[2010] La mondialisation poursuit sa marche en avant

Par Noam Chomsky

Retour New York Times Syndicate, 26 mars 2010 Imprimer

À ce jour, la montée de l’indignation populaire n’a pas remis en cause le pouvoir des entreprises. L’avenir dépend de ce que l’immense majorité est prête à supporter et de savoir si cette immense majorité apportera, collectivement, une proposition constructive en réponse aux problèmes qui sont au cœur du système capitaliste de domination et de contrôle. Sinon, l’issue pourrait être sinistre, comme l’illustre si abondamment l’histoire.

Les déplacements de pouvoir, à l’échelle mondiale, en cours ou potentiels, sont l’objet d’un des débats les plus animés parmi les décideurs et les observateurs politiques. Une des questions est de savoir si (ou quand) la Chine prendra la place des Etats-Unis en tant que leader mondial, peut-être avec l’Inde.

Un tel changement ramènerait le système mondial à un état proche de ce qu’il était avant la conquête européenne. La Chine et l’Inde ont connu une croissance économique rapide et, parce que ces pays ont rejeté les politiques occidentales de déréglementation financière, ils ont, mieux que la plupart des autres, surmonté la récession. Certaines questions se posent néanmoins.

L’une des mesures standard de la santé sociale est l’Indice de Développement Humain des Nations Unies. En 2008, l’Inde se situait au 134ème rang mondial, un peu devant le Cambodge et derrière le Laos et le Tadjikistan, à peu près à la place qu’elle tenait depuis longtemps. La Chine se situait au 92ème rang, à égalité avec le Belize, un peu devant la Jordanie mais derrière la République Dominicaine et l’Iran.

L’Inde et la Chine ont également des inégalités très importantes, ce qui fait que plus d’un milliard de leurs habitants se retrouvent bien plus bas sur cette échelle.

La dette des Etats-Unis constitue une autre préoccupation. Certains craignent qu’elle ne mette le pays à la merci de la Chine. Pourtant, à l’exception d’une brève période qui s’est achevée en décembre dernier, c’est le Japon qui est depuis longtemps le plus grand des créanciers internationaux de la dette gouvernementale des Etats-Unis. Le poids des créditeurs est, par ailleurs, surévalué.

Les Etats-Unis ne se distinguent que sur un plan : la puissance militaire. Et Obama fixe de nouveaux records avec son budget militaire pour 2011. Près de la moitié du déficit américain est imputable aux dépenses militaires, secteur intouchable du système politique.

A l’examen des autres secteurs de l’économie américaine, Le lauréat du Prix Nobel Joseph Stiglitz ainsi que d’autres économistes nous mettent en garde contre le « fétichisme du déficit ». Le déficit peut être un stimulant pour la reprise et la croissance économique peut le combler, comme ce fut le cas après la seconde guerre mondiale, alors que le déficit était bien plus important.

D’ailleurs, le déficit devrait croître, en grande partie à cause du système de santé privatisé totalement inefficace, lui aussi pratiquement intouchable, du fait de la capacité des entreprises de prendre le pas sur la volonté publique.

Toutefois, le cadre de ces discussions est trompeur. Le système mondial n’est pas fait que d’une interaction entre les états, où chacun serait à la recherche de quelque « intérêt national », en dehors de la distribution du pouvoir intérieur à chaque état. Cela est clair depuis longtemps.

Adam Smith avait conclu qu’en Angleterre, les « principaux architectes » de la politique étaient les « marchands et les fabricants », qui veillaient à ce que leurs propres intérêts soient « les premiers servis », quels que pussent en être les effets « douloureux » sur les autres, y compris le peuple d’Angleterre.

La maxime d’Adam Smith vaut toujours, même si, aujourd’hui, « les principaux architectes » sont les multinationales et surtout les institutions financières dont la part dans l’économie a explosé depuis les années 70.

Récemment, les Etats-Unis nous ont offert une illustration criante du pouvoir des institutions financières. Au cours de la dernière élection présidentielle, celles-ci ont fourni l’essentiel du financement du Président Obama.

Elles attendaient tout naturellement de se voir récompenser. Elles l’ont été, grâce aux plans de sauvetage TARP, et bien d’autres encore. Si l’on prend l’exemple de Goldman Sachs, championne et de l’économie et du système politique, on voit que cette institution a fait fortune en vendant des titres adossés à des prêts hypothécaires ainsi que d’autres instruments financiers plus complexes.

Consciente de la fragilité des offres financières qu’elle proposait, l’entreprise a également placé une partie des risques auprès de l’American International Group (AIG, le géant américain de l’assurance), que ces offres allaient mettre en faillite. Quand le système financier s’est écroulé, AIG a plongé avec.

Les architectes de la politique de Goldman Sachs ne se sont pas contentés de faire bénéficier la société Goldman elle-même du renflouement, ils ont également fait en sorte que ce soit les contribuables qui sauvent AIG de la faillite, venant ainsi à la rescousse de Goldman.

Maintenant, Goldman fait des bénéfices record et distribue des super-bonus. Cette institution, ainsi qu’une poignée d’autres banques, sont plus grandes et plus puissantes que jamais. Le public est furieux. Les gens voient que les banques qui ont été les principaux agents de la crise s’en sortent comme des voleurs, tandis que la population, qui leur est venue en aide, doit faire face à un taux de chômage évalué officiellement à 10% en février. Ce taux grimpe à près de 17% si l’on prend en compte tous les américains qui voudraient travailler à temps plein.

Mettre Obama au pas

La colère populaire a fini par provoquer un changement de rhétorique de la part du gouvernement qui a réagi en faisant porter l’accusation sur la cupidité des banquiers. « Je ne me suis pas présenté à la présidence pour prêter main forte à une poignée de banquiers richissimes de Wall Street », déclarait Obama en décembre à l’émission « 60 Minutes ». Ce type de rhétorique était assorti de la menace de certaines mesures politiques peu appréciées du secteur financier (par exemple, la règle Volcker, qui interdirait aux banques bénéficiant d’aides publiques de s’adonner à des activités spéculatives sans rapport avec les activités bancaires de base) et de propositions d’instituer un organisme de réglementation indépendant pour protéger les consommateurs.

Obama était censé être leur homme à Washington, les principaux architectes de la politique gouvernementale n’ont donc pas été longs à dicter leurs instructions : si Obama ne rentrait pas dans le rang, ils transféreraient leur soutien au parti politique d’opposition. « Si le président ne fait pas preuve de plus d’équilibre et de centrisme dans sa position, il a toutes les chances de perdre », telle fut la déclaration au New York Times faite début février par le grand soutien de Wall Street, Kelly S. King, membre du conseil d’administration du groupe de pression Financial Services Roundtable (Table Ronde des Services Financiers). Les valeurs boursières et les entreprises d’investissement avaient versé au parti démocrate 89 millions de dollars (chiffre record) au cours de la campagne électorale de 2008.

Trois jours plus tard, Obama déclarait à la presse que les banquiers étaient des « types bien », se référant ainsi aux présidents des deux plus grands acteurs mondiaux, JP Morgan Chase et Goldman Sachs : « Je suis comme la plupart des américains, je ne suis pas jaloux de ceux qui rencontrent le succès ou la richesse. Cela fait partie du système de la liberté du marché » a déclaré le président (ou du moins « liberté des marchés », telle que définie par la doctrine capitaliste d’état).

Ce revirement offre une image parlante de la maxime d’Adam Smith en action.

Les architectes de la politique sont également à l’œuvre pour opérer un véritable déplacement de pouvoir : de la main d’œuvre mondiale au capital transnational.

L’économiste et spécialiste de la Chine Martin Hart-Landsberg analyse cette dynamique dans un article récent de la « Monthly Review ». La Chine est devenue une usine de montage pour un système régional de production. Le Japon, Taiwan, et d’autres économies asiatiques développées exportent des pièces détachées de haute précision et des composants à la Chine où sont assemblés et d’où sont exportés les produits finis.

Les dépouilles du pouvoir

L’accroissement du déficit commercial des Etats-Unis avec la Chine suscite l’inquiétude. On remarque moins que le déficit commercial des Etats-Unis avec le Japon et le reste de l’Asie s’est considérablement réduit à mesure que ce nouveau système de production régional prenait forme. Les fabricants américains suivent la même direction, fournissant pièces détachées et composants à la Chine afin qu’elle les assemble et les exporte, pour revenir principalement aux Etats-Unis. Pour les institutions financières, les géants de la distribution, les propriétaires et les directeurs des industries de fabrication qui ont des relations étroites avec ces réseaux de pouvoir, cette évolution représente une manne tombée du ciel.

Mais bien comprise. En 2007, Ralph Gomory, directeur de la Fondation Alfred P. Sloan, témoignait devant le Congrès : « A l’ère nouvelle de la mondialisation, les intérêts des entreprises et des pays divergent. Contrairement à la situation antérieure, ce qui est bon pour les multinationales américaines n’est plus nécessairement bon pour le peuple américain ».

Prenons l’exemple d’IBM : selon Business Week, fin 2008, plus de 70% des 400 000 employés d’IBM travaillaient à l’étranger. En 2009, IBM réduisait sa main d’œuvre sur le sol américain de 8% supplémentaires.

Pour les employés, les conséquences sont peut-être « douloureuses », comme le veut la maxime d’Adam Smith mais elles conviennent bien aux principaux architectes de la politique. Des recherches actuelles montrent qu’aux Etats-Unis, près d’un quart des emplois seront « délocalisables » dans les deux prochaines décennies et que pour ceux qui garderont leur emploi, celui-ci ne sera plus garanti, pas plus qu’un salaire décent : résultat de la concurrence accrue que l’on fera jouer pour les employés remplacés.

Ce schéma fait suite à 30 ans de stagnation ou de déclin pour la majorité, alors que la richesse ne s’est déversée que dans quelques poches pour aboutir à ce qui est probablement devenu la plus grande inégalité entre riches et pauvres depuis l’abolition de l’esclavage aux Etats-Unis.

Alors que la Chine se transforme en l’usine de montage et la plateforme d’exportation du monde, les ouvriers chinois souffrent comme tout le reste de la main d’oeuvre dans le monde. Ceci est le résultat logique d’un système qui vise à concentrer richesse et pouvoir et à mettre en concurrence les travailleurs entre eux de par le monde.

A l’échelle mondiale, la part des ouvriers dans le revenu national a baissé dans de nombreux pays, et fort sensiblement en Chine où l’agitation sociale grandit dans cette société très inégalitaire.

Nous assistons donc à un autre déplacement significatif de la puissance mondiale : de la population en général à un système mondial, évolution facilitée par la remise en cause du processus démocratique aux Etats-Unis et dans la majorité des autres états puissants de la planète.

L’avenir dépend de ce que l’immense majorité est prête à supporter et de savoir si cette immense majorité apportera, collectivement, une proposition constructive en réponse aux problèmes qui sont au cœur du système capitaliste de domination et de contrôle. Sinon, l’issue pourrait être sinistre, comme l’illustre si abondamment l’histoire.

© Noam Chomsky


Traduit par Anne Paquette pour Chomsky.fr


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