément de créer le « somozisme sans Somoza », après l’échec de ses efforts pour sauver le tyran, et l’administration qui lui succéda utilisa des moyens plus violents pour arriver aux mêmes fins, avec l’approbation générale des gens éclairés, hormis quelques désaccords quant à la tactique à utiliser (23).

C’est peut-être superflu, mais le jugement que portait le prêtre est renforcé par un document secret parvenu clandestinement à la presse. Son auteur présumé serait un membre du personnel de l’ambassade américaine à Port-au-Prince, qui l’aurait rédigé à la demande du premier ministre Honorat et d’autres responsables haïtiens. Le Conseil des affaires hémisphériques (COHA) a mis en doute son authenticité et le secrétariat d’État le considère comme un faux, mais « des recherches ultérieures ont montré qu’[il] était tout à fait digne de foi », conclut le COHA. Le document expose un plan pour permettre une « restauration » symbolique d’Aristide comme opération de relations publiques et sa révocation complète un peu plus tard, lorsque l’attention aura baissé.

Au moment où le document fit surface en janvier 1992, la plus grande partie des recommandations qu’il contenait avaient déjà été appliquées, constatait le COHA. D’autres allaient suivre sous peu. L’embargo fut rendu encore plus inoffensif le 4 février. Trois semaines plus tard, Aristide accepta ce que le COHA décrivit comme « une défaite quasi totale pour la démocratie haïtienne », « une capitulation tragique de la part d’un homme désespéré » qui fut forcé d’accepter « un gouvernement d’unité nationale » dans lequel il ne jouerait qu’un rôle symbolique. Aristide « n’avait effectivement pas d’autre choix que de se saborder en signant l’abandon de ses pouvoirs en échange de la perspective encore incertaine de son retour à ce qui sera maintenant une présidence honorifique », déclarait le COHA. Le gouvernement d’« unité nationale » rassemblait deux associés : un groupe dirigé par René Théodore, qui représentait 1,5 % de l’électorat, l’élite et les militaires haïtiens ainsi que le gouvernement des États-Unis ; un autre, mené par Aristide, avec comme seul atout le 67 % de voix récoltées aux élections. Vu l’équilibre, le résultat est clair ; et il n’est pas surprenant que le sous-secrétaire d’État Bernard Aronson se soit déclaré satisfait de l’accord.

Le COHA soulevait une question évidente. Supposons un instant qu’« après un hypothétique coup d’État [au Nicaragua, la présidente Violeta Chamorro] eût été obligée de s’enfuir pour sauver sa vie et que, pour l’autoriser à rentrer, on lui eût fait accepter comme premier ministre une figure sandiniste importante qui exercerait le contrôle réel du pays. Aronson serait-il heureux d’une telle formule si le FSLN l’avait renversée et contrainte à l’exil, avait battu violemment, voire tué 2 000 de ses partisans et l’avait incitée à abandonner ses pouvoirs réels pour pouvoir revenir à la présidence ? » Ou, pour rendre l’analogie plus exacte, si en plus le FSLN était un parti sans aucune assise populaire et avec un bilan de terreur dans le style des clients des États-Unis ? Personne ne prit la peine de répondre.

Les militaires haïtiens fêtèrent l’accord, tout comme la « société civile ». Un sénateur haïtien fit tranquillement remarquer qu’« il serait surréaliste de croire ou d’écrire qu’[Aristide] pourra être de retour pour le 30 juin ou d’avancer une date précise à ce propos ». « Les tueurs de l’armée qui se trouvent là-bas savent bien […] qu’ils ont la bénédiction du gouvernement américain », dit le député John Conyers.

Tout ce qui restait à faire, c’était de remplacer Théodore par le grand favori des États-Unis, Marc Bazin. Ce résultat fut atteint en juin 1992, lorsque Bazin fut investi dans ses fonctions de premier ministre. « Le nonce apostolique et l’ensemble des évêques haïtiens […] pénétrèrent dans le Palais national et bénirent le nouveau gouvernement d’Haïti soutenu par l’armée », tel fut le commentaire du National Catholic Reporter ; mais le Vatican fut seul à accorder sa reconnaissance officielle. Il avait attendu l’exil d’Aristide pour pourvoir le poste de nonce apostolique. La reconnaissance officielle « montre que le Vatican a vraiment signé la perte d’Aristide et qu’il est prêt à s’aligner sur les puissances traditionnelles d’Haïti – l’armée et la bourgeoisie », confia un diplomate occidental au National Catholic Reporter. L’émancipation et les droits de la personne étaient une cause grandiose dans les pays de l’Est ; dans les Caraïbes et en Amérique centrale, il faut les sacrifier sur l’autel des privilèges traditionnels et « l’option préférentielle pour les pauvres » n’est certainement pas la bienvenue. Bazin prononça son discours inaugural en français devant « une assemblée officielle étouffante d’hommes en costume foncé et de femmes parfumées en robe blanche », rapporta Howard French ; Aristide avait prononcé le sien en créole, la langue de la population, recevant l’écharpe présidentielle des mains d’une paysanne (24).

4. La démocratie continue sa marche triomphale.

Un conseiller du gouvernement Bazin, rapportant les propos d’Aristide, dit qu’« il ne faudrait pas plus qu’un coup de fil » de Washington pour envoyer paître les dirigeants de l’armée. « Pratiquement tous les observateurs admettent » qu’il ne faudrait pas grand-chose de plus, écrit Howard French. Mais « l’ambivalence fermement ancrée de Washington vis-à-vis d’un nationaliste qui penche à gauche et dont le style, à ce que disent les diplomates, a parfois été déconcertant et alarmant » exclut toute pression signicative. « Même si elle a beaucoup de sang sur les mains, les diplomates américains considèrent que l’armée constitue un contrepoids vital au père Aristide, dont les discours sur la lutte des classes […] menaçaient les centres traditionnels de pouvoir dans le pays et à l’étranger ou éveillaient leur hostilité. » Le « contrepoids » détiendra dès lors le pouvoir, le nationaliste « déconcertant » demeurant en exil et les discours sur la lutte des classes ainsi que la terreur continueront avec le soutien tacite des centres de pouvoir traditionnels (25).

Le New York Times cherchait à donner l’interprétation qui convient à la décision du 4 février de faire avancer le scénario anti-Aristide et d’avantager les sociétés américaines. Sous le titre « Les États-Unis envisagent d’attirer l’attention sur leurs sanctions contre Haïti », Barbara Crossette faisait savoir de Washington que « l’administration Bush a déclaré aujourd’hui qu’elle allait modifier son embargo contre le gouvernement militaire d’Haïti pour punir les forces antidémocratiques et soulager l’état critique des travailleurs qui ont perdu leur emploi à cause de l’interdit de commerce ». Le secrétariat d’État « allait raffiner » ses sanctions économiques, « dernière démarche » dans les tentatives de l’Administration de trouver « des moyens plus efficaces pour précipiter l’effondrement de ce qu’elle appelle un gouvernement illégal en Haïti ». Les naïfs trouveront peut-être la logique un peu obscure : comment la démarche peut-elle punir les forces antidémocratiques qui l’ont acclamée, tout en soulageant l’état critique des travailleurs qui s’y sont vigoureusement opposés, cela demeure un mystère. Enfin, jusqu’à ce que l’on traduise en clair le vocabulaire de la rectitude politique. Alors, tout s’éclaire (26).

Un exposé plus direct parut quelques jours plus tard dans un reportage de Port-au-Prince sous le titre : « La poussée de démocratie est émoussée en Haïti : les auteurs du coup d’État jubilent à la suite du relâchement de l’embargo par les États-Unis et du renvoi des réfugiés ». Howard French écrit que « l’atmosphère dans l’armée et dans les milieux politiques commença à passer de l’anxiété à la confiance que les ÉtatsUnis les laisseraient en paix, puisqu’ils ne ressentaient actuellement chez eux aucune pression particulière à cause des problèmes d’Haïti ». Le même jour, date anniversaire de l’investiture d’Aristide, la circulation fut paralysée à New York par une grande marche de protestation contre les mesures américaines. De même à Miami. Ce n’est toutefois pas ce que l’on appelle une « pression chez soi » ; Noirs pour la plupart, les manifestants ne méritaient que peu d’attention. Mais on en parla dans les journaux de l’Alaska, où on pouvait aussi lire la déclaration du consul général d’Haïti à New York qui disait : « Il y a une collaboration tacite entre les militaires haïtiens et le secrétariat d’État. Les Américains auront le dernier mot. Et les Américains ne veulent pas du retour d’Aristide. » Le magazine Time citait un « membre républicain désabusé du personnel du Congrès » qui disait : « La Maison-Blanche table sur le fait que les gens s’enfichent. La considération primordiale, c’est la politique, pas les principes (27) ».

Voilà qui semble indéniable. Pour ceux qui choisissent d’entendre, les mots en italique racontent l’histoire de deux siècles. Sans soutien populaire ici, l’arbre de la liberté de Toussaint va rester profondément enterré, au mieux un rêve – et pas seulement en Haïti.

© Noam Chomsky

Notes

Journaux cités :

AP : Associated Press

BG : Boston Globe

CSM : Christian Science Monitor

FT : Financial Times

NCR : National Catholic Reporter

NR : The New Republic

NYRB : The New York Review of Books

NYT : The New York Times

WP : The Washington Post

WSJ : The Wall Street Journal

Ouvrages de Chomsky cités :

DD : Deterring Democracy

PI : On Power and Ideology

TTT : Turning the Tide

PEHR: Political Economy of Human Rights (avec Edward Herman)

1. Lowenthal, Reviews in Anthropology, 1976, cité par Farmer, AIDS and Accusation, source de nombreux renseignements dans ce chapitre, de même que Schmidt, US Occupation. Le compte rendu classique de la révolution est l’ouvrage de C.L.R. James, The Black Jacobins. Les estimations élevées de la population proviennent de Sherburne Cook et Woodrow Borah, Essays in Population History : Mexico and the Carribean, (Californie, 1971) (voir Farmer, op. cit., Stannard, American Holocaust).

2. Sued-Badillo, Monthly Review, juillet/août 1992. Communiqué de presse du COHA, 18 février 1992 ; Anne-Marie O’Connor, Cox News Service, 12 avril 1992. À propos des programmes du FMI, voir McAfee, Storm Signals ; DD, chap. 7, s. 3.

3. Farmer, AIDS, p. 153 ; Las Casas, passages tirés de Chicago Religious Task Force, Dangerous Memories, Stannard, American Holocaust, Sale, Conquest. Voir aussi Koning, Colombus. Smith, Wealth, vol. IV, chap. 7, partie I (ii, p. 70).

4. Voir la note 29 du chap. 1. Clive Ponting, biographe de Churchill, Sunday Age (Australie), 21 juin 1992. À propos du racisme et des planificateurs politiques, voir DD, pp. 52-53.

5. TTT, p. 46. Stivers, Supremacy, pp. 66-73.

6. Ulysses B. Weatherly, « Haiti : an Experiment in Pragmatism », 1926, cité par Schmidt.

7. Trouillot, cité par Farmer, AIDS. Blassingame, Caribbean Studies, juillet 1969. Éditoriaux du Times, DD, p. 280. Landes, NR, 10 mars 1986 ; Ryan, CSM, 14 février 1986. Pour plus de détails à ce sujet et d’autres recherches, voir PI, pp. 68-69, TTT, pp. 153-154.

8. Deere, Shadows, pp. 144, 35, 174-175 (extrait de Josh De Wind et David Kinley, Aiding Migration, Westview, 1988). McAfee, op. cit., p. 17 ; PI, p. 68 ; Wilentz, Rainy Season, pp. 272 et suivantes. À propos des réfugiés, voir PEHR, vol, II, pp. 50, 56 (pour les années 1970) ; Wilentz, NR, 9 mars 1992 ; Bill Frelick, NACLA Report on the Americas, juillet 1992 ; Pamela Constable, BG, 21 août 1992.

9. PI, pp. 69-70 ; WSJ, 10 février 1986. NR, voir ci-avant chap. 7, p. 225.

10. Wilentz, Rainy Season, pp. 341, 55, 326, 358. En tant que témoin oculaire, Wilentz nous donne un compte rendu vivant des années 1986-1989.

11. COHA, « Sun Setting on Hopes for Haitian Democracy », 6 janvier 1992.

12. The NED Backgrounder, Inter-Hemispheric Education Resource Center (Albuquerque), avril 1992.

13. Wilentz, Reconstruction, vol. I, s. 4. (1992).

14. Wilentz, Rainy Season, p. 275.

15. Americas Watch, National Coalition for Haitian Refugees and Physicians for Human Rights, « Return to the Darkest Days », 30 décembre 1991. Roth, « Haiti : the Shadows of Terror », NYRB, 26 mars 1992.

16. Friedman, cité par French, NYT, 8 octobre 1991. French, NYT, 22 octobre 1991, 12 janvier 1992. Canute James, FT, 10 mars 1992.

17. Hyland, « The Case for Pragmatism », Foreign Affairs, America and the World, 1991-1992. Constable, BG, 13 mars 1992.

18. Americas Watch, « Return ». French, NYT, 10 octobre 1991. Time, 10 février 1992 ; FT, 3 avril 1992. Pour ce qui concerne Bush et le Koweït, Andrew Rosenthal, NYT, 3 avril 1991.

19. Greenberger, WSJ, 13 janvier 1992. COHA, communiqué de presse, 5 février 1992.

20. Time, 10 février 1992 ; Barbara Crossette, NYT, 28 mai 1992 ; Lee Hockstader, WP Weekly, 17 février 1992 ; éditorial du WP Weekly, 10 février 1992.

21. Frelick, op. cit. ; Lee Hockstader, WP Weekly, 10 février 1992 ; Barbara Crossette, French, NYT, 28 mai 1992.

22. Hockstader, WP Weekly, 10 février 1992 ; WP-MG, 16 février 1992.

23. DD, chap. 8 et 10 ; NI, pp. 61-66 ; Sklar, War.

24. Communiqués de presse du COHA, 10 janvier 1992, 25 février 1992. Barbara Crossette, NYT, 26 février 1992 ; French, NYT, 27 février 1992, 21 juin 1992 ; James Slavin, NCR, 14 août 1992.

25. French, NYT, 27 septembre 1992.

26. Barbara Crossette, NYT, 5 février 1992.

27. French, NYT, 7 février 1992 (c’est moi qui souligne) ; Pierre-Yves Glass, AP, Anchorage Times, 17 février 1992 ; Time, 17 février 1992.


Traduit par Christian Labarre pour Chomsky.fr


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