[1999] Deux heures de lucidité (9/9) – La politique étrangère & Épilogue

Noam Chomsky interviewé par Denis Robert & Weronika Zarachowicz

Extrait de deux chapitres du livre Deux heures de lucidité, éd. Les arènes

Retour Deux heures de lucidité (France) , 2001 Imprimer

La politique étrangère & Épilogue

Passons à un autre sujet. Vous avez dit que la politique étrangère américaine était plus offensive que défensive. Pourtant, les récentes opérations en Somalie [1] ou au Kosovo sont présentées en termes de défense des Droits de l’homme…

Noam Chomsky : En Somalie, les États-Unis soutenaient le principal dictateur. Quand il a été renversé, le pays a sombré dans le chaos, avec combats et famine à la clé. Les États-Unis ont refusé de lever le petit doigt pour lui venir en aide. Finalement, vers la fin 1992, les combats ont perdu de leur intensité, la famine a reculé, la situation s’est améliorée. L’essentiel de l’aide humanitaire passait par le canal de la Croix-Rouge.

C’est alors que les États-Unis se sont dit qu’une intervention serait une bonne opération de relations publiques. On enverrait quelques sous-marins. Les soldats distribueraient des sandwiches aux enfants. Tout le monde les acclamerait et ce serait excellent pour l’image de l’armée. Tout ça était dit quasiment en ces termes.

Quand les Marines ont débarqué de nuit, avec tout leur attirail et leur équipement infrarouge, ils ont été aveuglés par les projecteurs des cameramen de télé. Ils avaient prévenu les chaînes de télé de leur lieu de débarquement pour qu’elles puissent filmer ce sympathique événement. Les projecteurs étaient si puissants que les Marines n’y voyaient plus rien. Ils ont été obligés de demander aux cameramen de les éteindre. C’était si ridicule que même la presse n’a pu s’empêcher d’en rire. C’était une opération de relations publiques.

Tant que ça allait bien, il n’y a pas eu de problème. Mais dès qu’ils ont commencé à rencontrer des difficultés, ils n’ont pas hésité à tuer. Il y a eu probablement autant de morts que de personnes sauvées de la famine. Selon la CIA, il y a eu entre 7000 et 10000 victimes somaliennes.

Comment analysez-vous la politique américaine vis-â-vis du Kosovo ?

Chomsky : Les États-Unis sont intervenus en sachant parfaitement qu’ils allaient aggraver la situation. Quand l’Otan a commencé ses bombardements, il n’y avait pas de problème majeur de réfugiés hors du Kosovo, et la situation intérieure n’avait pas connu de changements notables au cours des mois précédents, comme l’atteste la vaste masse d’informations réunie par le Département d’État américain, par l’Otan, par les observateurs de l’OCDE et par d’autres sources occidentales.

Ils ont bombardé, sachant que les choses allaient empirer.

À la demande des Américains, les observateurs de l’OCDE se sont retirés. Comme prévu, la situation s’est aggravée. Puis, dès que les bombardements ont commencé, le commandant en chef de l’Otan a déclaré qu’on allait tout droit vers une recrudescence des exactions. Il avait raison.

L’Italien D’Alema s’était rendu à Washington quelques semaines auparavant et avait déclaré : «Si l’on bombarde, il y aura des centaines, des milliers de réfugiés… » Et le fait est qu’en l’espace de quelques semaines, il y a eu des milliers de gens chassés de leur pays, et beaucoup de morts.

Quand vous bombardez des gens, ils ne vous jettent pas des fleurs, ils ripostent. Et ils le font là où ils sont forts. Ils ne vont pas bombarder Washington. Ils ont, logiquement, riposté au sol sur les Kosovars.

Pour vous, il ne s’agissait donc pas de mettre un terme au «nettoyage ethnique» ?

Chomsky : Les bombardements l’ont accéléré.

D’ailleurs, le commandant de l’Otan, le général Wesley Clark, a déclaré très clairement et publiquement que l’Otan n’avait jamais eu l’intention de mettre un terme au «nettoyage ethnique», et que les bombardements ne les ont assurément pas arrêtés, bien au contraire. En fait, des actions diplomatiques auraient été possibles ; elles ont délibérément été écartées.

Tony Blair et Bill Clinton, ces parfaits cyniques, ne manquaient pas d’arguments. Le premier, répété à l’envi, était qu’il fallait arrêter le nettoyage ethnique. C’était faux : le nettoyage ethnique a été une conséquence, et non une cause. Le second argument était plus plausible : il fallait sauvegarder la crédibilité de l’Otan. C’était plus ou moins vrai, à condition de traduire. Quand ils parlaient de la crédibilité de l’Otan, ils entendaient : la crédibilité des États-Unis.

Qu’est-ce que la crédibilité ? Allez en Sicile, et demandez à un parrain de la mafia ce que c’est, il vous l’expliquera : si quelqu’un désobéit à un ordre ou refuse de payer, on ne prend pas son argent, on le tue. C’est ça, être crédible. Les Américains et les Britanniques ont le même raisonnement : ils veulent que le monde les craigne et sache qu’ils sont susceptibles de recourir à la violence.

On parle peu de la planification stratégique de l’administration Clinton. Pourtant, chacun peut s’en informer en consultant certains documents élaborés au sommet de l’État et accessibles au public, lesquels recommandent que les États-Unis donnent l’image d’un État «irrationnel» et «vindicatif», qui n’hésitera pas à frapper chaque fois que ses intérêts seront menacés, avec l’arme nucléaire si nécessaire. Voilà ce que le monde doit savoir. Bombarder le Soudan ou l’Irak sont autant de façons de le faire comprendre.

Les autres arguments ont trait aux relations entre l’Europe et l’Amérique. En toile de fond, il y a la question : qui va prendre le contrôle des Balkans? Les deux parties sont d’accord pour estimer que les Balkans doivent redevenir des pays du tiers-monde. Ils doivent être des sources de main-d’œuvre bon marché. Ainsi, l’aide à la Bosnie est conditionnée par l’ouverture du pays aux investissements étrangers. Les Balkans doivent avoir le même statut que le Mexique.

Tôt ou tard, les riches centres industriels et miniers de Serbie vont tomber entre les mains des conglomérats occidentaux. Il en ira de même des institutions financières, qui déterminent en grande partie la politique économique. Finalement, ce sera le cas de l’ensemble de l’économie. Tout sera fait pour que les Balkans redeviennent plus ou moins ce qu’ils étaient avant le début des programmes de développement indépendant de la Yougoslavie. Ils ressembleront alors aux autres vastes régions du monde qui, des décennies après la décolonisation, subissent toujours la domination coloniale. On peut en dire autant de l’ex-Union soviétique, à quelques différences près.

La question est donc bien : qui va contrôler les Balkans ? Les États-Unis ne veulent pas que ce soit l’Europe. Or, une guerre menée par l’Otan redonne l’avantage aux États-Unis.

Dans cette affaire, ne sous-estimez-vous pas la puissance de la Russie ?

Chomsky : Les opérations de l’Otan ont porté atteinte aux relations avec les Russes, mais cela fait partie d’une évolution bien plus générale. J’ai observé l’opinion dans de nombreux pays, et j’ai remarqué une différence frappante entre, d’un côté les États-Unis et l’Europe, et de l’autre le reste du monde.

Les États-Unis et l’Europe ne cessent de se gargariser de leur exploit. Presque partout ailleurs, cette intervention a été perçue comme un cauchemar. Elle a montré que les États-Unis et l’Europe sont devenus incontrôlables. Ces puissances violentes reviennent aux pratiques du XIXesiècle. Même dans des pays comme Israël, leur allié stratégique traditionnel, des experts militaires respectés ont dit : « C’est un retour à l’impérialisme européen du XIXesiècle, drapé dans la bonne conscience. »

Le reste du monde va devoir se défendre.

Avec le risque que cela entraîne une prolifération des armes nucléaires ?

Chomsky : Chacun a compris que si la Serbie avait eu une force de dissuasion, cela ne serait pas arrivé. Chacun va essayer de s’en procurer une.

Plusieurs analystes ont aussi prédit que des alliances – comme celle, à trois, entre la Russie, la Chine et l’Inde – vont tout faire pour essayer de contrer la puissance américaine. Peu après l’intervention au Kosovo, le Président chinois Jiang Zemin s’est rendu en Thaïlande, où il a prononcé un discours plutôt musclé que la presse américaine n’a pas rapporté. « Les États-Unis, a-t-il dit, reviennent à la politique de la canonnière; ils veulent imposer leurs conditions économiques. Nous devons nous défendre. L’Asie du Sud-Est doit se rapprocher de la Chine et faire bloc avec elle pour se protéger de l’hégémonie américaine.» Ses propos ont reçu un accueil enthousiaste, même de la part des milieux d’affaires thaïlandais.

Quant à l’Europe, la presse a été très sélective. Les propos de Vaclav Havel, favorables à l’intervention de l’Otan au Kosovo, par exemple, ont été largement repris parce qu’on sait qu’il est un admirateur inconditionnel de l’Occident et approuve son recours à la violence. On le révère. En revanche, ceux d’Alexandre Soljénitsyne ont été passés sous silence. Pourtant il avait des choses à dire, par exemple que l’Otan violait le droit international, qu’une nouvelle Europe, fondée sur la force, était en train de se construire et qu’il ne fallait surtout pas croire que l’Occident était intervenu pour défendre les pauvres Kosovars.

D’ailleurs, s’il se souciait vraiment des Droits de l’homme, l’Occident ferait quelque chose pour les Kurdes.

Ou les Tchétchènes…

Chomsky : En Tchétchénie, on ne peut rien faire à cause de la menace nucléaire. En revanche, nous sommes co-responsables des atrocités commises contre les Kurdes en Turquie. Nous pouvons très bien décider d’arrêter d’y participer. Mais, à part Soljénitsyne, rares sont ceux qui veulent contrarier la Turquie ou les États-Unis, qui fournissent aux Turcs les armes utilisées dans les exactions contre les Kurdes.

Comment évaluez-vous l’influence des lobbies de l’armement sur la politique américaine ?

Chomsky : Observez l’Histoire. Les États-Unis sont prompts à agir militairement et privilégient les actions rapides.

Ce que les Russes font en Tchétchénie est terrible, mais ce n’est rien comparé à ce que les Américains ont fait en Indochine. Ou comparé aux Turcs contre les Kurdes : deux à trois millions de réfugiés, 3 500 villages détruits, des dizaines de milliers de morts. Les Turcs disposent d’armements lourds, d’avions, de tanks. Ils peuvent faire ce qu’ils veulent, puisque Clinton les leur fournit. Plus ils commettent d’exactions, plus les Américains augmentent leur aide militaire.

Prenons le bombardement du Soudan en 1998. C’était un crime de guerre. Ils ont bombardé un pays sans défense et détruit environ la moitié de son potentiel industriel pharmaceutique. Il y a probablement eu des dizaines de morts. Nous sommes en présence d’un État criminel qui utilise sa force sans contrepoids. Parce que la plupart des intellectuels, y compris en Europe, jugent cette affaire sans importance, y prêtent à peine attention ou alors applaudissent, quoi qu’il arrive. Tant que ce sont les puissants qui commettent des crimes, personne ne proteste. Sauf, parfois, l’opinion publique.

Vous avez dit à plusieurs reprises que ce sont les civils qui avaient poussé aux récentes interventions militaires ?

Chomsky : C’est compliqué. Le commandement militaire est en général réticent lorsqu’il s’agit de lancer une opération armée. De même, comme on l’a appris par la suite, ce sont les civils qui étaient partisans, au tout début, d’une intervention militaire au Vietnam. Je me souviens de ce commandant de la marine, le général David Shoup, qui, dénonçant violemment la politique américaine, disait – je reprends quasiment ses termes : «Nous ferions mieux de ne pas tremper nos sales mains pleines de dollars dans leurs affaires. »
Comme souvent, les plus va-t-en guerre étaient les civils.

Cependant l’industrie de l’armement, qui ne représente pas une mince part de l’économie américaine, y est très favorable…

Chomsky : Oui, et il y a le plan stratégique. Immédiatement après la chute du Mur de Berlin, il y a eu une redéfinition du plan stratégique. Selon les analystes, la Russie est «surarmée», alors que les pays du Sud offrent quantité de cibles potentielles. Les stratèges américains ont repensé tout le système. Ils ont maintenant des mini-bombes nucléaires, de petites bombes adaptées aux petits pays. Désormais, la position américaine est la suivante : l’arme nucléaire est la pierre angulaire de notre politique étrangère. Nous rejetons le Traité de non-prolifération (TNP). Nous ne voulons pas nous engager à ne plus avoir la possibilité de frapper les premiers, même contre des pays qui ont signé le TNP. Nous devons pouvoir frapper les premiers contre n’importe qui. À titre préventif, et pas seulement en réaction à une attaque

Bien plus, nous devons passer pour une puissance imprévisible et vindicative, afin qu’on nous craigne. Il n’est pas bon de se présenter comme trop rationnel. Il faut faire peur aux autres et s’appuyer d’abord et avant tout sur l’arme nucléaire. Nous l’utiliserons contre les pays qui n’ont pas l’arme nucléaire et qui ont signé le Traité de non-prolifération.

Dans n’importe quel pays qui chérit sa liberté, cela ferait la Une des journaux. C’est vous dire combien les gens tiennent à leur liberté. Et il ne s’agit pas là de secrets, ce sont des documents publiés.

Epilogue

En cinquante ans, à l’échelle mondiale, les inégalités se sont accrues. Croyez-vous à la notion de progrès?

Chomsky : À bien des égards, la situation s’est améliorée, et pas seulement de façon symbolique. C’est vrai dans quantité de domaines, qu’il serait trop long d’énumérer. Prenons un tout petit exemple : le Massachussets Institute of Technology (MIT) [2], puisque c’est là que je travaille. Il y a quarante ans, le recrutement du MIT était presque entièrement blanc et masculin. Aujourd’hui, il y a une très grande diversité parmi les étudiants : environ 35% d’entre eux sont issus des minorités, et 35% sont des femmes. Ça a complètement changé.

Pensez-vous que ce soit lié au principe de la «discrimination positive» [3]?

Chomsky : L’affirmative action a eu un effet extraordinaire, ce qui explique pourquoi elle concentre tant de haines. Elle a eu pour effet d’ouvrir des systèmes jusque-là fermés, d’y faire entrer des gens qui en étaient exclus. Elle a beaucoup profité aux minorités défavorisées, aux pauvres et aux institutions qui les ont accueillis.

Mais ce n’est pas vraiment venu des gens…

Chomsky : Oh que si ! La loi a été votée parce que la pression populaire était immense. Le législateur s’en attribue le mérite, mais pourquoi ne l’a-t-il pas votée vingt ans plus tôt ?
Pareil pour les Droits de l’homme. Les lois qui les protègent ont été adoptées sous la pression de l’opinion publique.

Il y a aussi des progrès dans d’autres domaines. Parmi les riches pays industrialisés, les États-Unis ont, à bien des égards, le plus mauvais système de santé publique. On y trouve des infrastructures médicales fantastiques, mais la plupart des gens n’y ont pas accès. C’est pire que dans d’autres pays, mais au moins ce système existe. Aujourd’hui, il y a une mobilisation pour le sauvegarder. Il a quarante ans, il n’y avait rien à sauvegarder.

C’est vrai aussi de la mémoire collective. Les États-Unis ont vécu des centaines d’années sans jamais se demander ce qui était arrivé aux Amérindiens ni s’ils avaient été exterminés. Ce n’est que dans les années 60 qu’on a commencé à se poser ce genre de questions. Je me souviens, en 1969, ma fille fréquentait une école située dans un quartier très progressiste. Elle était en cours moyen. Un jour, par curiosité, j’ai regardé son livre d’Histoire. Elle étudiait l’Angleterre coloniale. Je voulais voir ce qui y était dit à propos des grands massacres. Le premier grand massacre s’est produit vers 1640 ; les colons avaient attendu que les guerriers indiens s’éloignent de leur village pour y pénétrer et tuer toutes les femmes et tous les enfants. C’était présenté comme une victoire. Des enfants de dix ans étaient censés se réjouir parce que nous avions massacré des femmes et des enfants et que nous avions maintenant ce si beau pays.

Aujourd’hui, vous ne trouvez plus de tels manuels. C’est un grand progrès.

Comment percevez-vous votre rôle aujourd’hui ?

Chomsky : Je n’ai aucun rôle.

Je donne des interviews, je prononce des conférences dans des universités, des églises, des lieux publics, parfois lors de meetings en plein air, sur des sujets variés comme la linguistique, l’actualité politique et sociale, la politique intérieure, la politique étrangère ou encore la fabrication du consentement. Je m’adresse aussi aux organisations militantes de base et participe à beaucoup de leurs actions.

Comment partagez-vous votre temps, entre votre poste d’enseignant au MIT et votre activité politique ?

Chomsky : A Boston, je suis professeur à plein temps, ce qui est déjà très prenant. En plus de ça, je consacre au moins autant de temps à répondre aux demandes d’organisations militantes. Donc, je passe le plus clair de mon temps à écrire, à parler en public et à voyager. Je suis allé partout dans le pays et dans le monde. La plupart du temps, à l’invitation de groupes militants.

On pourrait dire que vous êtes militant. Aimez-vous ce terme ?

Chomsky : C’est un mot français. Ailleurs, on dirait simplement que je me sens concerné par ce qui se passe dans le monde. C’est vrai, j’ai activement participé à des actions de résistance. Cela ne veut pas dire que je suis militant, mais seulement que je suis impliqué.

Si vous deviez choisir entre la linguistique et le militantisme politique ?

Chomsky : Si le monde pouvait être mis entre parenthèses, je serais parfaitement heureux de ne m’occuper que de linguistique. C’est beaucoup plus satisfaisant sur le plan intellectuel, beaucoup plus créatif… Penser les affaires humaines, c’est important mais ce n’est pas vraiment un exercice intellectuel. Cela consiste essentiellement à démasquer les mensonges et les contre-vérités, à mettre en évidence les facteurs déterminants et à écarter ceux qui ne jouent qu’un rôle marginal, à construire une représentation rationnelle des questions par lesquelles chacun est concerné et à les soumettre à l’épreuve de la réalité.

Tout ce que je vous ai dit aujourd’hui relève de l’évidence. Ce sont des évidences pour n’importe quel lycéen, à condition de disposer des bonnes sources d’information.

Mais ce n’est pas vraiment enrichissant intellectuellement parlant. C’est simplement important.

Êtes-vous secondé ? Avez-vous des disciples ?

Chomsky : Il y a des gens qui font la même chose que moi un peu partout dans le monde, nous sommes en relation. Ainsi quand vous êtes arrivés, j’étais en train de lire sur Internet des documents que m’avaient envoyés des amis en Australie. Ils me transmettent régulièrement des articles d’analyse sur ce qui se passe dans le Pacifique et en Asie du Sud-Est, deux régions auxquelles on s’intéresse de près en Australie. Le Timor oriental et l’Indonésie, par exemple, y sont très bien couverts par les médias depuis des années.

Je suis aussi de très près la situation en Israël. Des amis m’envoient régulièrement des coupures de presse, et je fais de même.

C’est la seule façon de fonctionner pour ceux qui, comme moi, travaillent dans la marginalité. Si vous faites partie de l’establishment, vous disposez de moyens, vous avez des secrétaires, des assistants… Si ce n’est pas le cas, vous devez vous constituer vos propres réseaux, lesquels se révèlent souvent très efficaces sur le plan intellectuel et très enrichissants d’un point de vue humain.

Avez-vous des héros, des gens que vous admirez ?

Chomsky : Oui, beaucoup. Certains sont vraiment des héros, mais ils sont rarement connus du public. Parmi les personnalités connues, Bertrand Russell [4] est quelqu’un pour qui j’éprouve une grande admiration, à la fois sur le plan intellectuel et en tant que personne publique. Il est intéressant de voir à quel point lui et Einstein sont différemment perçus. Ils avaient à peu près les mêmes idées. À la fin, ils étaient très préoccupés par l’arme nucléaire. Tous deux étaient socialistes. Or Einstein est une idole et Russell pas du tout. La différence tient à ce qu’Einstein signait des pétitions, puis retournait à son bureau pour s’occuper de physique. Russell signait des pétitions et descendait dans la rue pour manifester.

Parmi les personnalités encore en vie, y en a-t-il dont vous vous sentez proche ?

Chomsky : Je me sens proche de gens dont les noms ne sont pas connus, de jeunes militants. Il serait injuste, et même trompeur, de donner des exemples. Injuste, parce que je ne pourrais en citer que quelques-uns. Trompeur, parce qu’étant inconnus, leur nom ne signifie rien. Et puis ils sont trop nombreux, si bien que citer quelques noms est simplement trompeur.

Durant les années 60, ils se sont opposés à la guerre du Vietnam de façon admirable et très courageuse. Il y a des gens comme ça dans le monde entier. La plupart des gens bien sont des gens dont le grand public ignore le nom.

Ce qui continue à vous motiver, est-ce votre croyance en l’homme ?

Chomsky : C’est plus un espoir qu’une croyance. On ne devrait pas croire en des choses qu’on ne connaît pas.

Vous faites confiance au bon sens ?

Chomsky : C’est tout ce qu’on peut faire, faire confiance. On a quelque raison de penser que les gens penchent instinctivement pour l’égalité et la liberté. Le même individu peut devenir un soldat SS ou un saint. Cela dépend des circonstances et des choix personnels.

© Noam Chomsky


Soutenez Denis Robert et les Éditons des arènes :

Achetez le livre : Deux heures de lucidité…


Notes

1. Le 8 décembre 1992, trente mille Marines américains débarquaient à Mogadiscio dans le cadre de l’opération «Rendre l’espoir» {Restore Hope). Leur mission consistait à rétablir les conditions de sécurité nécessaires à l’acheminement de l’aide humanitaire à la Somalie, pays déchiré par la guerre civile depuis 1991. Les derniers Marines américains quittèrent le sol somalien en 1994, et les derniers Casques bleus en 1995, sans que ne soit rétablie la paix en Somalie.

2. Le Massachusetts Institute of Technology est l’un des centres universitaires américains les plus prestigieux. Dès sa création en 1865, sa pédagogie insistait sur la nécessité d’associer l’enseignement et la recherche. Noam Chomsky est professeur au Département de linguistique et de philosophie.

3. L’affirmative action, que l’on traduit par «discrimination positive», «traitement préférentiel» ou encore «action positive», consiste à établir des quotas pour assurer la représentation des minorités ethniques et des femmes dans un emploi ou un poste à l’université, par exemple. Certains ont remis en cause la légitimité de l’affirmative action : la Californie en 1996 et l’État de Washington en 1998 y ont renoncé par référendum.

4. Ancien élève à Cambridge, Bertrand Russell (1872-1970), qui a consacré ses travaux à la philosophie et aux mathématiques, est l’un des philosophes anglais majeurs du XXesiècle. Son ardent pacifisme, pendant la Première Guerre mondiale, lui vaudra un premier séjour en prison. Libéré, il devient journaliste et réalise un reportage en URSS, où il rencontre Lénine, Trotski et Gorky. Son enseignement, à Pékin puis à New York, choque par son anticonformisme. Bertrand Russell deviendra une figure majeure de la lutte contre la prolifération nucléaire. Lauréat du Prix Nobel de littérature en 1950, Bertrand Russell poursuit son engagement militant, ce qui lui coûte un second emprisonnement en 1961 à la suite d’une manifestation à Whitehall.

Remerciements

Merci à Mireille Paolini, qui a suivi ce projet et en a rédigé les notes; à Barbara Cucini, qui a assuré la traduction en Italie ; merci enfin à Laurent Beccaria.


Traduit par Éditions des arènes


Retour