[2010] En mémoire d’Howard Zinn (1922-2010)

Par Noam Chomsky

Retour Resist Newsletter, février 2010 Imprimer

L’historien & militant américain Howard Zinn (“Une histoire populaire des Etats-Unis”, éd. Agone) est mort le 27 janvier 2010. Son cœur l’a lâché après une réunion publique, alors qu’il se rendait à une manifestation. Il avait 87 ans et continuait de parcourir les Etats-Unis pour battre en brèche l’histoire officielle et donner une version du point de vue des oubliés habituels des livres d’histoire. Loin des Pères Fondateurs, Howard Zinn replace au cœur de l’histoire les mouvements populaires – les luttes des indiens, des esclaves, des femmes, des ouvriers et des noirs. Un an avant son décès, lors d el’investiture d’obama, il déclarait “Sans actes de désobéissance civile, Obama ne mènera pas de politique de gauche”…

Ainsi, ce sont deux intellectuels – voix reconnues de cette Amérique contestataire et rebelle – qui ont beaucoup en commun, à commencer par le souhait de mettre l’anonyme à sa juste place : au cœur de l’histoire. L’un vient de nous quitter, l’autre a tenu à le saluer dans un texte publié il y a peu. Un hommage bienvenu : qui mieux que Noam Chomsky pour évoquer Howard Zinn ?

Howard Zinn

Il m’est difficile d’écrire ces quelques mots sur Howard Zinn, le grand activiste et historien américain s’étant éteint il y a quelques jours. Il a été un ami proche pendant 45 ans, et nos familles l’étaient aussi. Sa femme Roz, emportée par un cancer il y a peu, était également une personne merveilleuse et une grande amie. Et cela m’attriste de constater qu’une génération entière semble s’éteindre, avec la disparition de plusieurs autres amis de longue date : Edward Said, Eqbal Ahmed et d’autres, des érudits intelligents, productifs, mais aussi des militants engagés et courageux, toujours prêts à rendre service lorsqu’on avait besoin d’eux. Et on avait souvent besoin d’eux ; c’est une combinaison essentielle pour qui veut garder l’espoir d’une survie décente.

Ce sont ses propres mots qui résument le mieux l’œuvre et la vie remarquables d’Howard. Il expliquait qu’il se préoccupait avant tout des « innombrables petites actions d’inconnus  » à la base de «  ces grands moments  » qui rentrent dans les annales de l’histoire – des annales profondément trompeuses et sérieusement démoralisantes une fois arrachées à ces racines et après être passées aux filtres de la doctrine et du dogme. Sa vie a toujours été profondément liée à ses écrits, interviews et exposés innombrables. Chacune de ses interventions visait, de façon altruiste, à donner du pouvoir aux inconnus permettant « ces grands moments ». C’est ce qu’il a fait quand il était ouvrier syndiqué, comme à partir du jour – il y a 50 ans – où il est devenu enseignant à l’université Spellman d’Atlanta, en Géorgie, un campus accessible à la petite élite noire de l’époque.

Lorsqu’il a enseigné à Spellman, Howard a soutenu les étudiants à la pointe du mouvement des droits civiques, alors dans ses premiers et plus dangereux jours. Beaucoup d’entre eux ont accédé à une certaine célébrité par la suite (Alice Walker, Julian Bond et d’autres). Ils l’aimaient et le vénéraient, comme tous ceux qui le connaissaient bien. Fidèle à son habitude, lui ne s’est pas contenté de les soutenir – ce qui était déjà rare – , mais il a aussi participé directement à leurs périlleux efforts. La tâche était alors difficile : il n’y avait pas de mouvement populaire organisé, tandis que l’hostilité du gouvernement s’est longtemps manifestée. Le soutien populaire a finalement explosé, en grande partie grâce aux courageuses actions des jeunes qui faisaient des sittings devant les réfectoires, conduisaient les « bus de la liberté » et organisaient des manifestations, bravant le racisme cruel, la violence et parfois la mort. Au début des années 1960, un mouvement populaire de masse a pris forme, avec Martin Luther King dans le rôle de dirigeant : le gouvernement se devait de réagir. Pour sanction de son courage et de son honnêteté, Howard a été exclu de l’université où il enseignait. Quelques années plus tard, il a écrit l’ouvrage de référence sur le SNCC (le comité de coordination non violente étudiante), principale organisation de ces « inconnus  » dont les « innombrables petites actions » ont joué un si grand rôle dans la lame de fond ayant permis à King de jouer un rôle essentiel – comme je suis sûr qu’il aurait été le premier à le dire. Ce qui a conduit notre pays à honorer les amendements constitutionnels du siècle précédent, lesquels avaient théoriquement accordé aux anciens esclaves les droits civils élémentaires (au moins partiellement, nul besoin d’insister sur le long chemin restant à parcourir).

Sur une note plus personnelle, j’ai réellement découvert Howard lorsque nous nous sommes rendus ensemble à une manifestation en faveur des droits civiques à Jackson, dans le Mississippi – en 1964, je crois. Même à cette date tardive, la manifestation a suscité de violentes réactions de l’opinion publique (quand elle n’était pas simplement indifférente), et a vu les autorités fédérales coopérer avec les forces de sécurité régionales, parfois de manière profondément choquante.

Après avoir été exclu de l’université d’Atlanta où il enseignait, Howard est venu à Boston, où s’est déroulée le reste de sa carrière académique. Il était sans conteste le plus admiré et aimé des membres de la faculté sur le campus ; et aussi la cible de l’opposition forcenée et des petitesses de l’administration. C’est seulement des années plus tard, après sa retraite, qu’il a bénéficié d’une reconnaissance officielle comparable au respect que lui ont toujours manifesté les étudiants, le personnel, la majeure partie de la faculté et la communauté universitaire en général.

À Boston, Howard a rédigé des ouvrages qui lui ont apporté une renommée méritée. Son livre Logic of Withdrawal [1] (1967) a été le premier à exprimer clairement – et puissamment – ce que beaucoup commençaient à peine à envisager, à savoir que les États-Unis n’avaient aucune légitimité au Vietnam, même pour appeler à un règlement négocié. Ce dernier aurait permis à Washington de garder un pouvoir et un contrôle substantiel dans un pays que ses troupes avaient envahi et déjà largement détruit. Pour Howard, les États-Unis devaient adopter la solution à laquelle tout agresseur devrait se ranger : se retirer et permettre à la population de reconstruire d’une manière ou d’une autre, sur les décombres. L’honnêteté minimum consistait, selon lui, à payer des réparations massives pour les crimes – immenses en ce cas précis – commis par l’envahisseur. Ce livre, Logic of Withdrawal, a eu une grande influence sur l’opinion, bien que son message ait été, jusqu’à ce jour, difficilement compris dans les cercles éduqués de l’élite – une bonne indication de la quantité de travail restant à produire.

Il est très significatif de noter que 70 % de la population considérait, à la fin de la guerre, le conflit comme «  fondamentalement mauvais et immoral  » et non comme une « erreur  » ; un pourcentage remarquable si l’on considère que l’on pouvait alors à peine exprimer un soupçon de cette opinion dans la sphère dominante. Les écrits d’Howard – et, comme toujours, son omniprésence dans les manifestations et la résistance directe – ont été un élément fondamental pour civiliser une grande partie du pays.

À cette époque, Howard s’est aussi affirmé comme l’un activistes essentiels du mouvement contestataire. Il a été l’un des premiers signataires de l’Appel à résister à l’autorité illégitime [2], et était si proche des activités de protestation qu’il en a pratiquement été l’un des organisateurs. Il a également participé à la mise en place de “sanctuaires pour réfugiés” [3], actions qui ont galvanisé de manière remarquable le mouvement de protestation contre la guerre. Quel que soit le besoin – discours, participation à la désobéissance civile, soutien aux résistants, témoignage aux procès – Howard était toujours là.

Son chef d’œuvre intemporel, Une Histoire populaire des États-Unis, s’est révélé encore plus influent – sur le long terme – que ses écrits et son engagement contre la guerre ; l’ouvrage a littéralement transformé la conscience d’une génération. Dans ce livre lucide, élargissant son champ de réflexion, Howard a soigneusement développé un message fondamental sur le rôle crucial de ces inconnus qui font progresser la paix et la justice. Il s’y est également penché sur les victimes d’un pouvoir qui crée ses propres versions de l’histoire et cherche à l’imposer. Plus tard, ses « Voix » issues de l’Histoire Populaire [4], adaptées avec succès à la télévision et au théâtre, ont transmis à un public nombreux les mots exacts de ces gens oubliés et ignorés ayant joué un rôle essentiel dans la création d’un monde meilleur.

Personne n’est parvenu mieux qu’Howard à peindre les actions et les voix de ces gens inconnus. En les faisant émerger des profondeurs où elles avaient été consignés, il a suscité de larges recherches historiques centrées sur les périodes critiques de l’histoire américaine, et même dans d’autres pays ; un développement salutaire. Ce n’est pas tout à fait nouveau – il y a eu des enquêtes érudites sur des sujets particuliers par le passé – , mais rien de comparable à cette évocation ambitieuse et incisive de l’ « histoire par en bas » d’Howard, laquelle a permis de compenser des omissions fondamentales dans l’interprétation et la transmission de l’histoire américaine.

Le dévouement d’Howard n’a jamais failli, même dans ses dernières années, quand il souffrait de graves infirmités et qu’il a dû faire face à une douloureuse disparition. De cela, il ne laissait rien transparaître quand on le rencontrait ou qu’on l’écoutait, infatigable, parler à des audiences captivées, aux quatre coins du pays. Partout où se déroulait un combat pour la paix et la justice, Howard était là, en première ligne, faisant preuve d’un enthousiasme indéfectible, d’une intégrité exemplaire, d’une sobre pudeur, d’éloquence et d’intuition, lançant des piques humoristiques à ses adversaire et prônant inlassablement la non-violence. Il est finalement difficile d’imaginer le nombre de jeunes gens dont les vies ont été bouleversées – et avec quelle intensité ! – par ses réalisations, dans son travail comme dans sa vie.

Il y a des lieux où la vie et le travail d’Howard ont une résonance toute particulière. L’un d’eux, qui devrait être mieux connu, est la Turquie. Je n’ai pas d’exemple d’autres pays où des écrivains, artistes, journalistes, universitaires et intellectuels majeurs ont autant multiplié les preuves de courage et d’intégrité dans leur description des crimes de l’État, ont pareillement adopté la désobéissance civile pour tenter de mettre fin à l’oppression et à la violence, ont risqué – et parfois enduré – une telle répression, avant de retourner à leur tâche. Ce sont des démarches admirables, uniques à ma connaissances, dont ce pays devrait être fier. Un combat qui devrait servir d’exemple, de même que la vie et l’œuvre d’Howard Zinn forment un modèle inoubliable, un modèle qui laissera – à n’en pas douter – une marque permanente sur notre façon de comprendre l’histoire et de mener une existence honorable et digne.

© Noam Chomsky


[1] Logique du désengagement.

[2] Publié en 1967, il a recueilli plus de 20 000 signatures.

[3] Concernant ces “sanctuaires pour réfugiés politiques”, les deux traducteurs professent conjointement une hésitation. Le terme original est sanctuary actions et fait référence à un type d’action précise qui nous est resté hermétique. Toute suggestion est ici (comme sur le reste du texte, d’ailleurs) bienvenue.

[4] Référence au livre qu’Howard Zinn a réalisé avec Anthony Arnove : Voices of a people’s history of the United State, un recueil de discours et écrits de centaines de personnalités telles que Martin Luther King Jr., Sacco and Vanzetti, Patti Smith, Bruce Springsteen, Mark Twain, Malcolm X…, ainsi que de personnages moins connus. A priori inédit en français


Traduit pour Article11.info


Pour en savoir plus sur Howard Zinn
:

L’hommage de Article11.info

Son interview sur Obama en janvier 2009 par Radio Grenouille, traduction Ambre Ivol

et bien entendu, sa page Wikipedia


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