Noam Chomsky interviewé par Denis Robert & Weronika Zarachowicz
Extrait de deux chapitres du livre Deux heures de lucidité, éd. Les arènes
Deux heures de lucidité (France) , 2001
Les médias
Selon vous, Internet est-il un instrument de libération ou de propagande?
Noam Chomsky : L’un et l’autre. Internet, qui fait actuellement l’objet d’une grande bataille, est une invention développée sur des fonds publics qui est passée dans le secteur privé en 1995. Depuis, le public s’efforce de préserver sa liberté.
Quand il relevait du Pentagone et de la National Science Foundation, Internet n’était soumis à aucune contrainte. Dès qu’il est passé dans le secteur privé, les entreprises ont cherché à contrôler l’accès du grand public à cet outil.
Internet est extrêmement précieux pour se tenir informé en dehors du système. Si vous voulez des informations sur les traités de commerce, ce n’est pas dans les journaux que vous allez les trouver mais sur Internet. En fait, il s’est révélé un instrument crucial dans la lutte contre l’Accord multilatéral sur l’investissement. Même chose pour le Timor oriental : c’est grâce à Internet que des organisations ont pu se mobiliser. Le mouvement démocratique qui a fini par renverser Suharto en Indonésie s’en est servi avec succès pour échapper à la surveillance des autorités. On pourrait citer bien d’autres actions de pédagogie et de mobilisation qui n’auraient pas abouti ou n’auraient pas existé si elles n’avaient disposé que de moyens conventionnels.
Mais Internet, c’est aussi un immense supermarché. Les grandes entreprises veulent en faire un instrument de marketing, un instrument pour renforcer la marginalisation des individus. Tout dépendra de la façon dont les gens réagiront.
Comment vous informez-vous : par les journaux, la télévision, la radio, Internet… ? Quel est votre rapport personnel à l’information ?
Chomsky : Personnellement, je n’utilise pas tellement Internet, parce que je suis déjà submergé d’informations. Mais si je cherche quelque chose de précis, j’y ai recours.
J’ai des réseaux d’associés. Beaucoup de mes amis sont des accros d’Internet. Ainsi, pour savoir quelle avait été la couverture médiatique du dixième anniversaire de l’assassinat des intellectuels latino-américains, je me suis adressé à un ami qui passe beaucoup de temps à surfer et pour qui Internet est un outil de recherche. Nous avons des accords de coopération, si bien que d’une certaine façon j’utilise Internet.
Et, bien sûr, je lis les journaux.
Lesquels ?
Chomsky : Toute la presse nationale, beaucoup de journaux internationaux, la presse économique…
Et la radio ?
Chomsky : J’essaie de capter BBC World Service.
Regardez-vous la télévision ?
Chomsky : Non. C’est la plupart du temps sans intérêt, et on n’y trouve guère d’information.
Vous n’avez pas remarqué d’évolution dans la présentation du journal sur CNN, au fil des ans ?
Chomsky : Je regarde vaguement CNN quand je suis en voyage. Mon sentiment est que ce sont des nouvelles pour hommes d’affaires en déplacement.
Il se passe des choses intéressantes à l’intérieur des chaînes de télévision ; je le sais par des amis qui sont à l’intérieur du système. Par exemple, l’un de mes vieux amis qui était alors depuis de longues années correspondant d’ABC, l’une des trois grandes chaînes américaines de télé, m’a beaucoup éclairé sur le bombardement de la Libye [1], un autre de ces événements que les médias ont fait semblant de ne pas comprendre. C’est le premier bombardement de l’Histoire à avoir été programmé pour coïncider avec l’heure de plus grande écoute à la télévision. Il a été programmé pour 19 heures précises (Eastern Standard Time), lorsque les trois grandes chaînes américaines diffusent leur journal télévisé national. Et ce n’était pas si simple à organiser. La France n’ayant pas autorisé le survol de son territoire, les avions ont dû partir de Londres, traverser la Méditerranée et frapper Tripoli au moment prévu. Comment se fait-il que toutes les chaînes de télé se trouvaient déjà sur place ? Elles n’ont pas de bureaux à Tripoli !
Cet ami m’a donc appelé de Tripoli pour me dire qu’ils étaient tous en train d’attendre qu’il soit deux heures du matin, heure locale, parce qu’on les avait prévenus qu’il allait y avoir un gros événement. Et que tous devaient feindre la surprise. Les journalistes en studio à New York devaient faire semblant d’apprendre la nouvelle. Tout était arrangé pour que, pendant les vingt premières minutes, on ne voie que de palpitantes images d’action, des bombes qui tombent, etc. Puis l’antenne a été donnée à Washington, où pendant quarante minutes chacun y est allé de son explication. Bref, une heure de pure – et très bien faite – propagande.
Personne n’a fait la moindre remarque à ce sujet. C’était un exemple pur et simple de soumission des médias à la violence de l’État, sans que personne ne s’en offusque. Mon ami ne l’a pas supporté. Il a refusé de filmer ce qu’on voulait qu’il filme. Il est allé dans les hôpitaux et a fait un reportage sur les victimes. Il a réussi à le faire passer, mais c’était contrevenir aux règles du jeu et sa chaîne n’a pas du tout apprécié.
Diriez-vous que la télévision privée est pire que la télévision publique?
Chomsky : Aux États-unis, sur certains plans elle est sans doute meilleure. Certaines chaînes offrent plus de diversité. Ainsi pendant la guerre des Balkans, des gens comme moi ont pu s’exprimer sur des chaînes commerciales. Aux États-Unis, la télévision publique est très marginale, et presque entièrement inféodée à l’idéologie libérale (au sens américain du terme). C’est moins vrai dans d’autres pays.
En France, par exemple, la plus grosse chaîne de télévision, TF1, appartient à un groupe de travaux publics : Bouygues. En face, il y a Canal Plus, qui appartient au groupe Vivendi…
Chomsky : La télévision et la radio américaines sont très différentes de leurs homologues dans le reste du monde.
Au début, dans les années 20, la radio était essentiellement publique, presque partout dans le monde. Aux États-Unis, après une grande bataille qui a duré des années, la radio est devenue privée. Ainsi en 1934, presque toutes les stations de radio étaient passées au privé. Quelques-unes étaient tenues par des Églises, des universités ou des associations, mais elles étaient très petites. Donc, quand la télévision est née, la question ne s’est même pas posée, elle est aussitôt devenue privée.
La télévision publique a été autorisée dans les années 60, principalement pour cette raison : la télévision étant entièrement aux mains du privé, le Congrès l’a obligée à remplir certaines missions de service public, à réserver un petit temps d’antenne à des questions d’intérêt collectif. Pour les chaînes privées, c’était une corvée. Elles ont donc été ravies quand la télévision publique est arrivée : «À elle de s’occuper des questions d’intérêt collectif, à nous les contenus que l’on peut vendre aux annonceurs publicitaires ! »
La radio et la télévision publiques aux États-Unis n’ont donc rien à voir avec leurs équivalents en Europe, au Canada ou ailleurs ?
Chomsky : Tout à fait. Elles occupent une place marginale, et sont aujourd’hui, pour la plupart, commerciales. Aux États-Unis, la télévision publique ne diffuse pas de publicité mais chaque émission commence par : «Nous sommes parrainés par telle ou telle entreprise. »
Vous avez dit un jour que les médias européens étaient plus libres que leurs homologues américains, qu’ils étaient moins sous influence.
Chomsky : Ils sont plus diversifiés.
Mais il est curieux comme on étudie peu les médias dans le monde. La plupart des études sont faites aux États-Unis.
En Hollande, un étudiant a fait sa thèse en prenant comme grille d’analyse le modèle que Edward Herman et moi avions développé dans Manufacturing Consent afin de comparer la façon dont les médias américains avaient couvert les élections au Nicaragua et au Salvador qui se déroulaient toutes deux en 1984 [2]. La principale question posée était : « Ont-ils dans les deux cas utilisé les mêmes critères, ou bien en ont-ils changé pour plaire aux autorités et dire, par exemple, que le Nicaragua avait “tout faux” et le Salvador, “tout bon” ? [3]»
C’était juste une façon de mesurer leur objectivité. Il a fait la même chose pour quatorze journaux européens. Le plus honnête était le Guardian britannique. Puis venaient les journaux de droite. La presse de droite allemande était raisonnablement objective. Tout en bas de l’échelle figurait un quotidien français qui se livrait à de la pure propagande reaganienne : Libération.
Le journalisme américain a la réputation d’être le meilleur du monde…
Chomsky : À certains égards, c’est vrai. Si je ne devais lire qu’un seul journal, ce serait The International Herald Tribune.
L’affaire du Watergate a-t-elle changé quelque chose ?
Chomsky : Le Watergate a été une illustration de la haine que la presse et les élites nourrissent à l’égard de la démocratie.
Deux événements se sont produits en même temps. Le premier a été la révélation publique du Watergate. De quoi s’agissait-il, au fond ? D’une affaire d’une affligeante banalité. Pour une raison qu’on ignore, quelques individus commandités par le Comité national républicain s’étaient introduits au siège du Parti démocrate et y avaient subtilisé des dossiers. À cette occasion, on apprit que Richard Nixon tenait une liste noire sur laquelle il inscrivait les noms de ceux qu’il tenait pour ses ennemis. J’en faisais partie. Rien n’est jamais arrivé aux personnes figurant sur cette liste. Je suis bien placé pour le savoir. C’était une farce.
Au même moment, un autre événement s’est produit, non pas dans la presse mais devant les tribunaux : l’examen par les juges d’un programme de contre-espionnage conduit, sous le nom de CoIntelPro (Counterlntelligence Program), par le gouvernement fédéral et sa police politique, le FBI, sous quatre présidents successifs – Eisenhower, Kennedy, Johnson et Nixon. Au départ, il s’agissait de briser le Parti communiste. Puis sa mission s’est étendue à toutes les organisations dissidentes : celles des femmes, des pacifistes, des Noirs, etc.
Ils ne se contentaient pas de voler des dossiers au siège d’un parti politique. Ils débarquaient et brisaient des partis politiques, comme, par exemple, le Socialist Workers Party, un parti trotskiste. À elle seule, l’attaque contre le SWP – un minuscule aspect de CoIntelPro – a été bien plus grave que le Watergate. Le SWP a une influence politique tout à fait marginale ; cependant, c’est un parti légal qui, du moins au regard de la loi, jouit exactement des mêmes droits que le Parti démocrate.
Des assassinats ont par ailleurs été commis. Un militant noir de Chicago a été abattu par la police de la ville, avec l’aide directe du FBI, dans le cadre de ce programme. Il a été assassiné dans son lit, probablement drogué, le FBI n’ayant pas réussi à convaincre un chef de gang de se charger de cette besogne. CoIntelPro était infiniment plus grave que le Watergate. Or, personne n’en a jamais entendu parler. En revanche, le Watergate fait figure de plus grand événement du siècle.
Pourquoi cette différence ?
Chomsky : Parce que dans l’affaire du Watergate, les cibles étaient des puissants. Les gens se moquaient de savoir que j’étais sur la liste noire. En revanche, il ne leur était pas du tout indifférent d’apprendre que le PDG d’IBM, ou encore l’ancien conseiller à la Sécurité nationale sous Kennedy et Johnson, s y trouvait aussi. On ne critique pas les puissants. Si vous vous en prenez à eux, ils contre-attaquent et vous anéantissent. Nixon a été broyé — en fait, j’étais de son côté – parce qu’il avait osé agacer des gens puissants.
Pourtant, l’autre affaire avait de quoi inquiéter. Un Président se permettait d’utiliser la police nationale pour se livrer à une activité criminelle pouvant aller jusqu’au meurtre. Mais de cela, tout le monde se fiche. J’ai écrit un article là-dessus à l’époque, dans The New York Review of Books. Il est passé inaperçu. J’ai écrit plus d’une dizaine de fois à ce sujet, en vain.
Le Watergate a montré que la presse et les intellectuels ont pour principe de ne pas critiquer le pouvoir. Vous pouvez assassiner des pauvres Noirs, mais pas critiquer ceux qui détiennent le pouvoir.
Telle est l’explication immédiate qui devrait venir à l’esprit de ceux qui ne se laissent pas subjuguer par l’idéologie dominante. Il est difficile d’en imaginer une autre, aussi plausible.
Tant qu’il reste petit et marginal, vous pouvez envoyer la police nationale détruire un parti politique légal, mais ne vous avisez pas d’importuner un parti qui représente la moitié du pouvoir dans le pays. Telles sont les leçons du Watergate, qui passe pour l’un des plus grands exploits de la presse américaine, alors que c’est en fait Tune de ses plus grandes faillites.
Dans Manufacturing Consent, vous dites que les discours médiatiques renferment des présupposés, et que s’ils sont décryptés ils se retrouvent mis à nu et s’effondrent. Vous dites également que ces discours renferment des secrets cachés…
Chomsky : Oui, c’est un point très important.
Quand le débat aux États-Unis et en Occident porte sur la question de savoir si les États-Unis avaient tort ou raison de défendre le Sud-Vietnam, on part du présupposé que les États-Unis défendaient le Sud-Vietnam. Mais quand on demande si les Russes avaient tort ou raison de défendre l’Afghanistan, tout le monde se rend compte que la question est mal posée. Ils ne le défendaient pas, ils l’attaquaient.
Les États-Unis aussi étaient en position d’agresseur, mais il était interdit de poser la question en ces termes. La seule chose dont on pouvait discuter était de savoir s’il était juste ou injuste de défendre le Sud-Vietnam contre ses propres citoyens. Pendant quarante ans, j’ai étudié la presse américaine pour voir si, une seule fois, elle dirait que Kennedy a attaqué le Sud-Vietnam.
C’est pourtant bien ce qu’il a fait lorsqu’il a envoyé l’armée de l’air américaine bombarder des villages sud-vietnamiens, lorsqu’il a lancé des programmes de destruction des récoltes, lorsqu’il a autorisé l’utilisation du napalm, lorsqu’il a obligé des dizaines de milliers de paysans à se regrouper dans des camps de concentration (qualifiés de «hameaux stratégiques >> pour soi-disant les «défendre» contre la guérilla – une guérilla qui avait en fait leur soutien, comme le reconnaissait Washington -, etc. Rappelez-vous qu’à l’époque, le Nord-Vietnam était encore peu impliqué, sans parler du fait que les Vietnamiens étaient chez eux. Tout cela est bien documenté dans les archives officielles, dans des enquêtes détaillées par zones effectuées par des experts, pour le compte de l’armée américaine — des experts qui approuvaient les objectifs de l’effort de guerre américain —, et dans d’autres sources. Mais qu’importe. Les États-Unis «défendaient» le Sud-Vietnam. Nous pouvons nous demander si cette «défense» était juste et légitime, mais pas si l’attaque était juste et légitime.
C’est incroyable mais vrai.
Il y a eu peu d’études sur la perception de la guerre du Vietnam par le grand public, mais les résultats en sont passionnants. J’ai déjà mentionné le fait qu’une grande majorité, depuis 30 ans, considère la guerre comme «fondamentalement mauvaise et immorale», et non comme une «erreur». Cette position n’est quasiment jamais exprimée dans les débats publics. La perception des conséquences de la guerre est également intéressante. Lorsqu’on demande aux Américains combien de Vietnamiens sont morts, la réponse moyenne est 100 000 morts [4 : 2 à 3 millions de Vietnamiens sont morts durant le conflit]. Si les Allemands pensaient aujourd’hui que 300 000 Juifs ont été tués pendant l’Holocauste, on pourrait se dire qu’il y a un problème en Allemagne et on se poserait des questions sur la nature du système de propagande – pour dire les choses gentiment.
Mais lorsqu’il s’agit des États-unis et du Vietnam, cela ne suscite ni intérêt ni inquiétude.
Quand on regarde le présentateur d’un journal télévisé, on a l’impression qu’il ne nous parle pas mais qu’il s’adresse d’abord à son patron…
Chomsky : Sans oublier qu’avant tout, le journaliste parle à son prompteur! Un animateur de télé passe d’abord chez un coiffeur qui veille à ce qu’il n’ait pas une mèche de travers, qui vérifie que la peau de son visage n’est pas luisante, que sa cravate est bien droite, qu’il a le bon look… Et puis il y a un prompteur, généralement commandé par une jeune femme qui pense pour lui. Arrive la question qu’il est censé poser, et comme c’est un comédien, il la prononce comme s’il venait de l’inventer.
Avez-vous déjà parlé à un prompteur ?
Chomsky : C’est une expérience très bizarre. Un jour, j’ai été invité à faire une intervention d’une demi-heure sur une chaîne britannique qui diffuse des programmes éducatifs. Ils ont voulu que je l’écrive à l’avance, pour me la resservir au prompteur. Vous êtes là, dans l’obscurité du studio, et vous devez lire comme si vous étiez en face d’un public qui vous regarde, comme si vous lui parliez.
Difficile de ne pas éclater de rire quand, de temps en temps, vous vous apercevez que vos propres mots ont été mal orthographiés. Heureusement, j’ai réussi à garder mon sérieux! Après cela, j’ai eu l’occasion de bavarder avec les techniciens, et je leur ai demandé comment font les hommes politiques et tous les autres. Il m’ont dit que lorsque Reagan passait à la télé, il y avait douze prompteurs, de sorte qu’il pouvait regarder dans toutes les directions, comme s’il était réellement en présence d’un auditoire. C’est un acteur, alors c’est facile. Mais en réalité, il se contentait de lire un texte qu’on avait écrit pour lui et que, probablement, il ne comprenait même pas.
Pourquoi l’avez-vous fait ?
Chomsky : Parce que je suis bien élevé. J’ai fait ce qu’on m’a demandé.
Mais sur le réseau des radios publiques américaines (NPR), c’est encore pire. Leurs émissions d’information sont animées par des intellectuels libéraux (au sens américain du terme) qui s’adressent à d’autres intellectuels. Néanmoins, sous la pression publique, ils ont dû accepter la présence de quelques dissidents.
Pendant la guerre du Vietnam, par exemple, j’ai été très présent dans la région de Boston en tant qu’intervenant, organisateur, militant de plume, opposant, résistant… C’était connu. À cette époque, j’ai eu de bons contacts avec la presse écrite, et j’ai plusieurs fois été interviewé par des chaînes de télévision commerciales. La fierté de NPR est WGBH Cambridge Mass, sa vitrine intellectuelle. On m’y a invité une fois, pour quelques minutes : ça a été une interview très dure, très hostile – je revenais d’une visite de deux semaines dans les zones de combat en Indochine.
Pendant la guerre du Golfe, ils ont été soumis à de telles pressions que, finalement, ils ont accepté que je m’exprime. Ils m’ont demandé d’envoyer mon texte pour le lire. Puis ils m’ont demandé de le pré-enregistrer, afin que je ne puisse pas le changer au dernier moment. Mais ce n’est pas tout : mon intervention devait durer exactement deux minutes et demie. La première fois que je l’ai lue, elle faisait deux minutes et trente-six secondes. J’ai dû la relire un peu plus vite, mais bien sûr ils se sont empressés de vérifier que je n’avais pas ajouté un seul mot à ce que j’avais écrit. Et c’est une station de radio qui se dit libre.
Vous acceptez d’aller dans des émissions de télé, même si votre pensée est formatée?
Chomsky : C’est un procédé bien rodé qu’utilisent les médias les plus sophistiqués. Ils ont même un nom pour ça : la concision. C’est un terme technique qui vient de la publicité. Être concis, c’est dire trois phrases entre deux annonces publicitaires. C’est un très bon truc pour contrôler la pensée.
Quand on vous donne l’occasion de dire trois phrases entre deux annonces publicitaires, vous avez le choix : soit vous vous contentez de répéter un slogan auquel tout le monde est censé adhérer, soit vous dites ce que vous pensez et on vous prend pour un fou. Parce que vous n’avez pas le temps d’apporter la moindre preuve, d’étayer vos affirmations.
Supposez qu’on vous invite dans une émission sur le terrorisme. Vous pouvez dire que Kadhafi est un terroriste. Cela prend une minute. Pas besoin de produire des preuves. Mais supposez que vous disiez : « Bill Clinton est un terroriste. » Les gens voudront savoir ce que vous voulez dire par là, car ce sera la première fois qu’ils entendront une chose pareille. Mais on ne vous laissera pas vous expliquer. Donc, ou bien vous passez pour un fou, ou bien vous ne dites que des lieux communs.
Comment définiriez-vous le statut de l’information dans la société actuelle?
Chomsky : Information n’est pas le bon mot; la plupart du temps, il serait plus juste de parler de désinformation.
C’est une affaire complexe. Une contrainte institutionnelle fondamentale pèse sur les médias, puisqu’ils vivent de la publicité. Sur le plan institutionnel, ce sont des entreprises privées qui vendent des parts d’audience à d’autres entreprises privées. Bien entendu, elles sont soumises au pouvoir étatique, lui-même étroitement lié aux intérêts privés. À l’intérieur de ce cadre, elles font des choses. Ainsi, il y a beaucoup de gens intègres sur le plan professionnel, qui s’efforcent de faire honnêtement leur boulot.
Par exemple, dans la presse économique, le Wall Street Journal se divise en deux parties. Une partie «commentaires», et une partie «informations» qui est peut-être la meilleure du monde. Ce journal doit brosser un tableau relativement objectif de la réalité, parce que c’est sur cette base qu’on fait de l’argent. On y trouve donc des articles bien étayés, et souvent très critiques. Les articles d’opinion et les éditoriaux sont du niveau bande dessinée, mais l’information y est excellente.
Que pensez-vous de la course à l’instantanéité qui caractérise l’information aujourd’hui ?
Chomsky : Que l’information vous arrive sur le champ ou un jour plus tard ne change rien.
La rapidité de la communication a-t-elle pour objectif de tuer la mémoire et d’étouffer l’esprit critique ?
Chomsky : Cet effet découle de sa superficialité, pas de sa rapidité. Que vous lisiez une nouvelle un mois plus tard ne change rien, vous la comprendrez de la même façon.
Mais une nouvelle efface l’autre…
Chomsky : Certes, mais même si vous la lisez avec une semaine de retard, elle est remplacée par d’autres.
La rapidité donne l’illusion de vivre au cœur des événements, mais cela signifie seulement qu’on est soumis à une propagande encore plus intense. Quant c’est instantané et palpitant, on se laisse entraîner par le flot des évènements.
Selon moi, c’est l’absence de profondeur et la superficialité, non la rapidité, qui affectent la perception du présent. Mais tout est fait pour effacer la mémoire.
En 1999, on a commémoré le dixième anniversaire de la chute du Mur de Berlin. C’est un événement qui a eu de multiples répercussions. De certaines, on ne parle quasiment pas. Par exemple, le fait que cet événement a été un désastre pour les pays du tiers-monde. Même les plus anticommunistes dans le tiers-monde considèrent la chute du Mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique comme un grave problème. Cela signifie que l’Occident n’a plus besoin de tenir compte des intérêts du tiers-monde et peut traiter ces pays encore plus durement. Ce problème concerne l’écrasante majorité de la population mondiale. Mais tous les discours sur la chute du Mur de Berlin ne s’intéressent qu’à une chose : ses répercussions sur l’Europe. Ce qui ne touche pas les riches et les puissants n’existe pas. On peut parler ici de destruction de la mémoire.
N’avez-vous jamais caressé l’idée de lancer un journal?
Chomsky : Vous savez ce qu’il faut comme moyens pour lancer un journal ?
Sur Internet, cela coûte moins cher…
Chomsky : En fait, cela existe déjà sur Internet. Il y a des pages Web, des commentaires, des analyses, des forum de discussion. J’ai déjà participé à l’un d’entre eux, Znet. II ne s’agit pas vraiment d’un journal, mais plutôt d’analyses en ligne, avec des commentaires et des forum de discussion.
C’est un phénomène intéressant, mais le problème c’est de savoir qu’ils existent. Il n’y a que quelques portails d’accès à Internet, et s’ils sont contrôlés par des entreprises commerciales, il est très difficile de trouver ces sites. En fait, avec un peu d’effort on y parvient, mais cela deviendra certainement de plus en plus difficile avec la commercialisation croissante d’Internet.
Internet est une affaire compliquée. Il peut aussi être un instrument d’aliénation, surtout chez les jeunes. Je vois des étudiants qui ne fréquentent quasiment personne. La tentation est grande d’éviter les contacts directs avec les autres au profit de rapports abstraits et virtuels. C’est évidemment moins risqué psychologiquement de parler à un ami qui se trouve à 4 000 kilomètres – et qui, peut-être, se fait passer pour quelqu’un d’autre — que de rencontrer quelqu’un en chair et en os et de lui parler face à face. On m’a raconté que des adolescents s’enferment dans leur chambre et mènent une vie sociale imaginaire avec des amis virtuels.
Il semble étonnant que vous, qui êtes l’un des plus grands chercheurs du siècle en linguistique, n’ayez jamais essayé d’appliquer vos théories linguistiques aux médias. C’est comme s’il y avait un trait hermétique entre votre travail de linguiste et celui d’observateur politique.
Chomsky : Mes observations politiques sont des banalités. Il n’y a pas besoin de la linguistique pour les comprendre. Il n’y a rien dans les médias, politiquement et idéologiquement, que le simple bon sens ne puisse saisir. Vous pouvez l’envelopper d’un jargon et de longues phrases alambiquées pour lui donner l’allure d’une théorie, mais ce n’est que du bluff. Tout un chacun peut y accéder. Les intellectuels ont tendance à prétendre le contraire. Et c’est tout à fait dans leur intérêt que les gens le croient. Si vous savez parler de façon compliquée, en utilisant des mots difficiles, vous faites partie des privilégiés. On vous invite à des congrès, on vous entoure d’honneurs, mais vos discours ont-ils un contenu? Là est la question. Voyons plutôt si on ne pourrait pas dire la même chose avec des mots simples. Et c’est presque toujours possible.
Mais dans votre discipline, la linguistique, vous tenez un discours très technique.
Chomsky : C’est propre à la science. On ne peut la comprendre sans une certaine quantité de travail.
La linguistique a-t-elle des applications pour les affaires humaines ?
Chomsky : C’est peu probable. Nous avons surtout une connaissance pratique des affaires humaines. Dans d’autres domaines, nous avons une connaissance théorique mais elle est n’est quasiment pas applicable aux problèmes, difficiles et souvent déconcertants, de notre vie quotidienne.
Même en physique, où l’on atteint un niveau de connaissance beaucoup plus profond, ce n’est que depuis très peu de temps que les physiciens ont quelque chose de pertinent à dire aux ingénieurs. De même, jusqu’à il y a une cinquantaine d’années, la recherche scientifique n’avait pas grand-chose à apporter à la médecine.
© Noam Chomsky
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Notes
l.Le 16 avril 1986, Reagan ordonnait un raid aérien sur Tripoli en représailles contre le rôle qu’aurait joué la Libye dans un attentat ayant visé une discothèque de Berlin-Ouest fréquentée par des soldats américains. Les bombardiers de l’aviation américaine décollèrent d’une base britannique, mais la France leur refusa le survol de son territoire, contrariant ainsi la trajectoire prévue.
2. Lorsque, en février 1984, le gouvernement sandiniste annonce la tenue d’élections au Nicaragua, le Département d’État américain réagit en déclarant que «les élections ne seront pas honnêtes». Après avoir annoncé leur participation, la Coordination démocratique nicaraguayenne (CDN, opposition) et son dirigeant, Arturo Cruz, boycottent le scrutin du 4 novembre, à la demande de Washington, pour en délégitimer les résultats. Au Salvador, alors que l’armée et les escadrons de la mort ont fait, en 1983, près de 6 000 victimes parmi la population civile, la CIA investit 2,1 millions de dollars dans la campagne du démocrate-chrétien Napoléon Duarte (qui sera élu le 6 mai 1984), apportant sa caution à un régime «démocratique» dans lequel, en réalité, les militaires sont les véritables détenteurs du pouvoir.
3. Lex Rietman, Over objectiviteity betonrot en depijlers van de démocratie : De Westeuropesepers en het nieuws over Midden-Amerika, Instituut voor massa-communicatie, Universiteit Nijmegen, 1988. Cette thèse est évoquée par Noam Chomsky dans le chapitre 5 de son livre Deterring Democracy, Verso, 1991.
4. Deux à trois millions de Vietnamiens sont morts durant le conflit.
Traduit par Éditions des arènes