[1999] Deux heures de lucidité (6/9) – L’économie invisible

Noam Chomsky interviewé par Denis Robert & Weronika Zarachowicz

Extrait de deux chapitres du livre Deux heures de lucidité, éd. Les arènes

Retour Deux heures de lucidité (France) , 2001 Imprimer

L’économie invisible

À côté de l’économie officielle, il y a l’argent de la mafia, de la drogue et de la corruption. On a le sentiment que cette économie invisible a pris le pas sur l’économie visible…

Noam Chomsky : C’est vrai, mais seulement en partie. Dans son dernier livre, Susan Strange, une économiste britannique, montre que la corruption et l’argent de la drogue occupent une place probablement réduite comparée à une autre forme de corruption, à savoir toutes les techniques utilisées par les multinationales pour échapper aux impôts [1]. Par exemple, si une entreprise a son siège social dans les îles Vierges britanniques, cela ne s’appelle pas de la corruption. Une multinationale peut décider du pays où elle rapatrie ses profits : cela s’appelle l’optimisation fiscale. Elle s’arrange administrativement pour payer ses charges dans le pays où les impôts sont les plus faibles. C’est de la corruption, mais légale.

Et il est probable qu’elle pèse d’un poids bien plus considérable que la corruption illégale…

Chomsky : La corruption légale est un sujet d’enquête intéressant, mais peu de personnes s’y lancent parce qu’elle remonte jusqu’au cœur du pouvoir. On estime qu’environ 50 % de l’argent de la drogue transite par des banques américaines. Autrement dit, les banques américaines blanchissent la moitié de l’argent du narcotrafic. Il existe des moyens d’y mettre un terme, et le fait est qu’on a essayé, au début des années 80.

Aux États-Unis, une grosse somme de dollars déposée dans une banque doit faire l’objet d’une déclaration auprès des autorités fédérales. Si bien qu’il en reste une trace écrite. Vers 1980, les procureurs fédéraux de Miami se sont aperçus qu’il y avait un afflux d’argent dans les banques de la ville. Ils ont lancé une opération «greenback» (billet de banque), une enquête criminelle visant à détecter les banques qui faisaient transiter de l’argent illégalement. Promu «tsar de la drogue» sous l’administration Reagan, George Bush a rapidement mis fin à cette opération [2].

L’information a été publiée par au moins un reporter bien connu, Jefferson Morley, mais les hommes politiques ne vont pas se dresser contre les banques.

À quoi ressemble la mafia aujourd’hui ?

Chomsky : La mafia est devenue obsolète aux États-Unis. Les criminels sont pour la plupart des hommes d’affaires ordinaires. Et les vieux chefs de la mafia sont peu à peu mis hors circuit par la justice. La société obéissant à des règles plus strictes, plus rationnelles, la mafia se calque sur le monde de l’entreprise.

Et plus encore sur celui des multinationales, puisqu’il n’y a plus de frontières au système mafieux : les polices sont bloquées par les frontières, mais pas les mafias…

Chomsky : Les pays les plus puissants n’ont plus besoin de frontières.

Quand les États-Unis veulent détruire la moitié de la production pharmaceutique du Soudan, ils ne se gênent pas pour le faire. Regardez ce qui se passe dans les Andes ! Les États-Unis ont contraint les pays andins à accepter leur politique de destruction des récoltes de coca. Ces pays y sont hostiles, ils savent bien que cela pénalise la population locale, les paysans. Quand on pulvérise des produits toxiques sur les récoltes, on détruit bien d’autres choses au passage. Et selon la plupart des experts, cela n’empêche pas la production de cocaïne de continuer. D’autre part, tout le monde est d’accord pour penser que ce problème est lié à la «demande», et non à l’«offre». Le problème réside aux États-Unis, pas en Colombie. On sait aussi que le traitement et les mesures préventives sont bien plus efficaces que la criminalisation, l’interdiction ou la destruction des récoltes à l’étranger. Mais ces mesures trouvent difficilement des financements. Ceci mis à part, de quel droit les États-Unis lancent-ils des attaques militaires et une guerre biologique contre un pays dont la production agricole leur déplaît (sans même voir que les paysans sont conduits à ce type de production en raison de la politique néo-libérale qui leur est imposée) ? Des milliers de gens en Asie meurent chaque année à cause de substances mortelles fabriquées aux États-Unis. Est-ce que cela donne le droit à la Chine de bombarder les plantations de tabac de la Caroline du Nord?

La corruption politique aux États-Unis a quand même beaucoup évolué ces dernières années. Est-ce que le pays se protège ?

Chomsky : Tout dépend de ce que vous entendez par corruption. Par exemple, aux élections de 1998, 95 % des candidats élus ont dépensé plus d’argent pour leur campagne que leurs adversaires. Presque tout cet argent venait du monde des affaires. Autrement dit, le secteur privé a en quelque sorte acheté 95 % du Congrès [3]. Mais cela ne s’appelle pas de la corruption.

Le New York Times a publié un article intéressant. Le Congrès venait juste d’achever la discussion du Budget et s’était donc mis en quête des «suppléments de viande» («pork») – ces «diverses mesures» d’intérêt local votées in extremis pour faire plaisir à tel ou tel représentant. Bien entendu, les élus les plus influents en récupèrent le plus. En 1999, ils se sont surpassés et ont rendu à leurs riches amis et électeurs des sommes considérables – provenant de l’argent public ! Les pires, et de loin, sont ceux qui amputent les programmes sociaux, ou qui prétendent que les mères défavorisées devraient recevoir des tickets alimentaires pour apprendre à ne pas dépendre de l’aide sociale. Chaque année, Newt Gingrich [4], le roi des escrocs, s’arrangeait pour ramener le maximum de fonds publics à ses riches électeurs de Géorgie. Bien sûr, la presse est au courant.

Ne pensez-vous pas que le talon d’Achille du libéralisme se trouve dans ces paradis fiscaux et dans l’accélération de la circulation de l’argent ?

Chomsky : Il est vrai que sans les télécommunications, les marchés financiers tels que nous les connaissons n’existeraient pas. Néanmoins, il y a eu de plus grandes révolutions dans le passé, et sachez qu’une même technologie peut être utilisée à des fins totalement différentes. La technique est neutre. Prenez une lire italienne ou toute autre monnaie. Elle n’a de valeur que parce que la société s’accorde à penser qu’elle en a une, mais elle n’a pas de valeur en soi. C’est juste un bout de métal ou de papier. La monnaie est le résultat d’une décision collective; il en va de même de l’argent électronique. Qu’il s’agisse de monnaie papier, de monnaie scripturale ou d’argent électronique, c’est fondamentalement la même chose.

Les nouvelles technologies n’ont pas été inventées pour favoriser la spéculation, elles pourraient tout aussi bien être mises au service des hommes, les aider à mieux gérer leur existence en leur fournissant des informations en temps réel.

Le problème vient davantage des paradis fiscaux. La tendance actuelle est à la prolifération de ces centres défiscalisés…

Chomsky : Ces centres sont très concentrés géographiquement.

Prenons l’accord commercial avec la Chine voté par le Congrès en novembre 1999. Si tout se déroule comme le souhaitent les États-Unis, il aboutira à la prise de contrôle des marchés financiers chinois, des banques chinoises, des sociétés d’investissement chinoises, etc., par les établissements financiers américains. C’est le but. C’est ce qui s’est produit en Corée du Sud quand les États-Unis ont obligé ce pays à ouvrir son marché. Naturellement, il y a eu un krach, et maintenant les établissements financiers américains sont en train de prendre le contrôle des banques sud-coréennes.

Revenons à cette question des flux de capitaux. Selon vous, comment l’argent est-il distribué ?

Chomsky : Tous les jours, environ deux milliards de dollars se déplacent électroniquement. Ils ne créent pas de nouveaux actifs, mais changent simplement de propriétaires. L’écrasante majorité de ces capitaux finance des prises de contrôle. Une fraction va aux investissements directs à l’étranger, une autre sert à créer quelque chose de nouveau -par exemple, lorsque Volkswagen construit une usine au Brésil. Mais beaucoup d’investissements à l’étranger ne sont que des prises de contrôle. La privatisation n’est autre que la passation des actifs d’une entreprise publique à une entreprise privée ou une multinationale étrangère. En général, ces actifs sont cédés parce qu’il y a de la corruption. Et c’est le même processus du Mexique jusqu’à la Russie.

L’ampleur de ces différents types de mouvements de capitaux est mal connue, la plupart des pays ne diffusant pas de chiffres précis…

Chomsky : En revanche, le Département américain du commerce publie des données détaillées sur ce qu’il appelle les «investissements directs à l’étranger». J’ai suivi les chiffres pendant deux ou trois ans, vers le milieu des années 90, à l’époque des «nouveaux marchés émergents» [5]. J’ai pu constater que dans l’hémisphère occidental (Canada non compris), à cette époque de grande euphorie autour des marchés émergents, environ 25 % des investissements directs à l’étranger allaient aux Bermudes, environ 10 % aux îles Vierges britanniques et 10 % au Panama. Ainsi, environ la moitié des sommes consacrées aux investissements va dans des paradis fiscaux, et il est probable qu’une petite partie provienne, illégalement, de l’argent de la drogue.

Les paradis fiscaux n’existent que parce que les pays riches le veulent bien. Et s’ils le veulent bien, c’est pour que les grandes entreprises puissent, en toute impunité, voler les citoyens. Tel est le rôle de l’État : faire en sorte que les riches deviennent encore plus riches.

Donc, si ces entreprises peuvent voler les citoyens en ayant des sièges offshore et en ne payant pas d’impôts, pourquoi diable les en empêcher ?

Comment peut-on lutter contre ce phénomène ?

Chomsky : Il suffirait que les États-Unis disent aux îles Caïmans ou aux îles Vierges que ce petit jeu-là est fini. Soyons sérieux, s’ils veulent y mettre fin, ils le peuvent à l’instant même !

Voyez, dans un autre domaine, ce qui s’est passé avec l’Indonésie. Les États-Unis et la Grande-Bretagne soutenaient à fond ce pays. Durant toute l’année 1999, alors que le Timor oriental [5-2] était le théâtre des pires atrocités – encore pires qu’au Kosovo -, les États-Unis et la Grande-Bretagne ont refusé de bouger.

Finalement, en septembre 1999, alors que presque toute la population avait été chassée de chez elle et que le Timor oriental était en ruines, Clinton a subi de telles pressions, aux États-Unis et en Australie, qu’il a dû faire un geste. Il a désavoué les généraux de Djakarta. Quarante-huit heures plus tard, le gouvernement arrêtait les massacres et autorisait l’entrée d’une force multinationale.

Il suffirait aussi d’édicter une loi…

Chomsky : On n’a pas besoin de loi. Je crois en la loi, c’est une belle chose, mais elle ne vaut que si on la respecte. Or ces gens ne respectent pas le droit international. Quand elles ont bombardé le Kosovo, les forces de l’Otan se sont-elles inquiétées de ce qu’elles violaient la charte des Nations unies ? Non.

Ne sous-estimez-vous pas le pouvoir des juges dans la lutte contre la corruption ?

Chomsky : Sans soutien extérieur, ils n’ont aucun pouvoir. Le gouvernement leur serre la bride pour une raison très simple : ni les grandes entreprises ni les États ne veulent d’enquêtes judiciaires.

Les entreprises font plus de victimes que la délinquance sur la voie publique. Pourtant, elles ne sont quasiment jamais poursuivies. En 1988 s’est déroulé un procès tout à fait exceptionnel. Deux des plus grandes compagnies pharmaceutiques américaines, Lilly et Smithkline, ont été accusées d’avoir causé la mort de 80 personnes parce qu’elles avaient mis sur le marché des médicaments accompagnés de notices trompeuses. Elles ont été condamnées à 80000 dollars pour la mort de ces 80 personnes. Mais si quelqu’un tue 80 personnes dans la rue, c’est le couloir de la mort, direct.

En Italie, par exemple, où la corruption était généralisée, une opération comme Mani Pulite a changé la donne. L’indépendance de la justice permet aux juges de ralentir ce processus…

Chomsky : Mais il y a un hic. Si les juges essaient d’agir de leur propre chef, l’État les arrête aussitôt. Les juges ne peuvent rien entreprendre de leur propre initiative.

Aux États-Unis, quand les procureurs – qui remplissent le même rôle que les juges en Europe — ont commencé à enquêter sur l’argent de la drogue qui affluait dans les banques de Floride, le vice-président George Bush, qui était alors responsable de la lutte contre la drogue, les a aussitôt arrêtés dans leur action. Comme l’opinion publique ignorait tout de cette affaire, elle n’a pu faire pression.

Pourtant, vu d’Europe, on a l’impression que votre système judiciaire est efficace…

Chomsky : Les crimes commis par les entreprises sont-il punis ? Non. Pourtant cette criminalité fait bien plus de victimes que la criminalité ordinaire, tous les juristes et les criminologues vous le diront. C’est tout aussi vrai en Angleterre. J’ai écrit par exemple une introduction au livre d’un juriste britannique, Gary Slapper, Blood in the Bank [6], sur les crimes et délits des entreprises en Angleterre.

L’appareil juridique existe, la justice fonctionne, mais on ne peut pas l’utiliser contre les puissants, à moins que ne s’exercent de très fortes pressions.

Laissez-moi vous donner un exemple particulièrement frappant. Dans les années 50, le gouvernement des États-Unis a lancé l’un des plus vastes programmes d’ingénierie sociale de tous les temps. Il s’agit du démantèlement des réseaux de transports publics au profit de la route et des avions. Jusqu’alors, nous avions un système de transport ferroviaire très efficace. Ainsi, dans les années 40, Los Angeles disposait d’un réseau électrifié extrêmement performant et non polluant. Il a été racheté par trois compagnies : General Motors, Firestone Rubber Company et Standard OU. Ensemble, elles l’ont démantelé pour privilégier le transport routier – bus et voitures -, grâce auquel elles pouvaient se faire beaucoup d’argent. Inculpées d’entente illicite, elles ont été jugées et condamnées à une somme ridicule, de l’ordre de 5 000 dollars.

Puis, prenant pour prétexte les intérêts de la Défense nationale, le gouvernement américain est entré en scène et a construit un réseau d’autoroutes : ce sont toutes les grandes autoroutes qu’on voit aujourd’hui aux États-Unis. Simultanément, il a détruit le chemin de fer et construit des aéroports. Le résultat a été la création d’un système de transport fondé sur une logique industrielle au lieu d’une logique de service public.

Quelles en ont été les conséquences ?

Chomsky : Elles ont été immenses, à commencer par le dépérissement des centres-villes et le départ des habitants vers la périphérie. Les villes n’ont plus de centre, les gens vivent en banlieue où il y a de grands centres commerciaux. Pour résumer, les gens vivent aujourd’hui dans les centres commerciaux.

Ce gigantesque programme d’ingénierie sociale, conçu pour l’enrichissement des constructeurs d’automobiles, des fabricants de pneus et des compagnies pétrolières a eu aussi un terrible impact sur la société, les modes de consommation, les relations interindividuelles. Il a entraîné l’isolement et l’éclatement des communautés. Quelqu’un a-t-il été poursuivi et condamné pour cela? Non. Pourtant, les lois existent. Mais le fait est que très peu de gens sont conscients de tout cela [7].

À vous entendre, on a le sentiment qu’il s’agit de logiques inéluctables et implacables…

Chomsky : Tout d’abord, les gens doivent s’informer. C’est pourquoi je crois profondément à l’éducation populaire, par opposition aux médias, à l’école, à la culture intellectuelle dominante. Ensuite, il faut une mobilisation du genre de celle qui a fait reconnaître les Droits de l’homme, ou l’égalité entre hommes et femmes.

En Suisse, au début des années 90, l’élection d’un nouveau procureur dans le canton de Genève, Bernard Bertossa, favorable à la coopération judiciaire, ainsi que l’adoption d’une loi qui oblige les sociétés opérant les transferts d’argent à identifier les sociétés offshore ont annoncé un virage…

Quand la pression populaire s’exerce, il peut se passer des choses. Ce n’est pas une question d’appareil juridique, car la plupart des lois existent.

La Suisse est un cas à part; elle ne garantit même pas la liberté d’expression. Ainsi, la dernière fois que je m’y suis rendu, j’étais invité par la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté, une grande ONG, à donner une conférence à l’Université de Genève. Environ deux semaines avant mon arrivée, je reçois un coup de téléphone de la présidente de la Ligue, qui m’apprend que la police suisse veut connaître le texte de ma conférence à l’avance, et qu’au moment de la prononcer il faudra que je m’en tienne exactement au texte écrit. Naturellement j’ai refusé, et la Ligue internationale des femmes aussi. Finalement la conférence s’est tenue au Centre européen de recherche nucléaire, de l’autre côté de la rue, qui est en territoire international.

Qui pourrait imaginer que, dans un pays civilisé, on ne puisse donner une conférence dans une université sans que la police lise d’abord votre texte ? En Suisse, ce genre de chose peut arriver.

En réalité, la Suisse n’a pas vraiment de gouvernement, elle est dirigée par les banques. Le gouvernement s’occupe de l’éducation, des routes, de toutes ces choses qui sont du ressort de la démocratie locale. En Suisse, un historien de la diplomatie ne peut pas travailler sur archives, car il n’existe pas d’archives nationales dignes de ce nom. Mais même dans un pays comme ça, quand l’opinion publique se réveille, les choses peuvent bouger.

Vous en revenez toujours au pouvoir des organisations de base…

Chomsky : C’est vrai, parce qu’elles arrivent parfois à obliger le gouvernement à ouvrir des enquêtes sur les entreprises.

Durant les années 60, elles étaient très mobilisées et ont obtenu des résultats non négligeables. Par exemple, le Congrès a commencé, ainsi que la loi l’y autorise, à se faire transmettre les archives d’une multinationale. Une série d’auditions très importantes a eu lieu. Il y a des volumes et des volumes de rapports sur les multinationales, rédigés par des commissions sénatoriales qui ont découvert des tas de choses.

Les pouvoirs publics ont les moyens de savoir ce que font les entreprises. Cédant à la pression populaire, ils ont, pendant une brève période, utilisé ce pouvoir que leur confère la loi. Et puis, plus rien.

Certains militants des années 60 (des défenseurs des droits civiques et des pacifistes) ont réussi à occuper des postes dans l’administration du Congrès et à pousser à l’adoption de lois obligeant l’exécutif à respecter certaines conditions en matière de Droits de l’homme. Jimmy Carter a tenté de s’y opposer, mais il a dû céder devant les pressions du Congrès, pressions qui ont souvent été initiées et organisées par ces militants.

Grâce à une plus grande prise de conscience de l’opinion, Ronald Reagan n’a pas eu les mêmes coudées franches que John Fitzgerald Kennedy [8], par exemple. Kennedy a pu tranquillement envoyer l’armée de l’air américaine au Vietnam, mais Reagan n’a pu en faire autant au Nicaragua. Il a dû emprunter un chemin détourné. Ce genre de militantisme pourrait aussi se développer en Europe.

Tout à l’heure, vous disiez que les grandes entreprises sont des systèmes tyranniques. Qu’entendez-vous par là? Est-ce le résultat d’une évolution naturelle ou sont-elles, intrinsèquement, des systèmes tyranniques ?

Chomsky : Elles ont été conçues de cette manière. Il y a un siècle et demi, le capitalisme était essentiellement un capitalisme patrimonial. En Angleterre, il l’est resté assez longtemps. Aux États-Unis, il a lentement évolué tout au long du XIXesiècle. À la fin du siècle, il y a eu une grande récession, l’économie s’est effondrée. Le monde des affaires a compris qu’il fallait réglementer les marchés. Karl Polanyi a écrit un livre célèbre sur cette évolution générale, La Grande transformation. Les entreprises ont formé des trusts, opéré des fusions, préférant évidemment réglementer elles-mêmes les marchés. À ce stade, elles n’avaient aucune assise légale.

Ainsi, aux États-Unis, une municipalité pouvait se constituer en entreprise. Par exemple, plusieurs personnes pouvaient s’associer pour construire un pont, obtenir l’autorisation des pouvoirs publics et créer une société à responsabilité limitée. Et peu à peu au cours du XIXesiècle, ces entités ont obtenu des pouvoirs élargis de la part des tribunaux. C’est ce qui a conduit à la naissance de l’entreprise moderne, qui n’a reçu un statut juridique qu’au début du XXesiècle, grâce à des décisions de justice. C’est à cette époque que la Cour suprême des États-Unis a garanti à ces entités les mêmes droits qu’aux personnes. Cette pratique découlait en grande partie de la philosophie allemande, des théories néo-hégéliennes sur les entités organiques — théories qui ont, en effet, inspiré divers systèmes totalitaires.

En 1889, l’État du New Jersey a décidé d’affranchir les entreprises des obligations découlant de la charte qui les régissait. Elles se sont, dès lors, trouvées libres de faire ce qu’elles voulaient. Bien sûr, toutes les entreprises sont aussitôt venues s’installer dans le New Jersey.

Depuis New York, il n’y avait qu’à traverser la rivière. L’État de New York a pris peur et a, à son tour, assoupli les règles encadrant le fonctionnement des entreprises.

La logique de déréglementation s’est imposée aux États ?

Chomsky : C’est exactement ce qui se passe en ce moment en matière de normes sociales et de respect de l’environnement. Quand un pays abroge certaines lois, les autres doivent suivre. Et si le capital est mobile, alors tout peut s’effondrer du jour au lendemain. C’est ce qui se produit depuis une trentaine d’années. Au début du XXesiècle, les entreprises bénéficiaient des mêmes droits que les individus. Puis, peu à peu elles ont acquis de plus en plus de droits.

Dans les années 90, les nouveaux accords commerciaux ont à ce point étendu leurs droits que les entreprises sont désormais quasiment souveraines. Elles peuvent poursuivre un pays en justice. Ainsi, Monsanto peut accuser les pays européens qui limitent l’utilisation des OGM de spoliation, de vouloir la priver de ses profits… L’une des principales «raisons d’être» de ces accords commerciaux est d’accroître les droits de ces organisations tyranniques, déjà élevées au rang d’entités immortelles. À présent, celles-ci disposent de droits nationaux qui dépassent de loin les droits des personnes.

Pouvez-vous nous en donner des exemples concrets ?

Chomsky : Prenons le cas d’Ethyl Corporation. Cette compagnie a été créée en 1922 par General Motors-Dupont et la Standard Oil du New Jersey pour commercialiser un additif à l’essence, le tétraéthylène de plomb. Les compagnies mères savaient dès le départ que c’était un produit toxique, qu’il avait même causé la mort de certains de leurs ouvriers. Mais pendant cinquante ans, elles ont réussi à passer au travers des lois et ont tué des milliers de gens en leur vendant de l’essence au plomb. En 1972, le gouvernement a fini par l’interdire. Ça a été le début de lois plus strictes en matière de protection de l’environnement. Très vite, on a observé une baisse des taux de plomb chez les enfants. Ethyl a alors écoulé son essence au plomb en Europe, et depuis que l’Europe l’a aussi interdite, elle la vend aux pays du tiers-monde.

Entre-temps, Ethyl a mis au point de nouveaux additifs. L’un d’eux est soupçonné d’avoir des propriétés cancérigènes. Il a été interdit par l’État de Californie et fait l’objet d’une réglementation fédérale aux États-Unis. L’année dernière, le Canada a voulu légiférer sur ce sujet. Ethyl a porté plainte pour spoliation : en limitant la commercialisation de ce produit, le Canada portait atteinte à ses profits. Ces affaires ne vont pas devant les tribunaux. L’organisation du commerce est ainsi faite qu’elles sont examinées à huis clos par des commissions d’experts. Finalement, le Canada a préféré renoncer à légiférer.

Donc, si vous êtes assez gros et assez puissant, vous n’avez pas à vous soucier des lois. En l’occurrence, il ne s’agit même pas de lois mais d’accords passés entre les États à l’insu des citoyens. Il est piquant de constater qu’on appelle ça des accords, alors que les gens y sont presque toujours hostiles.

Ils sont négociés en secret, parce que les États savent que les gens seraient contre. Les accords commerciaux ont pour effet d’accroître les droits et les privilèges des investisseurs, des grandes multinationales. C’est une atteinte directe à la souveraineté du peuple et à la démocratie.

Selon vous, la logique de l’État ne diffère pas de la logique de l’entreprise ?

Chomsky : Pas vraiment. Regardez qui dirige les démocraties occidentales…

Que faites-vous de la participation? C’est tout de même une des bases de la démocratie…

Chomsky : Jusqu’à un certain point, mais elle est limitée et varie d’un pays à l’autre. En Europe, par exemple, il y a des partis travaillistes représentés au Parlement et des syndicats, même si certains aimeraient les voir disparaître.

Les États-Unis ont une bonne longueur d’avance dans l’entreprise de destruction de ce qu’on peut encore appeler «démocratie». Les syndicats n’y ont jamais pesé d’un poids très lourd. Il n’y a jamais eu de parti travailliste au Congrès ou au Sénat, les démocrates étant censés représenter l’électo-rat ouvrier.

Mais depuis une bonne vingtaine d’années, on assiste à une puissante contre-offensive des entreprises. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion américaine était assez radicale et très attachée aux valeurs sociales. Pris d’inquiétude, le monde des affaires s’est lancé dans une vaste campagne de propagande. Comme vous le savez, les relations publiques constituent une formidable industrie. Le monde des affaires est donc allé dans les écoles, les églises et les organisations sportives, afin d’endoctriner les gens et de les convaincre des bienfaits du capitalisme, au point que c’est devenu leur unique credo.

Les syndicats ont fait l’objet d’attaques frontales. Par exemple, ce fameux film, Sur les quais [9], montrant la corruption dans les syndicats. Même si celle-ci existe, un syndicat ne se résume pas à cela. Mais il fallait convaincre les ouvriers que le syndicat est leur ennemi, et faire croire au reste du pays que les syndicalistes ne sont que des mafieux et des racketteurs.

Au même moment est sorti un autre film sur les syndicats, Le Sel de la terre : un film bien fait, de qualité artistique bien supérieure à Sur les quais et montrant ce qu’étaient en vérité la vie et le combat des ouvriers. Il a été projeté dans quelques cinémas d’art et essai et n’a eu aucun retentissement. Il ne véhiculait pas le message attendu du «brave petit gars» (Marlon Brando) qui décide de défendre ses droits et vient à bout du syndicat corrompu. C’est assez typique. On peut trouver quelques bonnes études sur le sujet.

De la même façon, on assiste à une attaque en règle contre l’État. On veut persuader les gens que l’État est leur ennemi, que lorsqu’ils payent des impôts l’État les vole. Dans une vraie société démocratique, payer des impôts est une façon de se déterminer librement, de mener à bien un projet commun. Mais ce n’est pas ainsi qu’il faut penser, et une énorme machine de propagande vous fait justement croire tout le contraire.

Si l’on suit votre raisonnement, l’État devrait disparaître…

Chomsky : Bien sûr, il faut nuancer le propos : les puissants ont besoin de l’État, d’abord pour contrôler le monde mais aussi pour faire en sorte que les coûts et les risques soient assumés collectivement. L’un des principaux artifices utilisés pour y parvenir n’est autre que la «Défense nationale». Vous faites peur aux gens : «Attention, les Russes arrivent, les Nicaraguayens débarquent!» Si les gens ont vraiment peur, ils accepteront de payer pour la Défense.

La Défense implique un État puissant qui non seulement peut intervenir à l’étranger pour maintenir l’ordre, mais peut aussi créer une économie. Donc vous avez un État puissant, mais cet État ne doit rien faire pour le peuple, car celui-ci doit croire que l’État lui nuit. On en arrive ainsi à cette situation extrême où les États-Unis sont le seul pays industrialisé à ne pas avoir de système public d’assurance maladie.

Ne croyez-vous pas que votre explication s’applique davantage aux États-Unis qu’aux pays européens ?

Chomsky : L’Europe est plus attachée aux valeurs collectives et elle a connu la social-démocratie. Mais je la soupçonne d’être simplement un peu en retard.

Et si, au contraire, elle était en avance ?

Chomsky : Non, regardez les grandes tendances à l’œuvre en Europe. Les riches et les puissants n’ont d’yeux que pour l’économie mondiale conduite par les Américains et les Britanniques. Ils rêvent de les imiter et n’ont de cesse de démanteler le système social.

D’un autre côté, il y a Lionel Jospin, Tony Blair, Gerhard Schroder…

Chomsky : Dans la réalité, ils sont de droite.

Vous dites ça par provocation ?

Chomsky : Non. Tony Blair poursuit – tout comme le faisait Clinton, son idole – une politique conservatrice légèrement saupoudrée d’humanisme. Il continue d’affaiblir le Parti travailliste, il sape les syndicats, il réduit les dépenses sociales, il fait ami-ami avec le grand patronat, lui accorde des allégements fiscaux. ..

Tous veulent une économie mondiale déréglementée – cette arme extraordinaire contre les peuples et la démocratie – mais essaient de lui donner un visage humain. C’est ce qu’ils appellent la «Troisième voie» [l0].

Vous ne faites pas de différence entre Lionel Jospin et Tony Blair ?

Chomsky : Si, il y en a. Les pays sont à des stades différents de cette même évolution, et les peuples sont également très différents. En France et en Allemagne, les gens sont attachés aux acquis sociaux. Les dirigeants essaient de les supprimer, mais ce n’est pas facile.

La Suède n’est-elle pas un bon contre-exemple ?

Chomsky : C’est un cas intéressant. Pendant les années 80, il y a eu une grande offensive patronale contre l’État-Providence. Or l’économie de ce petit pays repose en grande partie sur l’existence de multinationales qui, soit dit en passant, dépendent de l’armée. Si Ericsson fabrique des téléphones mobiles, c’est parce qu’il a accès à des technologies développées à des fins militaires.

C’est partout la même histoire. Ces multinationales disposaient donc de nombreux moyens de pression pour abattre le système social suédois, comme par exemple la menace de délocaliser leur production : de conserver les activités à faible valeur ajoutée en Suède, et de délocaliser les autres. Naturellement, cela a considérablement affaibli le système suédois.

Pas autant qu’aux États-Unis et en Grande-Bretagne !

Chomsky : Non, mais de façon notable. La même chose arrivera en France. C’est la mondialisation. Ce n’est pas un phénomène naturel, c’est un phénomène politique conçu pour atteindre des objectifs précis.

Les marchés obéissent à des règles qui doivent peu au hasard. La façon dont la mondialisation se met en place a pour objectif, et pour conséquence, de rapprocher la planète du modèle américain.

Donc, la mondialisation serait une invention délibérée du monde des affaires et de l’industrie ?

Chomsky : La mondialisation est une très bonne chose. Grâce à elle, nous pouvons, vous et moi, être en ce moment en Italie : c’est une sorte de mondialisation démocratique. Même les investissements étrangers peuvent parfois engendrer des effets bénéfiques. La question est de savoir comment cette mondialisation est élaborée. Les règles mises en œuvre sont en fait édictées par le secteur privé et par l’État, qui entretiennent des liens très étroits. Et elles poursuivent les mêmes buts.

Bill Clinton et Tony Blair, tout comme les dirigeants des grandes entreprises, sont tous du même bord. Ils ne le clament pas, peut-être même ne le pensent-ils pas, mais en fait ils sont contre la démocratie, contre l’intérêt général.

Les années Clinton sont quand même censées représenter, pour les États-Unis, une époque de croissance et d’opulence…

Chomsky : En réalité, pour la majorité de la population, les salaires et les revenus sont à peu près ceux d’il y a vingt ans. Les inégalités n’ont jamais été aussi grandes depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les services sociaux sont réduits à la portion congrue, la durée du travail ne cesse de s’allonger…

Mais les milieux financiers se portent comme un charme, et certains secteurs de la population vont bien, comme moi, par exemple. Il se trouve que j’appartiens à une couche sociale qui gagne énormément d’argent grâce à la nouvelle économie. Une couche sociale tout en haut de l’échelle.

En fait, si l’on regarde de plus près les statistiques, on s’aperçoit que la croissance sous Clinton a été, pour une grande partie de la population, l’une des plus faibles depuis la guerre.

Pourtant, il y a eu une très forte augmentation du Produit intérieur brut aux États-Unis…

Chomsky : En soi, la taille d’une économie ne signifie pas grand-chose. Il faut considérer la richesse par habitant.

La population américaine continue d’augmenter, aussi la croissance économique est-elle plus forte qu’en Europe. Mais cela ne veut rien dire. Si vous considérez le PIB par habitant au cours de la dernière phase du cycle économique, vous verrez que l’Europe est à peu près au même niveau que les États-Unis.

Quand on prend en compte la croissance démographique (bien plus élevée aux États-Unis qu’en Europe ou au Japon), on s’aperçoit que le Produit intérieur brut per capita aux États-Unis, depuis le dernier haut de cycle économique entre 1989 et 1999, est approximativement identique à celui du Japon et de l’Union européenne durant la même décennie. Ces dernières années, le taux de croissance per capita est plus élevé aux États-Unis, mais sur une durée aussi courte les chiffres ne sont pas significatifs.

Aux États-Unis même, il y a eu une progression, mais plus lente que par le passé. De 1950 à 1970, avant la déréglementation des capitaux financiers, la croissance du monde industrialisé était bien plus élevée. Les économistes qualifient cette période d’«âge d’or», et celle écoulée depuis 1970 d’«âge de plomb» {leaden âgé). La croissance s’est ralentie, les salaires stagnent ou baissent, les heures travaillées augmentent.

Ne faudrait-il pas parler plutôt d’une croissance à plusieurs vitesses ?

Chomsky : Effectivement. Entre 1991 et 1998, les 1% des Américains les plus riches s’en sont très bien tirés. Les 0,5 % les plus riches ont fait encore mieux, et les 10 % les plus riches se sont bien débrouillés. Mais les 10 % suivants – de 80 % à 90 % — ont vu leurs revenus et leur patrimoine diminuer en valeur nette jusqu’en 1998, selon les derniers chiffres disponibles. Et les suivants se sont encore plus appauvris. Pendant ce temps-là, l’endettement des ménages na jamais été aussi élevé. Dans beaucoup de secteurs, la dette est en fait supérieure aux recettes et bat des records historiques.

Quarante-cinq millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie, et leur nombre ne cesse d’augmenter. La pauvreté est beaucoup plus grande que dans le reste du monde industrialisé, et elle touche davantage d’enfants. C’est un scandale ! Les États-Unis sont le pays le plus riche du monde, ils jouissent d’avantages incroyables, possèdent de fabuleuses ressources et n’ont pas d’ennemi. Depuis 1812, leur territoire national n’a pas été attaqué [11]. L’Allemagne a déclaré la guerre aux États-Unis mais ne l’a pas menée sur leur territoire, le Japon a bombardé des colonies américaines, Hawaï et les Philippines…

Les États-Unis devraient être, et de très loin, le pays le plus riche et le plus prospère du monde. Or les salaires y sont inférieurs à ce qu’ils sont en Europe, et la durée du temps de travail y est la plus longue de tout le monde industrialisé. Elle vient de dépasser celle du Japon. C’est le seul pays où il n’existe pas de congés payés obligatoires.

Pensez-vous que la création du marché unique européen et de la monnaie unique puisse changer la donne et représenter un danger pour la suprématie américaine ?

Chomsky : Personne n’en sait trop rien, me semble-t-il. Les économistes et les dirigeants d’entreprises sont partagés.

Le danger pour les entreprises américaines, c’est que la monnaie européenne fasse réellement concurrence au dollar. Si les prix, comme ceux du pétrole, commencent à être exprimés en euros plutôt qu’en dollars, ce sera mauvais pour les États-Unis. Si la Chine décide d’avoir un panier de devises comprenant des yens, des dollars et des euros, ce ne sera pas bon pour les établissements financiers américains.

D’un autre côté, il y a un domaine dans lequel les États-Unis ont toujours été favorables à l’Union européenne : les entreprises américaines sont beaucoup plus grosses que les entreprises européennes, elles ont un vaste marché intérieur, ce qui leur permet de faire des économies d’échelle [12] et donc d’avoir un fonctionnement plus efficace. Elles sont si grosses qu’elles pensent pouvoir rester maîtresses du jeu.

Les sentiments sont donc partagés. C’était déjà vrai au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Les États-Unis plaçaient leurs espoirs dans une Europe unie et, parallèlement, luttaient contre. À mon avis, c’est l’une des raisons pour lesquelles les États-Unis ont opté pour une opération militaire de l’Otan dans les Balkans, plutôt que pour une opération diplomatique qui avait des chances de réussir. En tout cas, rien ne permet d’affirmer qu’elle aurait échoué. Mais si une opération est militaire, elle doit être dirigée par les États-Unis.

C’est justement à cela que la France s’oppose…

Chomsky : Il existe une alternative, à savoir que l’Europe — de l’Atlantique à l’Oural, plus ou moins — devienne une actrice de plein droit dans les affaires internationales. Les États-Unis rejettent cette perspective, considérant que l’Europe doit rester sous le parapluie de l’Otan, c’est-à-dire sous domination américaine. Ils préfèrent que les conflits se règlent par la force, parce que c’est là qu’ils sont les meilleurs. C’est la même chose pour l’Angleterre : ce n’est plus une puissance économique mondiale, mais elle vient en second sur le plan militaire, derrière les États-Unis. Cela permet d’expliquer pourquoi les États-Unis et l’Angleterre continuent de bombarder l’Irak, même si le reste du monde les désapprouve. Ils préfèrent recourir à la force militaire, ce qui est logique car c’est là qu’ils sont les plus forts.

En matière militaire, les États-Unis détiennent la suprématie. En matière économique aussi, mais pas tout à fait. Dans bien des domaines, l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie de l’Est et du Sud-Est sont plus ou moins à égalité, même si les États-Unis dépassent de loin n’importe quel pays pris séparément.

Depuis la Deuxième Guerre mondiale, le monde se trouve dans une situation inédite, économiquement parlant. En 1945, les États-Unis détenaient la moitié de la richesse mondiale – ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Ils bénéficiaient d’une suprématie militaire incontestée et n’étaient l’objet d’aucune menace extérieure dans l’hémisphère occidental. Ils ne contrôlaient pas toute la planète, mais n’en avaient jamais été aussi près. Aujourd’hui, bien que la situation soit devenue plus compliquée depuis la reconstruction de l’Europe et du Japon, ils contrôlent encore 25 % de la richesse mondiale et conservent une écrasante suprématie militaire.

Si l’Europe était vraiment unie, elle serait grosso modo à égalité avec les États-Unis : elle a une population plus importante, une industrie aussi forte et un meilleur niveau d’instruction. C’est pourquoi les États-Unis ont des sentiments ambivalents vis-à-vis de l’Europe. C’est peut-être la raison pour laquelle l’Angleterre, qui aujourd’hui n’est plus qu’une filiale des États-Unis, aide les Américains à empêcher l’Europe de s’unir.

Vous croyez donc peu à la perspective d’une Europe unie ?

Chomsky : L’Union européenne est construite de manière à limiter la participation populaire. Il y a même une chose qui a considérablement surpris la droite américaine, c’est la totale indépendance que l’Union européenne à accordée à la Banque centrale européenne (BCE). Or cette banque est chargée de mettre en œuvre certaines politiques, comme la réduction de l’inflation. Les investisseurs ne veulent surtout pas entendre parler d’inflation, c’est pourquoi la BCE veut la réduire. Mais une politique anti-inflationniste freine la croissance et entraîne une baisse du niveau de vie.

L’Union européenne est ainsi faite que les citoyens n’ont quasiment pas leur mot à dire. Cela va si loin que la plus grande revue de politique internationale, le principal journal de l’establishment aux États-Unis, publié par le Conseil des relations étrangères, Foreign Affairs, a sévèrement critiqué l’Union européenne, la traitant de réactionnaire pour avoir donné un pouvoir sans précédent à une banque centrale, qui n’est responsable devant personne. Aux États-Unis, la Fédéral Reserve est relativement indépendante, mais pas à ce point. Ça fait partie du système européen. Les Européens, riches et puissants, sont tout aussi opposés à la participation populaire que leurs homologues américains.

Curieusement, les populations semblent s’en être accommodées. On a même inventé un nom pour ce phénomène général : le déficit démocratique. Il est bien réel. Le fédéralisme européen vise à réduire la participation démocratique. Il y a un Parlement européen, mais il n’a pas beaucoup d’autorité. J’imagine que c’est une des raisons qui expliquent la montée actuelle du régionalisme. Cet accent nouveau mis sur l’identité culturelle des régions pourrait être une réaction à la centralisation antidémocratique de l’Union.

Le peuple n’est pas obligé de l’accepter, il peut inverser la tendance. Mais il faut d’abord en prendre conscience et s’organiser pour y réfléchir. La «Troisième voie» consiste, entre autres, à empêcher les gens de s’intéresser à ces questions : c’est une politique qui se pare d’une touche d’humanisme pour tromper l’électorat et l’empêcher de penser. La manière utilisée est suffisamment douce pour que les gens croient qu’on essaie en fait de les aider.

N’est-ce pas une interprétation spécifiquement américaine de la «Troisième voie» ?

Chomsky : Peut-être, mais je ne le pense pas. Ses dirigeants comptent sur les intellectuels inféodés pour lui donner belle allure. Il en a toujours été ainsi. Ce qui change, c’est que les gens résistent, luttent, s’opposent, et souvent l’emportent.

© Noam Chomsky


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Notes

1. MadMoney : When Markets Outgrow Governments, Susan Strange, Univer-sity of Michigan Press, 1998.

2. George Bush, qui échoua à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 1980, fut choisi comme vice-président par son adversaire durant les primaires, Ronald Reagan. À ce poste, il prendra en charge plusieurs domaines, comme la politique de dérégulation fédérale ou la lutte contre la drogue. Élu Président des États-Unis en 1988, George Bush reprendra à son compte les grands principes de la «guerre contre la drogue» décrétée par Ronald Reagan.

3. Cette information émane du Centerfor Responsive Politics, une organisation indépendante qui analyse les élections.

4. Ardent partisan de la révolution conservatrice, Newt Gingrich a été élu président de la Chambre des représentants à la suite de la victoire des Républicains aux élections législatives de 1994. Son ton provocateur et la radicalité de ses positions moralistes ont fait de ce troisième personnage de l’État un des leaders républicains les plus populaires. Réélu en janvier 1998, il a été contraint à démissionner à la suite d’une condamnation pour fraude fiscale.

5. On parle de « marchés émergents » pour qualifier les pays qui connaissent une forte croissance de leur économie et un fort potentiel de développement, mais qui n’appartiennent pas encore au cercle des pays industrialisés les plus riches du monde. C’est le cas notamment de l’Argentine, du Brésil, de la Corée du Sud et de Singapour.

[5-2]. Colonie portugaise à partir de 1642, le Timor oriental a obtenu son indépendance en novembre 1975, mais l’archipel a été envahi puis annexé par son puissant voisin, l’Indonésie, en juillet 1976. La dureté de l’occupation indonésienne n’a pas affaibli la détermination des indépendantistes, qui ont obtenu l’organisation d’un référendum sous l’égide de l’Onu, le 30 août 1999. Soixante dix-huit et demi pour cent des électeurs ont voté pour l’indépendance, dans un climat de tension extrême. L’Onu installera une administration provisoire pour protéger les populations.

6.Ashgate, 1999.

7. Voir Richard DuBoff, Accumulation and Power, ME Sharpe, 1989 ; et aussi World Orders Old and New, chapitre II.

8.Les Républicains soutiendront le démocrate John F. Kennedy (1917-1963) quand il décidera, en 1961, d’engager de façon décisive l’armée américaine au Sud-Vietnam.

9. Dans Sur les quais {On the Waterfront, 1954), Elia Kazan montre l’affrontement entre Terry Malloy (Marlon Brando) et le syndicat des dockers. L’organisation syndicale, loin de défendre les droits des travailleurs du port de New York, se livrait à des activités criminelles.

10. La thématique de la «Troisième voie» a été développée dans le contexte de l’arrivée au pouvoir, quasi simultanément, de leaders de centre-gauche en Europe : Tony Blair, Gerhard Schrôder, Lionel Jospin et Massimo D’Alema. La «Troisième voie» définit une politique centriste entre la gauche traditionnelle et le néolibéralisme. Anthony Giddens, qui a publié en 1994 Beyond Left and Right : the Future of Radical Politics^ est considéré comme l’idéologue de Tony Blair. Le credo des défenseurs de la «Troisième voie» est que s’il n’existe pas d’alternative à l’économie de marché, il ne s’agit pas pour autant de remettre en cause les valeurs de la gauche.

11. Le 18 juin 1812, le Président américain James Madison déclarait la guerre à la Grande-Bretagne au nom de la défense du principe de la liberté des mers. Les affrontements eurent lieu en mer et dans la région des Grands lacs. Les Anglais brûlèrent Washington et Baltimore, mais leur échec à la Nouvelle-Orléans les obligea à signer la paix en 1814. Les entretiens se sont déroulés avant les attentats du 11 septembre 2001, contre le World Trade Center et le Pentagone

l2.Une entreprise obtient des économies d’échelle quand elle parvient à réduire le coût unitaire de chaque bien fabriqué grâce à l’augmentation des quantités produites.


Traduit par Éditions des arènes


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