[2000] La signification de Seattle

Noam Chomsky interviewé par David Barsamian

Retour ZMag (USA) , Février 2000 Imprimer

David Barsamian : Merci d’accepter cette entrevue. Je sais que je vous arrache probablement de votre partie de golf matinale.

Noam Chomsky : En fait, vous m’arrachez de quelque chose d’utile. C’est pour cette raison que je suis essoufflé. Je gonflais des chambres à air pour que Carol emmène les petits-enfants glisser.

Excellent. Parlons de ce qui s’est passé à Seattle à la fin de novembre et au début de décembre à la rencontre ministérielle de l’OMC. Quelle signification attribuez-vous à ce qui s’est passé ?

Chomsky : Je pense que c’était un événement très significatif et potentiellement extrêmement important. Il reflétait un sentiment très large qui était assez clair depuis des années et qui a grandi et s’est développé dans une grande partie du globe. Il est opposé à la globalisation menée par les corporations. Cette globalisation a été imposée, principalement sous le leadership des États-Unis mais aussi sous celui des autres pays industrialisés. Elle fait du mal à beaucoup de gens, mine la souveraineté et les droits démocratiques et soulève beaucoup de résistance. Plusieurs choses étaient intéressantes à Seattle. Premièrement, les événements reflétaient des programmes d’éducation et d’organisation très complets et ils démontrent ce que ces choses peuvent accomplir. Les gens ne se sont pas simplement présentés là. Deuxièmement, la participation était extrêmement grande et variée. Des groupes qui avaient rarement été reliés auparavant ont été rassemblés. C’était vrai internationalement, des groupes du Tiers-Monde, des groupes d’indigènes, de paysans, de leaders syndicaux et d’autres. Ici aux États-Unis il y eu une grande participation de groupes syndicaux, d’environnementalistes et d’autres groupes ayant des intérêts différents mais ayant en commun une même compréhension des choses. Cela a déjà été apparent dans le passé. C’est le même type de coalition des forces qui a bloqué l’Accord Multilatéral sur l’Investissement un an plus tôt et qui s’est fortement opposé à d’autres supposés accords comme l’ALÉNA ou les accords de l’OMC. Ces choses ne sont pas des accords, du moins si la population compte. La plus grande partie de la population s’y est opposée. Les choses ont atteint un point de confrontation dramatique. De plus, cela va sans doute continuer et pourrait, je pense, prendre des formes très constructives.

Y a-t-il des leçons à tirer de Seattle ?

Chomsky : Une leçon est que l’éducation et l’organisation sur une longue période, faites soigneusement, peuvent vraiment porter fruit. Une autre leçon est qu’une partie substantielle des populations domestique et globale, je dirais probablement une majorité de ceux qui réfléchissent à ces questions, va d’être inquiète à être fortement opposée aux développements actuels. Il y a opposition aux dures attaques contre les droits démocratiques, contre la liberté de prendre ses propres décisions et la subordination générale de toutes les questions aux intérêts spécifiques. Il y a aussi opposition à la primauté de maximiser le profit et la domination par un petit secteur de la population mondiale; un très petit secteur, en fait. Les inégalités mondiales ont atteint des sommets records.

La rencontre de la CNUCED se déroule à Bangkok, la Conférence des Nations-Unies sur le commerce et le développement. Andrew Simms, écrivant dans The Guardian Weekly à la mi-février, dit que ” la CNUCED, étant donnés les bons pouvoirs et les bonnes ressources, pourraient aider à surmonter les échecs du système international ” et elle a ” la confiance des pays en développement. ” Des commentaires là-dessus ?

Chomsky : C’est une légère exagération. La CNUCED, premièrement, est principalement une organisation de recherche. Elle n’a aucun pouvoir d’application. Elle reflète bien, jusqu’à un certain point, les intérêts des pays appelés ” en développement “, les pays plus pauvres. C’est la raison pour laquelle elle est si marginalisée. Par exemple, on parle très peu de la conférence de la CNUCED dans la presse américaine, sauf ici et là dans les journaux d’affaires. Elle a une participation du Tiers-monde, du Sud. Et lorsque la CNUCED reflète bien les inquiétudes de la grande majorité de la population mondiale, elle est généralement ignorée. Un exemple avec des répercussions contemporaines substantielles est l’initiative de la CNUCED de stabiliser les cours des matières premières, il y a 30 ans, pour que les fermiers paysans pauvres puissent survivre. Les grandes entreprises agroalimentaires peuvent supporter un écroulement des prix pendant une année; un fermier pauvre ne peut pas dire à ses enfants d’attendre l’an prochain pour manger. Les propositions se conformaient aux politiques couramment adoptées dans les pays riches mais furent bloquées par ces mêmes pays. Ce blocage était conseillé par des ” économistes libéraux raisonnables, ” comme le dit l’économiste politique Susan Strange. Ce genre de conseil est suivi lorsqu’il contribue au profit et au pouvoir mais est ignoré autrement. Une conséquence est le passage de la production de ” récolte légitime ” (le café, etc.) au coca, à la marijuana et à l’opium qui ne sont pas sujets à des fluctuations de prix dévastatrices. La réaction des États-Unis est d’imposer des punitions encore plus sévères aux pauvres, à l’extérieur comme ici. Ces punitions seront drastiquement plus sévères l’an prochain si les propositions actuelles sont implantées. Ce n’est pas le seul cas. L’UNESCO a été entravée pour des raisons semblables. Mais parler de ” confiance des pays en développement ” serait exagéré. Regardez les publications basées au Tiers-monde, disons du Third World Network en Malaisie. Une de leurs publications importantes est Third World Economics. Un numéro récent a publié des rapports très critiques face la conférence de la CNUCED à cause de sa subordination au programme des puissants. C’est vrai que la CNUCED est plus indépendante et reflète davantage les intérêts des pays en développement que, disons, l’OMC qui est dirigée par les pays industriels. Donc oui, elle est différente. Mais on ne devrait pas exagérer.

La question des inégalités, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde, comme vous venez de le mentionner, est certainement difficile à ignorer. Même le Financial Times a récemment commenté que ” Au début du dix-neuvième siècle, le rapport des revenus réels per capita entre les pays les plus riches et les plus pauvres du monde était trois pour un. En 1900, il était dix pour un. En l’an 2000 il a augmenté à soixante pour un. “

Chomsky : Cela est extrêmement trompeur. Cela ne rend pas la réelle ampleur de ce qui se passe. La véritable différence n’est pas la différence entre les pays mais la différence dans la population même, ce qui est une mesure différente. Cette différence a augmenté en flèche ce qui veut dire qu’à l’intérieur des pays les divisions ont aussi augmenté en flèche. Je pense qu’elle est passé d’environ 80 pour 1 à 120 pour 1 dans les dix dernières années. Ce sont là des statistiques approximatives. Je ne suis pas certain des chiffres exacts. Mais il y a eu une augmentation importante. Le 1% le plus riche de la population mondiale a probablement le même revenu que les 60% les plus pauvres. Ceci donne près de 3 milliards de personnes.

Et ces conséquences ne découlent pas d’une quelconque loi de la nature.

Chomsky : Ces résultats viennent de décisions bien spécifiques. On pouvait s’attendre à ce que ces plans et arrangements institutionnels aient ces effets. Et ils ont bien ces effets. Il y a des principes d’économie qui vous disent qu’avec le temps, les choses se répartiront également. C’est vrai pour un modèle abstrait. Le monde est bien différent.

Écrivant dans le New York Times, Thomas Friedman a appelé les manifestants de Seattle ” une arche de Noé de gens qui croient toujours que la terre est plate. “

Chomsky : De son point de vue, c’est probablement vrai. Du point de vue des propriétaires d’esclaves, les gens opposés à l’esclavagisme ressemblaient probablement à ça. Si vous voulez des chiffres, je viens d’en trouver. Le dernier numéro de l’inestimable Left Business Observer de Doug Henwood donne les faits. Ceci est une estimation récente d’un économiste de la Banque Mondiale. Il ne va en fait pas plus loin que 1993. En 1993, le 1% le plus riche de la population avait autant de richesses que les 57% les plus pauvres. Alors ce sont 2.5 milliards de personnes. La proportion des revenus moyens entre les 5% les plus riches et les 5% les plus pauvres, c’est celui là qui est passé de 78 pour 1 en 1988 à 114 pour 1 en 1993, et probablement beaucoup plus aujourd’hui. L’indicateur d’inégalité, le coefficient de Gini, a atteint un niveau record. Et cela pour la population mondiale. On pourrait argumenter que ce n’est pas très grave si tout le monde y gagne, même inégalement. C’est un argument horrible mais nous n’avons pas besoin d’y faire attention parce que la prémisse est incorrecte.

Pour revenir à Friedman, de son point de vue, c’est vrai. Pour le 1% de la population auquel il pense et qu’il représente, les gens qui s’opposent à tout cela sont des gens qui croient que la Terre est plate. Pourquoi quiconque s’opposerait aux développements que nous venons de décrire?

Serait-il juste de dire que dans l’action dans les rues de Seattle, mêlée au gaz lacrymogène il y avait aussi une bouffée de démocratie ?

Chomsky : Je dirais que oui. Une démocratie qui fonctionne n’est pas supposée se passer dans les rues. Elle serait supposée se passer dans les prises de décisions. C’est là une réflexion des attaques à la démocratie et de la réaction populaire. Et ce n’est pas la première fois. Il y a eu une longue lutte à travers les siècles pour essayer d’étendre le domaine des libertés démocratiques. Et elle a gagné plusieurs victoires. Plusieurs d’entre elles ont été gagnées exactement de cette façon; pas par des cadeaux mais par la confrontation et la lutte. Si, dans ce cas-ci, la réaction populaire prend une forme organisée et constructive, elle peut miner et renverser la poussée antidémocratique des arrangements économiques internationaux qui sont imposés à la population mondiale. Et ces arrangements sont très antidémocratiques. Naturellement on pense à l’attaque contre la souveraineté nationale mais pour le reste du monde c’est bien pire. Plus de la moitié de la population mondiale n’a littéralement même pas un contrôle théorique sur sa
propre politique économique nationale. Ils subissent, c’est tout. Leurs politiques économiques sont dirigées par des bureaucrates à Washington à cause d’une supposée crise de la dette, qui est une construction idéologique, pas économique. C’est donc plus de la moitié de la population mondiale qui n’a même pas un minimum de souveraineté.

Pourquoi dites-vous que la crise de la dette est une construction idéologique ?

Chomsky : Il y a une dette mais qui la doit et qui en est responsable est une question idéologique, pas économique. Par exemple, il y a un principe capitaliste auquel personne ne veut faire attention, bien sûr, qui dit que si je vous emprunte de l’argent je suis l’emprunteur, alors c’est ma responsabilité de le rembourser et si vous êtes le prêteur, c’est votre risque si je ne le rembourse pas. C’est le principe capitaliste. L’emprunteur a la responsabilité et le prêteur prend le risque. Mais personne n’envisage cette possibilité. Supposez que nous suivions ce principe. Prenez par exemple l’Indonésie. En ce moment son économie s’est écroulée à cause du fait que la dette est autour de 140% du PNB. Si vous retracez l’origine de cette dette, il s’avère que les emprunteurs étaient cent à deux cents personnes entourant la dictature militaire que nous supportions. Les prêteurs étaient des banques internationales. Une grande partie de cette dette a maintenant été transformée en dette publique à travers le FMI, ce qui veut dire que les contribuables des pays du Nord sont responsables. Qu’est-il arrivé à l’argent? Ils se sont enrichis. Il y a eu un peu d’exportation de capital et de développement. Mais les gens qui ont emprunté l’argent ne sont pas tenus responsables. C’est la population de l’Indonésie qui doit la rembourser. Et cela veut dire vivre sous d’accablants programmes d’austérité, une pauvreté et une souffrance énorme. En fait, c’est une tâche désespérée que de payer la dette qu’ils n’ont pas encourue. Qu’en est-il des emprunteurs? Les emprunteurs sont protégés du risque. C’est une des fonctions principales du FMI que de fournir une assurance contre le risque aux gens qui investissent dans des prêts risqués. Voilà pourquoi ils obtiennent un bon rendement, parce qu’il y a un grand risque. Ils n’ont pas à prendre le risque, parce qu’il est rendu public. Il est transféré de différentes façons aux contribuables des pays industrialisés au travers le FMI et d’autres artifices, comme les ” Brady bonds. ” Le système entier en est un où les emprunteurs sont libérés de leur responsabilité. Elle est transférée à la masse appauvrie de la population de leur propre pays. Et les prêteurs sont protégés du risque. Ce sont des choix idéologiques, pas économiques. En fait, cela va encore plus loin. Il y a un principe de droit international qui a été conçu par les États-Unis il y a plus de cent ans alors qu’ils ont ” libéré ” Cuba (ce qui veut dire conquis Cuba pour l’empêcher de se libérer de l’Espagne en 1898.) Lorsque les États-Unis ont pris contrôle de Cuba, ils ont annulé la dette de Cuba envers l’Espagne. Ils l’ont fait en vertu du principe tout à fait raisonnable que la dette était non valable parce qu’elle avait été imposée à la population de Cuba sans leur consentement, par le pouvoir et par la force. Ce principe a plus tard été reconnu dans le droit international, encore une fois sous initiative américaine, comme étant le principe de la dette odieuse. La dette est nulle si elle est imposée par la force. La dette du Tiers-monde est une dette odieuse. Cela a même été reconnu par la représentante américaine au FMI, Karen Lissaker, une économiste internationale qui a fait remarquer, il y a deux ans, que si nous devions appliquer le principe de dette odieuse, la majeure partie de la dette du Tiers-monde disparaîtrait. Ce sont toutes des décisions idéologiques. Ce ne sont pas des faits économiques. C’est un fait économique que de l’argent a été prêté et que quelqu’un doit le rembourser mais qui le doit et qui prend le risque, ce sont là des décisions de pouvoir, pas des faits économiques.

Pour revenir brièvement aux événements à Seattle, il y avait un article dans le numéro de Newsweek du 13 décembre intitulé ” La Bataille de Seattle. ” Ils ont dédié quelques pages aux protestations anti-OMC. Dans un des articles il y avait un encadré appelé ” Le Nouvel Anarchisme. ” Les cinq personnalités que l’encadré mentionnait comme étant des représentants de ce nouvel anarchisme sont Rage against the machine et Chumbawamba. Je suppose que vous ne savez pas qui ils sont.

Chomsky : Oui, je le sais. Je ne suis pas si déconnecté que ça.

Ce sont des groupes rock. La liste continue avec l’écrivain John Zerzan, Theodore Kaczynsky, le fameux Unabomber et finalement le professeur Noam Chomsky du MIT. Comment vous êtes-vous retrouvé dans cette constellation? Newsweek vous ont-ils contacté ?

Chomsky : Bien sûr. Nous avons eu un long entretien. (rire)

Vous me faites marcher.

Chomsky : Il faudrait que vous les appeliez. Je peux imaginer à peu près ce qui a pu se passer dans leur bureau de rédaction, mais je n’en sais rien. Le terme “anarchiste” a toujours eu une signification étrange dans les cercles des élites. Par exemple il y avait un titre dans le Boston Globe aujourd’hui qui disait quelque chose du genre ” Des anarchistes planifient une manifestation à la rencontre du FMI en avril. ” Qui sont les anarchistes qui planifient une manifestation? Public Citizen de Ralph Nader, des organisations syndicales et autres. Il y aura des gens là-bas qui se diront anarchiste, quoi que cela veuille dire. Mais du point de vue des élites, vous voulez pouvoir vous concentrer sur quelque chose que vous pouvez dénoncer comme étant irrationnel. C’est similaire à Thomas Friedman qui les appelle ” gens qui croient que la Terre est plate. ”

Vivian Stromber de Madre, l’ONG basée à New York, dit qu’il y a beaucoup de protestations dans le pays mais pas de mouvement.

Chomsky : Je ne suis pas d’accord. Par exemple, ce qui s’est passé à Seattle était certainement un mouvement. Il y a quelques jours seulement, des étudiants ont été arrêtés dans des manifestations. Ils protestaient contre l’échec des universités à adopter les strictes conditions anti-sweatshop que plusieurs organisations étudiantes proposaient. Il y a beaucoup d’autres choses qui se passent et qui ressemblent à un mouvement. Puisque nous parlons du cas de Seattle, ce qui s’est passé à Montréal il y a quelques semaines est encore plus spectaculaire de bien des façons.

C’était la rencontre sur le Protocole Biosécurité.

Chomsky : On n’en a pas vraiment discuté ici, principalement parce que les protestataires étaient européens. La question qui a été soulevée était très claire et très importante. Une sorte de compromis ambiguë a été atteint mais les clans étaient clairement divisés. Le New York Times l’a rapporté assez clairement. Les
États-Unis étaient pratiquement seuls la plupart du temps dans la plupart des négociations menant au compromis. Les États-Unis étaient accompagnés des quelques autres pays qui pouvaient aussi s’attendre à faire des profits d’exportations biotechnologiques. Mais principalement les États-Unis contre le reste du monde à propos d’une question très importante, celle de la notion de principe de précaution. Autrement dit, un pays, un peuple a-t-il le droit de dire : ” je ne veux pas être un cobaye d’une expérience que vous faites? ” Au niveau personnel c’est permis. Par exemple si quelqu’un du département de biologie de l’université entre dans votre bureau et vous dit : ” Vous allez être un cobaye dans une expérience que je fais. Je vais mettre des électrodes dans votre cerveau et mesurer ceci et cela ” vous avez le droit de dire : ” désolé, je ne veux pas être un cobaye. ” Ils n’ont pas le droit de dire ” vous devez le faire à moins que vous puissiez fournir des preuves scientifiques que l’expérience vous fera du mal. ” Ils n’ont pas le droit de faire cela. Mais les États-Unis insistent exactement sur cela, internationalement. Voilà ce qu’est le principe de précaution. Dans les négociations à Montréal, les États-Unis qui sont le centre de l’industrie biotechnologique, des manipulations génétiques et tout ça, demandaient que la question soit déterminée par les règles de l’OMC. Selon ces règles, les sujets expérimentaux doivent fournir des preuves scientifiques que l’expérience leur fera du mal. S’ils ne fournissent pas de preuve, la valeur transcendante du droit corporatif aura le dernier mot. Les corporations pourront faire ce qu’elles veulent. Voilà ce qu’Ed Herman appelle ” la souveraineté des producteurs. ” L’Europe et la majeure partie du reste du monde insistaient sur le principe de précaution, autrement dit le droit des peuples à dire ” je ne veux pas être un sujet expérimental. Je n’ai pas de preuve scientifique que cela me fera du mal mais je ne veux pas subir cela. Je veux attendre que ce soit bien compris. ” C’est une indication très claire des enjeux. C’est une attaque sur les droits des personnes à prendre leurs propres décisions sur des choses aussi simples que de savoir s’ils seront des sujets expérimentaux ou pas. On ne parle même pas de leur permettre de contrôler leurs propres ressources, de déterminer les conditions d’investissements étrangers ou de transférer leur économie dans les mains de banques et de firmes d’investissement étrangères. Ce sont là les véritables enjeux. C’est une attaque majeure contre la souveraineté populaire. Cette attaque favorise la concentration du pouvoir entre les mains d’une sorte d’alliance état-corporations, de quelques méga corporations et des quelques états qui veillent à leurs intérêts. La question à Montréal était à plusieurs égards plus claire qu’elle ne l’était à Seattle. Elle est ressortie très clairement.

La question de la sécurité alimentaire, de l’irradiation et des manipulations génétiques semblent toucher une corde sensible chez les gens. Elle semble aussi traverser ce qu’on appelle traditionnellement les divisions gauche-droite, libérales-conservatrices. Par exemple, les agriculteurs français, qui sont passablement conservateurs, ont pris les armes face à ces questions, tout comme les agriculteurs en Inde.

Chomsky : Cela a été intéressant à regarder. Aux États-Unis il y a eu très peu de discussions sur ces sujets et très peu d’inquiétudes. En Europe, en Inde, en Amérique latine et ailleurs, il y a eu de grandes préoccupations et de vives protestations populaires. Les agriculteurs français en sont un exemple. La même chose est aussi vraie en Angleterre et ailleurs, très largement. Il y a eu beaucoup d’inquiétudes face à l’obligation de devenir des sujets expérimentaux dans des interventions dans le système alimentaire, en production et en consommation. Ces interventions ont des conséquences inconnues. Cela a traversé l’Atlantique d’une façon que je ne comprends pas tout à fait. À un certain moment l’automne dernier, les inquiétudes se sont manifestées ici aussi, dans la mesure où quelque chose d’inhabituel s’est produit. Les actions de Monsanto, la grande corporation qui pousse la biotechnologie et les semences génétiquement modifiées ont chuté d’une façon notable. Ils ont dû faire des excuses publiques et, au moins théoriquement et peut-être aussi en pratique, annuler certains de leurs projets les plus extrêmes comme les ” gènes Terminator. ” Ces gènes rendraient les semences stériles pour que, par exemple, les fermiers démunis en Indes aient à continuellement acheter des semences et des fertilisants Monsanto à un prix exorbitant. C’est assez inhabituel qu’une corporation soit placée dans une telle position. Cela reflétait en partie les énormes protestations outre-mer, principalement en Europe, qui ont eu une grande influence. Cela reflétait aussi la grandissante protestation ici.

D’un autre côté, nous devrions aussi tenir compte du fait qu’aux États-Unis, c’est essentiellement une question de classes. Parmi les secteurs les plus riches et les plus éduqués, il y a des tendances qui équivalent à se protéger d’être des sujets expérimentaux, par exemple en achetant de la nourriture organique à un prix élevé.

Croyez-vous que la question de la sécurité alimentaire peut permettre à la gauche d’élargir sa portée ?

Chomsky : Je ne vois pas cette question comme particulièrement de gauche. En fait, les questions de gauche ne sont que des questions populaires. Si la gauche signifie quoi que ce soit, elle signifie une préoccupation pour les besoins, le bien-être et les droits de la population en général. Alors la gauche devrait être la très grande majorité de la population et à certains égards, je pense qu’elle l’est. Dans ce sens, ce pourrait être une question de gauche qui est une question populaire. Il y a d’autres questions qui sont difficiles à garder à l’arrière-plan. Elles arrivent à l’avant-plan un peu partout, énormément dans les pays pauvres mais ici aussi. Prenez par exemple le prix des médicaments. Il est exorbitant. Aux États-Unis le prix est beaucoup plus élevés que dans d’autres pays. Alors les médicaments aux États-Unis sont 25% plus chers qu’au Canada et probablement le double de ce qu’ils coûtent en Italie. Cette situation est due à des pratiques monopolistiques qui sont fortement supportées par le gouvernement américain et qui ont été enchâssées dans les règles de l’OMC. Ce sont des mécanismes très protectionnistes, appelés les droits de propriété intellectuelle, qui permettent essentiellement aux gigantesques méga corporations pharmaceutiques de rester hors du marché, demandant ainsi des prix de monopoles pendant une longue période. On résiste à cela avec beaucoup de vigueur en Afrique, en Thaïlande et ailleurs. Là-bas cette pratique menace de provoquer une catastrophe majeure. En Afrique, la propagation du SIDA est extrêmement dangereuse. Ici, lorsque Clinton ou Gore font un discours, ils parlent des Africains qui doivent changer leur comportement. Bon, d’accord, peut-être que les Africains doivent changer leur comportement. Mais l’élément crucial est notre comportement qui consiste à garantir que les producteurs, principalement mais pas entièrement américains, sont en mesure de demander des prix si élevés que personne ne peut les acheter. Selon les derniers rapports, environs 600 000 bébés par année se font transmettre le HIV par leur mère, ce qui veut dire qu’ils mourront probablement du SIDA. C’est quelque chose qui peut être arrêté par l’usage d’un médicament qui coûterait quelques dollars par jour. Mais les compagnies pharmaceutiques ne permettront pas qu’ils soient vendus sous ce qu’on appelle la concession de licences obligatoires. Cette pratique permettrait aux pays de produire eux-même les médicaments à un coût beaucoup moindre que celui que demandent les compagnies en situation de monopole. Nous parlons ici de beaucoup de gens. Il pourrait bientôt y avoir 40 millions d’orphelins à cause du SIDA en Afrique. La même chose se passe en Thaïlande. Et ils protestent. Ils ont leur propre industrie pharmaceutique en Thaïlande et en Afrique. Cette industrie essaie de gagner le droit de produire des médicaments génériques qui pourraient être beaucoup moins chers que ceux vendus par les grandes compagnies pharmaceutiques. C’est une crise majeure de la santé. Des dizaines de millions de personnes sont impliquées. La même chose est vraie dans d’autres domaines : la malaria, la tuberculose. Il y a des maladies curables qui tuent un nombre gigantesque de personnes parce que les moyens de prévention sont maintenus tellement chers que les gens ne peuvent pas les utiliser. Ce n’est pas un problème aussi sérieux dans les pays riches. Ici il y a un problème à convaincre les compagnies pharmaceutiques de permettre à l’assurance médicament de fournir les médicaments aux personnes âgées. C’est un problème, un vrai problème. Mais dans les pays pauvres et les pays moins pauvres comme la Thaïlande, par exemple, l’Afrique, l’Asie du sud, nous parlons de la mort de dizaines de millions de personnes en quelques années. Pourquoi les compagnies pharmaceutiques ont-ils cette énorme protection, des droits monopolistiques? Ils prétendent qu’ils en ont besoin à cause du coût de la recherche et du développement. Mais c’est en bonne partie un arnaque. Une partie substantielle du coût de la recherche et du développement est défrayée par le public. Jusqu’au début des années 1990, c’était environ 50%. Maintenant c’est peut-être 40%. Ces chiffres sous-estiment grandement le véritable coût public parce qu’ils ne tiennent pas compte de la biologie fondamentale sur laquelle le tout est basé. Et cela est presque entièrement supporté par le public. Dean Baker, un très bon économiste qui a étudié cela attentivement, a posé la question évidente. Il a dit, d’accord, supposez que le public paie tout, double le prix public et insiste pour que les médicaments aillent simplement sur le marché. Ses estimés sont des économies colossales sur l’aide sociale. Nous parlons ici de questions pas du tout abstraites. Nous parlons de la vie et de la mort de dizaines de millions de personnes seulement dans les quelques prochaines années.

Pour revenir aux États-Unis, parlez davantage du mouvement étudiant contre les sweatshops. Est-il différent de mouvements précédents avec lesquels vous êtes familier ?

Chomsky : Il est différent et similaire. D’une certaine manière il ressemble au mouvement anti-apartheid. Sauf que dans ce cas, il frappe au coeur des relations d’exploitations utilisées pour atteindre ces niveaux d’inégalités incroyables dont nous parlions. C’est très sérieux. C’est un autre exemple de comment des groupes différents travaillent ensemble. Le mouvement a été en bonne partie démarré par Charlie Kernaghan du National Labor Committee à New York et d’autres groupes du mouvement ouvrier. C’est maintenant une question importante pour les mouvements étudiants dans plusieurs domaines. Plusieurs groupes font de fortes pressions, tellement que le gouvernement américain a dû, pour les contrer, initier une sorte de code. Ils ont rapproché les leaders syndicaux et étudiants pour former une sorte de coalition commanditée par le gouvernement. Plusieurs groupes étudiants s’y opposent parce qu’ils croient que la coalition ne va pas assez loin. Ce sont là les questions qui ne sont pas contestées. Aux plus récentes nouvelles, je ne connais pas les détails, il y a eu une grande manifestation dans le Wisconsin et des étudiants ont été arrêtés.

Les étudiants ne demandent-ils pas aux capitalistes d’être moins méchants ?

Chomsky : Ils ne demandent pas le démantèlement du système d’exploitation. Peut-être devraient-ils le faire. Les choses qu’ils demandent sont des droits du travail qui sont théoriquement garantis. Si vous regardez les conventions de l’Organisation Internationale du Travail, l’OIT, qui est responsable de ces choses, elle interdit la plupart les pratiques auxquelles s’opposent les étudiants. Elle les interdit même probablement toutes. Les États-Unis n’adhèrent pas à ces conventions. La dernière fois que j’ai regardé, les États-Unis n’avaient ratifié pratiquement aucune des conventions de l’OIT. Je pense qu’ils avaient la pire fiche au monde mis à part peut-être la Lituanie ou le Salvador. Ce qui ne veut pas dire que les autres pays respectent les conventions, mais au moins ils les ont signées. Les États-Unis n’en acceptent même pas le principe.

Commentez un proverbe africain qui rejoint peut-être ce dont nous parlons : ” Les outils du maître ne seront jamais utilisés pour démolir la maison du maître. “

Chomsky : Si l’intention est de dire n’essayer pas d’améliorer les conditions de ceux qui souffrent, je ne suis pas d’accord. Il est vrai que le pouvoir central, que ce soit une corporation ou le gouvernement, ne se suicidera pas volontairement. Mais cela ne veut pas dire que vous ne devriez pas l’effriter, pour plusieurs raisons. Premièrement, cela bénéficie aux gens qui souffrent. C’est là quelque chose qu’on devrait toujours faire, quelles que soient les considérations plus larges. Deuxièmement, si les gens peuvent apprendre quelle puissance ils ont lorsqu’ils travaillent ensemble cela enseigne de précieuses leçons sur la façon de continuer le combat, même du point de vue de la démolition de la maison du maître. De même s’ils peuvent voir de leurs yeux à quel moment ils seront arrêtés, par la force peut-être. L’alternative à cela est de s’asseoir dans des conférences académiques et de discuter de combien horrible est le système.

Dites-moi ce qui se passe sur votre campus, au MIT. Y a-t-il une organisation autour du mouvement contre les sweatshops ?

Chomsky : Oui, et sur plusieurs autres questions. Il y a des groupes de justice sociale très actifs au premier cycle qui font toutes sortes de choses. Plus que j’en ai vu depuis bien des années.

Qu’est-ce qui explique cela ?

Chomsky : Ce qui l’explique est la réalité. Ce sont les mêmes sentiments, la même compréhension et la même perception qui ont mené les gens dans la rue à Seattle. Prenez les États-Unis. Les États-Unis ne souffrent pas comme le Tiers-monde. En Amérique latine, après maintenant vingt ans de supposées réformes, ils n’ont pas bougé. Le président de la banque mondiale vient d’annoncer qu’ils sont là où ils étaient il y a vingt ans. Même en terme de croissance économique. C’est du jamais vu pour l’ensemble du monde en développement. Je n’aime pas le terme mais c’est celui qui est utilisé pour les pays du sud. Ils sortent des années 90 avec un taux de croissance plus faible que dans les années 70. Et les inégalités sont de plus en plus grandes dans le reste du monde. Aux États-Unis, il y a aussi un développement sans précédent. La croissance économique selon toutes les mesures macro-économiques (la croissance de l’économie, la productivité, l’investissement) a été relativement lente dans les vingt-cinq dernières années par rapport aux vingt-cinq précédentes. Plusieurs économistes l’appellent ” l’âge de plomb ” comparativement à ” l’âge d’or” qui l’a précédé. Mais il y a eu croissance même si elle était plus lente qu’auparavant. Toutefois elle a profité à une très petite partie de la population. Pour la majorité des travailleurs non-superviseurs (donc la majorité de la force ouvrière) les salaires sont peut-être dix pourcent ou plus en dessous de leur niveau d’il y a vingt-cinq ans. En niveau absolu. En niveau relatif, bien sûr, ils sont encore bien plus bas. Il y a eu croissance de la productivité et de l’économie pendant cette période mais elle n’a pas profité à la masse de la population. Le revenu médian, qui signifie que la moitié de la population est au-dessus et l’autre moitié en-dessous, revient à peine à son niveau d’il y a dix ans. Il est encore bien en dessous d’où il était dix ou quinze ans avant cela. Et tout cela pendant une période de croissance raisonnablement bonne de l’économie : les deux ou trois dernières années. Ils disent que c’est incroyable mais les deux ou trois dernières années ont été à peu près équivalentes aux années cinquante et soixante, qui étaient des années de croissance historiquement élevée. Elles ont tout de même laissé pour compte la majorité de la population. Les arrangements économiques internationaux, les supposés accords de libre-échange, sont construits pour maintenir cet état de fait. Ils soutiennent ce qu’ils appellent un ” marché du travail flexible ” ce qui veut dire que les gens n’ont pas de sécurité d’emploi. La grandissante insécurité des travailleurs était un des facteurs majeurs de “l’économie conte de fée ” selon Alan Greenspan. Si les gens ont peur, s’ils n’ont pas de sécurité d’emploi, ils ne demanderont pas de meilleures conditions. S’ils craignent les transferts de postes, qui sont une des conséquences des accords de libre-échange, et qu’il y a un marché du travail flexible, qui veut dire que vous n’avez aucune sécurité, les gens ne demanderont pas de meilleures conditions et de meilleurs bénéfices.

La banque mondiale a été très claire à ce sujet. Ils reconnaissent, je cite, que la flexibilité du marché du travail, qui selon eux est essentielle pour toutes les régions du monde, a acquis une réputation d’euphémisme pour des baisses de salaire et des mises à pied. C’est exactement ce qu’elle fait. Elle a acquis cette mauvaise réputation pour une bonne raison. C’est exactement ce qu’est la flexibilité du marché du travail. Ils disent que c’est essentiel pour toutes les régions du monde. ” C’est la réforme la plus importante, ” je cite un rapport de développement de la banque mondiale. Il appelle à la levée des restrictions sur la mobilité des travailleurs et la flexibilité des salaires. Qu’est-ce que cela veut dire? Ça ne veut pas dire que les travailleurs devraient être libres d’aller où ils veulent. Par exemple des travailleurs mexicains qui viendraient à New York. Cela veut dire que les travailleurs peuvent être mis à la porte de leur travail. Ils veulent lever les contraintes sur les mises à pied et sur la flexibilité des salaires; la flexibilité vers le bas, pas vers le haut. Les gens sont conscients de ces choses dans une certaine mesure. Vous pouvez cacher beaucoup de choses par la glorification de la consommation et une dette énorme. Par contre, il est difficile de cacher le fait que les gens travaillent beaucoup plus d’heures par mois qu’il y a vingt-cinq ans simplement pour garder leur revenu constant ou même plus faible.

Il est intéressant qu’il y ait beaucoup d’activités militantes sur votre campus, le MIT, qui est une école privée d’élite.

Chomsky : Et en plus c’est le minuscule secteur de la population qui profiterait très probablement de ces développements. Alors ce n’est pas que de l’égoïsme.

Qu’en est-il des collèges publics au Massachusetts ?

Chomsky : Là c’est plus difficile à plusieurs égards. On trouve là principalement des étudiants de milieux pauvres, urbains ou de classe ouvrière, plusieurs immigrants, des minorités ethniques et d’autres. Toutefois je pense que la plupart d’entre eux sont blancs et de la classe ouvrière et qu’ils ont eu la chance d’avancer et de devenir infirmière ou policier. Les pressions qu’ils subissent sont très fortes. Ils n’ont pas la grande marge de manoeuvre que vous avez dans les grandes écoles. Je pense que cela a un effet disciplinaire important pas seulement sur ce qu’ils font mais même sur ce qu’ils pensent. De plus, ces collèges subissent énormément de pressions.

De quelle façon ?

Chomsky : J’ai le sentiment (je ne peux pas le démontrer) que les autorités de l’état font des efforts pour nuire à ces écoles publiques qui offrent ces opportunités aux pauvres et aux travailleurs. Ils resserrent les conditions d’admission aux collèges publics, ce qui signifie les écoles pour les pauvres et les travailleurs. Ils resserrent les conditions d’admission mais ils n’améliorent pas les écoles publiques K-12. Il est facile de prévoir ce qui se passe. Si vous resserrez les conditions d’admission sans améliorer les écoles, cela veut dire que moins de gens seront admissibles donc vous avez réduit le nombre d’admissions. En fait, la réduction du nombre d’admissions est plutôt prononcée pour les deux dernières années. Si vous réduisez le nombre d’admissions vous devez retourner à la législature de l’état et aux hommes d’affaires qui la dirige. Ils disent : coupez dans le personnel et les professeurs ce qui réduit les opportunités encore davantage. Cela introduit une flexibilité du marché du travail pour les employés et les professeurs ce qui veut dire qu’ils n’auront pas de sécurité d’emploi et un dévouement moindre pour le collège. La tendance à long-terme, peut-être pas si long terme, est de diminuer ou possiblement d’éliminer le système d’éducation public qui est adapté aux personnes les plus pauvres et aux ouvriers de l’état. Ceci laisse comme alternatives de ne pas aller aux études supérieures du tout ou de payer 30.000$ par an dans un collège privé.

C’est la saison des élections. À nouveau la question surgit à propos du vote et de son efficacité. Que pensez-vous de cela ?

Chomsky : Je ne pense pas qu’il y ait une réponse universelle. D’après moi s’il existe un principe général il a tellement d’exceptions que je déteste le formuler. Un principe général est que c’est probablement une décision de faible importance. Le deuxième principe est que c’est une décision d’importance grandissante à mesure qu’on descend dans la hiérarchie du système de représentation. C’est donc plus important de voter pour un représentant au Congrès que pour un président et ainsi de suite en descendant la chaîne. Les pressions publiques sont plus grandes en bas de la chaîne mais les pressions privées sont aussi plus grandes alors c’est un mélange des deux.

Ralph Nader a annoncé sa candidature à la présidence avec le Parti Vert. Serait-ce là quelque chose qui vous attirerait ?

Chomsky : C’est une question très délicate. Vous devez calculer des choix extrêmement imprévisibles et d’importance mineure. Un vote pour Ralph Nader sera un vote de protestation. Tout le monde sait ça. Est-ce avantageux de faire cela ou de voter pour un candidat légèrement mieux qui a une chance de gagner? Le New Party a soumis une proposition qui était très raisonnable. Malheureusement ils ont été défaits en Cour Suprême. La proposition était de permettre la fusion de candidats. Vous pourriez voter pour Ralph Nader ou le New Party ou le Labor Party et décider que le vote compte pour celui que vous préférez dans la véritable compétition, par exemple un Démocrate. Mais la Cour Suprême a tué la proposition ce qui est très malheureux et bloque la possibilité de développer une véritable alternative électorale.

Nader dit qu’il donne aux électeurs un choix entre les Dupond et Dupont habituels. Est-ce valide ?

Chomsky : C’est valide à un certain niveau d’abstraction, sauf que tout le monde sait qu’il ne remportera pas l’élection et il le sait aussi. Alors le vote qui exprime ce choix est retiré à quelqu’un. On peut le retirer en ne votant pas du tout, dans lequel cas c’est une bonne idée. S’il est retiré en ne votant pas du tout, vous devez calculer les conséquences. Ces conséquences sont difficiles à juger. Ce n’est pas du tout évident qu’il est efficace de voter pour la personne ayant une rhétorique que vous préférez légèrement. En fait, ça ne l’est souvent pas.

Au Nouveau-Mexique, lors d’une élection au Congrès, par exemple, le candidat Vert avait du succès et le résultat a été l’élection d’un Républicain de droite.

Chomsky : C’est le genre de question qu’on doit se poser continuellement. Supposez qu’il n’y avait pas eu de candidat Républicain. Qu’aurait été la différence sur la scène nationale? C’est difficile à prévoir. Parfois ce n’est pas difficile mais parfois c’est plus confus. Si on revient dans le temps, en 1968 c’était Humphrey versus Nixon. Je ne pouvais pas me résigner à voter pour Humphrey. Je n’ai pas voté pour Nixon mais mon intuition à ce moment (et avec le recul elle était probablement correcte) était qu’une victoire de Nixon serait probablement marginalement bénéfique à un ralentissement de la guerre en Indochine, probablement plus rapidement que les Démocrates l’auraient fait. C’était effarant mais probablement moins horrible que ça l’aurait été. Et domestiquement, Nixon a fait beaucoup de choses néfastes mais il était aussi essentiellement le dernier Président libéral.

Vous dites cela souvent, au grand étonnement de plusieurs. Passons maintenant à l’Internet et à la question de la vie privée. À l’insu de plusieurs utilisateurs de l’Internet, des entreprises rassemblent des profils et amassent des données sur les préférences et les intérêts des gens. Que sont les implications de cette pratique ?

Chomsky : Les implications pourraient être sérieuses mais à mon sens elles sont encore secondaires face à une autre question qui est celle de l’accès à l’Internet. Les énormes fusions qui ont lieu entre les méga corporations médiatiques brandissent la menace, qui n’est pas du tout lointaine, que celles-ci dirigent l’accès à certains sites. Cela signifie changer l’Internet encore davantage en un service de consommation à domicile plutôt que d’information et d’interaction. Il y a quelques semaines, Norman Solomon, un critique des médias, a signalé dans une chronique qu’au début des années 90 alors que le système était encore sous contrôle gouvernemental, on référait communément à l’Internet en l’appelant ” l’autoroute de l’information. ” À la fin des années 90, après avoir été donnée en cadeau au secteur privé sans que personne ne sache comment, c’est devenu le commerce électronique, pas une autoroute de l’information. Les méga-fusions comme AOL-Time Warner offrent des possibilités techniques pour s’assurer que votre accès à l’Internet vous mènera à ce qu’ils veulent que vous voyiez, pas ce que vous voulez voir. C’est très dangereux. C’est un outil immense pour l’information, la compréhension, l’organisation et la communication. Il n’y a aucun doute que le monde des affaires, qui a reçu ce cadeau du secteur public, a l’intention de le changer en autre chose. S’ils réussissent à le faire, ce sera un coup terrible à la liberté et la démocratie.

Et tout cela est indépendant de ce qui est appelé la ” division numérique ” qui est l’accès pour tous.

Chomsky : Cela est aussi très critique mais ce n’est pas la même question.

Vous avez décrit l’Internet comme une ” arme fatale. ” Vous avez dit que quelqu’un a déjà écrit un article en le signant de votre nom et l’a fait circuler sur le Net.

Chomsky : C’est arrivé. Cet article a ensuite été pris du Net et publié. Plusieurs choses désagréables peuvent arriver.

Cela n’invitera-t-il pas une demande pour un contrôle et une réglementation ?

Chomsky : C’est vrai mais gardons un sens des proportions. Rien n’empêche un chroniqueur du New York Times d’écrire une chronique et de m’attribuer des opinions idiotes et scandaleuses avec la certitude que les éditeurs du Times ne me permettront pas d’écrire une lettre y répondant. Est-ce mieux? Toutes ces choses sont si marginales comparées aux autres choses dont nous parlons. Ce sont des tracas personnels. Ils sont déplaisants et ils ne devraient pas se produire dans une société décente. Mais en comparaison des problèmes auxquels font face la plupart des gens, soyons honnêtes, ils ne sont pas énormes.

Vous allez parler à Albuquerque ce samedi soir dans un auditorium de 2300 sièges. Tous les billets sont vendus. Les gens m’appellent des quatre coins du pays depuis quelques jours en me demandant de leur obtenir des billets. Le saviez-vous ?

Chomsky : Je savais que vous étiez mon agent mais je ne savais pas que vous étiez si en vue. (rire)

C’est incroyable. Vous faites une conférence bénéfice à l’Inter-hemispheric Research Center. Ils ont fait très peu de publicité. En fait, une simple mention dans le bulletin d’une coopérative alimentaire locale a suffi pour remplir le Centre de Conférences.

Chomsky : C’est la façon dont devrait être faite la publicité. Ils ont un excellent dossier de publications très instructives et utiles. Ils ont aussi un livre récent, Global Focus, qui couvre très bien les sujets dont nous venons de parler. Cela fait aussi partie de l’activisme. C’est la façon dont ils devraient dépenser leur énergie, pas en parlant et en faisant des annonces.

Si seulement vous pouviez améliorer votre lancer de basket-ball, je pense que nous aurions un bon ensemble.

Chomsky : Mon petit-fils travaille là-dessus.

© Noam Chomsky


Traduit par Jean-René David pour Éditions de l’Épisode


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