[1998] L’Indonésie, atout maître du jeu américain*

Trente-cinq ans de complicité…

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, juin 1998 Imprimer

De la Thaïlande à la Corée du Sud, en passant par le Japon, le séisme monétaire et financier n’a pas fini son œuvre de déstabilisation. La crise asiatique vient de faire – après des millions de travailleurs réduits au chômage – une victime de marque : le général Suharto. Président depuis plus de trente ans, il prétendait conserver le monopole d’un pouvoir assis sur les prébendes et la corruption. Mais, incapable de mettre en œuvre les réformes exigées par le Fonds monétaire international et d’empêcher l’éclatement d’une révolte populaire, il a été contraint de démissionner le 21 mai 1998. Homme du sérail, son successeur, M. Bacharuddin Jusuf Habibie, a donné des signes d’ouverture : annonce d’élections, libération de prisonniers politiques, mutations à la tête de l’armée. Toutefois, c’est un profond changement que réclame l’Indonésie, ramenée en quelques mois au statut de pays pauvre. Un bilan peu glorieux pour un régime qui s’est installé au pouvoir après un terrible bain de sang cautionné par les Etats-Unis.

Le 20 mai 1998, la secrétaire d’Etat américain, Mme Madeleine Albright, a demandé au président Suharto de démissionner pour ouvrir la voie à une « transition démocratique ». Quelques heures plus tard, le général transférait ses pouvoirs au vice-président qu’il avait lui-même désigné. Si les deux événements ne découlent pas nécessairement l’un de l’autre, ils sont significatifs de la nature des relations entre les Etats-Unis et l’Indonésie depuis près d’un demi-siècle.

Quatre mois plus tôt, une publication australienne avait rapporté la scène suivante : alors que « le directeur du Fonds monétaire international (FMI), Michel Camdessus, se dressait devant Suharto, les bras croisés, à la coloniale, Suharto signait un nouvel accord avec le FMI ». La photo illustrant « l’humiliation de Suharto » fut « diffusée dans la presse indonésienne le lendemain  (1)  ». Son symbolisme ne passa pas inaperçu.

M. Suharto a bénéficié de l’appui des Etats-Unis et des autres gouvernements occidentaux depuis qu’il a pris le pouvoir en 1965. Pour soutenir son régime et sa violence, la Maison Blanche n’a cessé de contourner les restrictions du Congrès concernant l’aide militaire et l’entraînement des forces armées. L’administration Clinton a également suspendu la surveillance des pratiques indonésiennes en matière de droit du travail. Et même félicité Djakarta d’avoir rendu ces dernières « plus conformes aux normes internationales » !

La disgrâce du général Suharto s’inscrit dans une tradition désormais familière : MM. Mobutu Sese Seko, Saddam Hussein, Ferdinand Marcos, Anastasio Somoza, la famille Duvalier. Les raisons qui expliquent le lâchage américain sont en général la désobéissance ou la perte de contrôle. Dans le cas de M. Suharto, ces deux explications ont convergé : d’abord, son refus d’obéir aux ordres du FMI imposant une nouvelle punition à la population ; ensuite, son incapacité à contenir la révolte populaire. Le dictateur avait tout simplement cessé d’être utile.

Après la seconde guerre mondiale, l’Indonésie a joué un rôle important dans les tentatives des Etats-Unis pour construire un nouvel ordre planétaire, chaque région se voyant assigner un rôle particulier. La « fonction principale » de l’Asie du Sud-Est était de procurer aux sociétés industrielles des ressources et des matières premières. L’Indonésie en constituait le morceau de choix. En 1948, George Kennan, le stratège qui « inventa » la doctrine de l’endiguement, voyait dans « le problème de l’Indonésie (…) la question la plus cruciale de ce moment précis [du] combat [américain] contre le Kremlin ».

Cette formule recouvrait en fait la volonté de lutter contre tout nationalisme indépendant, quelque soutien que Moscou lui apportât (très faible en l’espèce). Et George Kennan avertissait : une Indonésie « communiste » constituerait un foyer d’ « infection » susceptible de « s’étendre à l’Ouest » et d’atteindre toute l’Asie du Sud. On estimait alors que l’infection s’étendait par l’exemple plus que par la conquête.

Mais la « question indonésienne » persistait. En 1958, le secrétaire d’Etat américain, John Foster Dulles, informa le Conseil national de sécurité que l’Indonésie comptait au nombre des trois principales crises mondiales, les deux autres étant l’Algérie et le Proche-Orient. Très fortement soutenu par le président Eisenhower, il ajoutait que l’Union soviétique ne jouait aucun rôle dans ces crises-là. En Indonésie, le « problème » principal venait du Parti communiste (PKI), qui ne cessait d’« étendre son influence, non pas en tant que parti révolutionnaire, mais comme organisation défendant les pauvres dans le cadre du système en place » et se construisant « une base de masse dans la paysannerie  (2) ».

L’ambassade des Etats-Unis à Djakarta annonça qu’il ne serait pas possible de vaincre le PKI « en ayant recours aux moyens démocratiques ordinaires ». Il faudrait donc se résoudre à une « élimination » politique et militaire. Les chefs d’état-major des armées insistèrent pour qu’« une action soit entreprise, y compris une action ouverte destinée soit à assurer le succès des dissidents, soit la suppression des éléments communistes au sein du gouvernement Sukarno ».

Les « dissidents » dirigeaient une rébellion localisée dans les îles périphériques, là où se situaient l’essentiel des gisements pétroliers et des investissements américains. D’après deux spécialistes de l’Asie du Sud-Est, le soutien apporté au mouvement sécessionniste fut « de loin la plus importante et la plus méconnue des interventions militaires clandestines de l’administration Eisenhower  (3)  ». Quand la rébellion s’effondra – non sans avoir emporté avec elle les derniers résidus des institutions parlementaires -, les Etats-Unis eurent recours à d’autres méthodes afin d’« éliminer » la principale force politique du pays. L’objectif fut atteint lorsque, avec le soutien américain, le général Suharto prit le pouvoir en 1965. Organisés par l’armée, des massacres liquidèrent le PKI et débouchèrent sur ce qui, de l’aveu même de la CIA, serait l’« un des pires meurtres de masse du XXe siècle », comparable aux atrocités d’Hitler, de Staline et de Mao. L’étude de l’agence de renseignement américaine ajoutait même que le « coup d’Etat indonésien » représentait « certainement l’un des principaux événements du siècle  (4)  » . Environ 500 000 personnes furent tuées en quelques mois.

Atrocités et massacres en série

L’événement suscita pourtant une orgie d’euphorie. Pour décrire le « stupéfiant massacre de masse », le New York Times  (5) parla d’une « coulée de lumière en Asie » et félicita Washington d’être resté discret pour ne pas embarrasser les « modérés indonésiens » qui purifiaient leur société et s’apprêtaient à recevoir une généreuse aide américaine. L’hebdomadaire Time  (6) salua la « détermination tranquille » du général et ses procédures « scrupuleusement constitutionnelles, fondées sur le droit et pas seulement sur la force » au moment où il prenait la présidence d’un pays transformé en « bain de sang en ébullition », mais qui néanmoins constituait « la meilleure nouvelle depuis des années pour l’Occident en Asie ».

L’Indonésie retrouva les faveurs de la Banque mondiale. Les gouvernements et les sociétés occidentales se précipitèrent dans le « paradis des investisseurs », avec pour seul souci la rapacité de la famille au pouvoir. Pendant vingt ans, le président indonésien serait décrit par l’hebdomadaire britannique The Economist comme « un modéré, qui au fond est bienveillant », alors même qu’il accumulait un nombre record de meurtres et qu’il généralisait les pratiques de la terreur et de la corruption.

L’Occident salua également les performances économiques du régime. Pourtant, Clive Hamilton, spécialiste australien qui a œuvré à la modélisation de l’Indonésie, conteste les statistiques officielles, les jugeant « très inexactes ». Il explique, par exemple, que le taux de croissance annuel officiel de 7 % doit plus à la « communication » gouvernementale qu’aux calculs des économistes (7). Il y eut bien croissance économique, mais grâce aux réserves de pétrole du pays et à la révolution verte, deux choses que « même l’inefficacité massive du système de corruption ne put entièrement empêcher ». Avec ces avantages se conjuguèrent ceux de l’extraction d’autres ressources naturelles et d’une main-d’œuvre très bon marché, du fait d’un niveau d’exploitation qui impressionna les Etats-Unis. Le reste de la performance économique tient du mirage : il s’est dissipé avec la fuite des investisseurs étrangers.

L’essentiel de la dette privée indonésienne est détenu par quelques dizaines de créanciers. La fortune de la famille Suharto correspond à peu de chose près au montant du plan de sauvetage décidé par le FMI. Un tel rapprochement suggérerait une manière assez simple de résoudre la « crise financière », mais, naturellement, on en choisira une autre… Les 200 millions d’Indonésiens qui n’ont rien emprunté paieront. Et, conformément aux règles du capitalisme réellement existant, les contribuables des pays occidentaux subiront le même sort.

En 1975, l’armée indonésienne envahissait le Timor-Oriental, que ses habitants devaient récupérer après l’effondrement du colonialisme portugais (8). Les Etats-Unis et l’Australie, informés qu’une invasion se préparait, ne firent rien pour la prévenir. M. Richard Woolcott, ambassadeur australien à Djakarta, encouragea son gouvernement à suivre un cours « pragmatique » inspiré du « réalisme à la Kissinger » (alors secrétaire d’Etat dans l’administration du président américain Gerald Ford). Il expliqua en effet que l’Australie avait tout avantage à ce que les réserves pétrolières du Timor-Oriental tombent entre les mains de l’Indonésie « plutôt qu’entre celles du Portugal ou d’un Timor indépendant ».

Près de 90 % des armes des troupes du général Suharto provenaient des Etats-Unis et ne devaient servir qu’à l’autodéfense. Mais on ne se soucia guère de cette restriction qui venait d’être enfreinte. Et Washington accéléra les livraisons d’armes peu après avoir annoncé leur suspension.

Le Conseil de sécurité des Nations unies ordonna le retrait de l’Indonésie du Timor-Oriental, mais en vain. Car, comme l’expliqua dans ses Mémoires M. Daniel Patrick Moynihan, alors ambassadeur américain auprès de l’ONU, le département d’Etat lui avait donné pour instruction de rendre l’ONU « complètement inefficace, quelque initiative qu’elle entreprenne » : « Les Etats-Unis voulaient que les choses se passent comme elles se sont passées [et ils] agirent en ce sens. » M. Moynihan précise comment les choses se sont passées : en quelques mois, 60 000 Timorais furent tués, « presque la proportion de victimes soviétiques pendant la deuxième guerre mondiale ».

Pourtant la tuerie continua, atteignant son apogée en 1978 grâce à de nouvelles armes américaines livrées par l’administration Carter. Le bilan total avoisinerait 200 000 morts, proportionnellement à la population le pire massacre depuis le génocide des juifs. En 1978, les Etats-Unis n’étaient d’ailleurs plus seuls à solliciter les faveurs du régime militaire. Le Royaume-Uni et la France les avaient rejoints. Sous la présidence de M. Valéry Giscard d’Estaing, le ministre français des affaires étrangères, M. Louis de Guiringaud, se rendit ainsi à Djakarta pour promouvoir la vente d’armes de son pays. Il jugea sa visite « satisfaisante à tous les points de vue », précisant même que la France cesserait d’ « embarrasser » l’Indonésie dans les forums internationaux (9). Dans les pays occidentaux, les protestations furent extrêmement rares. Et la presse ne se soucia guère du sort de Timor.

Les atrocités s’y poursuivent, avec le concours des Etats-Unis et de leurs alliés. Mais, désormais, les manifestations de protestation se généralisent et trouvent des relais en Indonésie même, où des dissidents courageux, dont nos grands médias ne parlent jamais ou presque, pressent l’Occident de mettre ses actes en accord avec ses discours démocratiques. La fin de cette tragédie n’exige pourtant nul bombardement ou sanction : le simple refus de collaborer à l’œuvre de « pacification » indonésienne pourrait suffire.

En 1989, l’Australie a signé un traité avec Djakarta pour exploiter le pétrole de la « province indonésienne du Timor-Oriental », celle dont bien des « réalistes » prétendent qu’elle ne serait pas viable économiquement – ce qui la rendrait inapte à l’autodétermination réaffirmée par le Conseil de sécurité des Nations unies et par la Cour internationale de La Haye. Le traité est entré en vigueur peu après que l’armée indonésienne eut massacré plusieurs centaines de Timorais supplémentaires, qui commémoraient un précédent massacre. Les compagnies occidentales se sont associées à l’exploitation pétrolière de Timor, sans que cela suscite le moindre commentaire.

Et les choses continuèrent ainsi. Jusqu’au jour où le général Suharto commit ses premières erreurs…

© Noam Chomsky

(1) Inside Indonesia (Australie), avril-juin 1998, et Business Week, 1er juin 1998.

(2) In Harold Crouch, Army and Politics in Indonesia, Cornell University Press, Ithaca, 1978.

(3) Audrey et George Kahin, Subversion as Foreign Policy, New Press, New York, 1995.

(4) Central Intelligence Agency, Directorate of Intelligence, « Intelligence report column, Indonesia, 1965, the coup that backfired », Washington, 1968.

(5) The New York Times, 22 décembre 1965, 17 février 1966 et 19 juin 1966.

(6) Time, 15 juillet 1966.

(7) Australian Financial Review, 18 mars 1998.

(8) Voir Noam Chomsky, Powers and Prospects, Reflexions on Human Nature and the Social Order, chapitres 7 et 8, Pluto Press, Londres, 1996.

(9) Cf. l’article de Roland-Pierre Paringaux, Le Monde, 14 septembre 1978.


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