[2000] Au Kosovo, il y avait une autre solution

Leçons d’une guerre

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, Mars 2000 Imprimer

Dans la nuit du 24 au 25 mars 1999, l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) déclenchait contre la Yougoslavie une offensive aérienne, qui allait durer soixante-dix-huit jours. Un an après, quel est le bilan de l’opération ? Si le calvaire des Albanais du Kosovo a pris fin et si les réfugiés ont pu regagner leurs foyers, le plus souvent détruits, Serbes et Tziganes du Kosovo ont été, à leur tour, contraints de quitter la province. Dernière grande ville multiethnique, Mitrovica est en proie à de redoutables affrontements.Quant à M. Slobodan Milosevic, il est toujours au pouvoir à Belgrade…

Pareille faillite incite à s’interroger sur la véritable nature de cette guerre.

Si le « génocide » des Albanais du Kosovo, qu’il fallait à tout prix stopper, n’en était pas un, ne s’agissait-il pas, pour les Etats-Unis, via l’OTAN, d’imposer leur emprise sur les Balkans ? D’où le refus obstiné, par les alliés, de toute solution diplomatique.

Au cours de l’année précédant les bombardements, le Kosovo était un endroit tout à fait sinistre. D’après l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), environ 2 000 personnes avaient été tuées, des Albanais pour la plupart, au cours d’une lutte violente, qui avait commencé en février 1997 avec les actions de l’Armée de libération du Kosovo (UCK), qualifiées de « terroristes » par les Etats-Unis, et la brutale réaction serbe. Au début de l’été 1998, l’UCK avait pris le contrôle d’environ 40 % de la province, suscitant une réaction brutale de la part des forces de sécurité et des groupes paramilitaires serbes qui s’attaquèrent à la population civile. Selon Marc Weller, qui était le conseiller juridique de la délégation des Kosovars albanais à la conférence de Rambouillet, « en l’espace de quelques jours [après le retrait des observateurs, le 20 mars 1999], le nombre de personnes déplacées avait à nouveau augmenté pour atteindre plus de 200 000 » ,chiffre qui correspond à peu près à celui des services de renseignement américains (1).

Supposons que les observateurs n’aient pas été retirés en préparation des bombardements et que les efforts diplomatiques aient été poursuivis. Pareilles options étaient-elles possibles ? Auraient-elles produit un résultat encore pire, ou peut-être meilleur ? Puisque l’OTAN a écarté cette possibilité, nous ne le saurons jamais. Mais on peut au moins analyser les faits connus et voir ce qu’ils suggèrent.

Les observateurs de la Mission de vérification au Kosovo (MVK) de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) auraient-ils pu être laissés en place, voire renforcés de préférence ? Cela semble avoir été possible, en particulier à la lumière de la condamnation immédiate de leur retrait par l’Assemblée nationale serbe. Aucun argument n’a été avancé pour suggérer que l’augmentation observée des atro cités après leur retrait se serait produite même s’ils étaient restés, sans parler de l’escalade énorme qui fut la conséquence prévue de la campagne de bombardements annoncée par le retrait. De la même manière, l’OTAN ne fit guère d’efforts pour explorer d’autres voies pacifiques ; même l’embargo sur le pétrole, noyau de toute politique sérieuse de sanctions, ne fut envisagé qu’après le début des bombardements.

Cependant, la question la plus importante concerne les options diplomatiques. Deux propositions étaient sur la table à la veille du bombardement. L’une était l’accord de Rambouillet, présenté comme un ultimatum à la Serbie. La seconde était la position de la Serbie formulée dans son Projet révisé d’accord du 15 mars et la résolution du 23 mars de l’Assemblée nationale serbe (2). Un souci sincère de protéger les Kosovars aurait pu mener à prendre en considération d’autres options, y compris, par exemple, quelque chose comme la proposition du président serbe de Yougoslavie Dobrica Cosic, qui envisageait, en 1992-1993, la partition du Kosovo, lui permettant de se séparer de la Serbie à l’exception d’« un certain nombre d’enclaves serbes (3) ».

En ce temps-là, la proposition fut rejetée par la République du Kosovo de M. Ibrahim Rugova, qui avait déclaré son indépendance et établi un gouvernement parallèle ; mais elle aurait pu servir de base pour des négociations dans les circonstances bien différentes du début de l’année 1999. Limitons-nous, cependant, aux deux positions officielles de la fin mars 1999 : l’ultimatum de Rambouillet et la résolution serbe.

Des propositions cachées au public

Il est important et révélateur que, dans l’ensemble, le contenu essentiel de ces deux documents ait été caché au public, à l’exception des médias dissidents qui touchent peu de monde.

La résolution de l’Assemblée nationale serbe, bien que rapportée immédiatement par les agences de presse, demeura pratiquement secrète. Il a été fait très peu mention de son existence même, sans parler de son contenu. La résolution condamnait le retrait des observateurs de l’OSCE et demandait à l’ONU et à l’OSCE de faciliter une solution diplomatique par le biais de négociations « en vue de parvenir à un accord politique sur une autonomie substantielle pour [le Kosovo],garantissant l’égalité totale de tous les citoyens et de toutes les communautés ethniques, et respectant la souveraineté et l’intégrité territoriale de la République de Serbie et de la République fédérale de Yougoslavie ». La résolution évoquait la possibilité d’une « présence internationale », dont « la taille et le caractère » restaient à déterminer, pour veiller à l’application de « l’accord politique sur l’autonomie établi et accepté par les représentants de toutes les communautés nationales vivant au [Kosovo] ». L’accord de la RFY « pour discuter de la taille et du caractère de la présence internationale [au Kosovo] chargée d’appliquer l’accord qui serait accepté à Rambouillet » avait été communiqué de façon formelle aux négociateurs le 23 février, et rendu public par la RFY lors d’une conférence de presse le même jour (4). Nous ne saurons jamais si ces propositions avaient quelque substance, dans la mesure où elles n’ont pas été prises en considération et demeurent ignorées.

Ce qui est encore plus frappant, c’est que l’ultimatum de Rambouillet, bien que présenté universellement comme étant la proposition de paix, fut également caché au public – en particulier les dispositions introduites, semble-t-il, au dernier moment des négociations de Paris en mars, après que la Serbie eut exprimé son accord avec les principales propositions politiques, alors que les nouvelles dispositions rendaient pratiquement inéluctable le refus serbe.

Sont particulièrement importantes les dispositions des annexes sur la mise en œuvre des accords, qui accordaient à l’OTAN le droit de« passage libre et sans restriction et d’un accès sans ambages dans toute la République fédérale de Yougoslavie, y compris l’espace aérien et les eaux territoriales associées », sans limites ou obligations, et sans souci aucun pour les lois du pays ou les compétences de ses autorités, qui doivent, cependant, suivre les ordres de l’OTAN « sur une base prioritaire et avec tous les moyens appropriés » (Annexe B).

L’annexe ne fut pas communiquée aux journalistes qui couvraient les négociations de Rambouillet et de Paris, rapporte le journaliste britannique Robert Fisk. « Les Serbes annoncèrent qu’ils la rejetaient lors de leur dernière conférence de presse à Paris, une réunion qui attira peu de participants à l’ambassade de Yougoslavie à 11 heures du soir le 18 mars. » Les dissidents serbes qui ont participé aux négociations affirment qu’on leur a communiqué ces conditions le dernier jour des pourparlers et que les Russes n’étaient pas au courant de leur existence. Ces dispositions ne furent communiquées à la Chambre des communes britannique que le 1er avril, le premier jour des vacances parlementaires et une semaine après le début des bombardements (5).

Lors des négociations qui commencèrent après les bombardements, l’OTAN abandonna complètement ces revendications, ainsi que d’autres auxquelles la Serbie s’était opposée. En toute logique, Robert Fisk demande : « Quel était le but réel de l’exigence de dernière minute de l’OTAN ? Etait-ce un cheval de Troie ? Visait-elle à sauver la paix ? Ou à la saboter ? » Quelle que soit la réponse, si les négociateurs de l’OTAN s’étaient préoccupés du sort des Kosovars albanais, ils auraient cherché à déterminer quelles auraient pu être les chances de succès de la diplomatie si les exigences les plus provocatrices, et à l’évidence inutiles, avaient été retirées ; si la mission d’observation avait été renforcée et non retirée ; et si la menace de sanctions sérieuses avait été brandie.

A prendre ou à laisser Confrontés à de telles questions, les responsables des délégations américaine et britannique aux négociations ont affirmé qu’ils étaient disposés à laisser tomber les exigences les plus exorbitantes, qui furent abandonnées par la suite, mais que les Serbes avaient refusées.

Cette affirmation est difficilement crédible. Ils auraient eu toutes les raisons au monde de rendre immédiatement publics de tels faits. Il est intéressant de noter qu’on ne leur a pas demandé de comptes pour une performance aussi étonnante. Des partisans de premier plan des bombardements ont fait des déclarations similaires. On en a un exemple important dans le commentaire de Marc Weller sur la conférence de Rambouillet (6).

Marc Weller tourne en ridicule les « allégations extravagantes » à propos des annexes de mise en œuvre de l’accord qui, selon lui, « ont été publiées en même temps que l’accord » – il fait référence au projet d’accord du 23 février. Il ne dit cependant pas où elles ont été publiées, et n’explique pas non plus pourquoi les journalistes couvrant les négociations de Rambouillet et de Paris n’étaient pas au courant de leur existence ; ni, semble-t-il, le Parlement britannique.

La « fameuse Annexe B » , écrit-il, établissait « les conditions normales d’un accord sur le statut de force armée pour la KFOR [la force d’occupation de l’OTAN, alors envisagée] ». Il n’explique pas pourquoi cette revendication fut abandonnée par l’OTAN après le début des bombardements, et ne fut pas nécessaire, selon toute évidence, pour les forces entrées au Kosovo sous le commandement de l’OTAN en juin : celles-ci sont bien plus importantes que ce qui avait été envisagé à Rambouillet et devraient donc dépendre encore plus d’un tel accord sur leur statut de force armée. Il n’explique pas non plus la réponse du 15 mars de la RFY au projet d’accord du 23 mars.

Cette réponse discute le texte en détail, section par section, proposant d’importants changements et coupures, mais ne fait aucune mention des annexes – les mesures de mise en œuvre de l’accord qui, comme le souligne Marc Weller, étaient de loin la partie la plus importante du document et étaient l’objet des négociations alors en cours à Paris. On ne peut qu’éprouver quelque scepticisme à la lecture de ce compte rendu, indépendamment même de l’attitude cavalière de l’auteur, déjà relevée, à propos de faits cruciaux, comme de sa partialité évidente. Pour le moment, ces questions essentielles restent obscures.

Malgré les efforts officiels déployés pour empêcher le public de prendre conscience de ce qui était en train de se passer, les documents étaient en fait accessibles à tout organe de presse désireux d’approfondir la question. Aux Etats-Unis, l’exigence extrême (et inutile) d’une occupation de fait de la RFY par l’Alliance atlantique fut mentionnée pour la première fois dans une conférence de presse de l’OTAN, le 26 avril 1999, quand une question fut posée à ce sujet, pour être vite écartée et abandonnée. Les faits furent rapportés dès que les exigences eurent été retirées formellement par l’Alliance, et qu’elles eurent donc perdu toute pertinence en termes de choix démocratique. Immédiatement après l’annonce de l’accord de paix du 3 juin, la presse cita les passages-clés « à prendre ou à laisser » de l’ultimatum de Rambouillet, notant qu’ils exigeaient qu’« une force exclusivement composée de troupes de l’OTAN soit pleinement autorisée à aller où elle le souhaitait en Yougoslavie, en toute immunité légale » et que « les troupes dirigées par l’OTAN aient un accès pratiquement libre à tout le territoire de la Yougoslavie, et pas seulement du Kosovo (7) » .

Les négociations se poursuivirent durant les soixante-dix-huit jours de bombardement, chaque camp faisant des concessions – décrites aux Etats-Unis soit comme des supercheries serbes, soit comme une capitulation sous les bombes. L’accord de paix du 3 juin était un compromis entre les deux positions en présence fin mars. L’OTAN abandonnait ses exigences les plus extrêmes, y compris celles qui avaient apparemment sapé les négociations à la dernière minute, ainsi que la formulation qui avait été interprétée comme prévoyant un référendum sur l’indépendance du Kosovo. La Serbie donna son accord à une « présence internationale de sécurité, avec une participation substantielle de l’OTAN » , seule mention de l’Alliance dans l’accord de paix ou dans la résolution 1244 du Conseil de sécurité qui l’entérina.

Chiffon de papier

L’OTAN n’avait aucune intention de respecter le chiffon de papier qu’elle venait de signer, et elle commença immédiatement à le violer, procédant à une occupation militaire du Kosovo sous son commandement. Lorsque la Serbie et la Russie insistèrent pour que les termes des accords formels soient respectés, elles furent sévèrement critiquées pour leur duperie, et les bombardements reprirent pour les forcer à céder. Le 7 juin, les avions de l’OTAN bombardèrent à nouveau les raffineries de pétrole de Novi Sad et Pancevo, deux centres d’opposition à Milosevic. La raffinerie de Pancevo prit feu, dégageant un gigantesque nuage de fumée toxique dont la photographie accompagnait un article du New York Times du 14 juillet, qui en discutait les graves effets pour l’économie et la santé publique.

Le bombardement lui-même n’était pas mentionné, bien qu’il ait été rapporté par les agences de presse (8). Il a été soutenu que Milosevic aurait tenté de se soustraire aux termes d’un accord, s’il avait été possible d’en conclure un, en mars. Le bilan des événements corrobore cette conclusion, tout comme il corrobore la même conclusion à propos de l’OTAN – et, soit dit en passant, pas seulement dans ce cas ; le démantèlement par la force des accords formels est la norme de la part des grandes puissances (9). Comme on le reconnaît bien tardivement aujourd’hui, le bilan suggère aussi qu’« il aurait été possible [en mars]d’inaugurer une véritable série de négociations – et non le désastreux diktat américain présenté à Milosevic à la conférence de Rambouillet – et d’envoyer un large contingent d’observateurs extérieurs capables de protéger les civils albanais comme les civils serbes (10) ».

Cela, au moins, semble clair. L’OTAN a choisi de rejeter les options diplomatiques qui n’avaient pas été épuisées, et de lancer une campagne militaire qui a eu des conséquences terribles pour les Albanais du Kosovo, comme prévu.

© Noam Chomsky

(1) Marc Weller, « The Rambouillet Conference »,International Affairs,Londres, avril 1999. Voir note 8.

(2) A propos du premier texte, voir Marc Weller (sous la direction de),International Documents and Analysis, vol. I, The Crisis in Kosovo 1989-1999,Cambridge University Press, Cambridge, 1999, pp. 480 et suivantes. Pour le second, voir Le Nouvel Humanisme militaire.

(3) Miranda Vickers,Between Serb and Albanian : A History of Kosovo, Columbia, 1998.

(4) Voir les développements dans le livre Le Nouvel Humanisme militaire, pour les détails : Marc Weller (dir.) ;International Documents and analysis, op. cit.,p. 470 ; Mark Littman,Kosovo : Law and Diplomacy, Centre for Policy Studies, Londres, novembre 1999.

(5) Robert Fisk, The Independent, Londres, 26 novembre 1999 ; Marc Littman, Kosovo, Law and Diplomacy, op. cit.

(6) Marc Weller,International Documents and Analysis, op.

cit., p. 411. les commentaires sont une défense à peine voilée des bombardements.

(7) Steven Erlanger, New York Times, 5 juin 1999 ; Blaine Harden, ibid.,référence indirecte ; Guy Dinmore, Financial Times,Londres, 6 juin 1999. VoirLe Nouvel Humanisme militaire pour plus de détails.

(8) Dépêches d’agences, 7 et 8 juin 1999 ; Chris Hedges,New York Times, 14 juillet 1999. Voir aussi Los Angeles Times, 6 juillet 1999.

(9) Sur le bilan récent des Etats-Unis en la matière, voir Le Nouvel Humanisme militaire et les sources citées.

(10) Editorial, Boston Globe, 9 décembre 1999.


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