[1999] Deux heures de lucidité (4/9) – Les centres de pouvoir

Noam Chomsky interviewé par Denis Robert & Weronika Zarachowicz

Extrait de deux chapitres du livre Deux heures de lucidité, éd. Les arènes

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Les centres de pouvoir

Comment vous représentez-vous le pouvoir aujourd’hui ?

Noam Chomsky : Les centres de pouvoir résident dans les pays les plus riches, où ils forment un vaste réseau. Les États les plus puissants – le G3, le G8 [1]-, les grandes multinationales, les banques et les institutions internationales sont tous liés par des alliances et des intérêts communs. On peut dire que la plupart des économies sont, ou tendent vers, des oligopoles [2]: un petit nombre d’entités extrêmement puissantes et tyranniques dominent certains secteurs et dépendent d’États puissants, tout en les dominant.

Les économies se sont également dotées d’institutions telles que la Banque mondiale [3], le Fonds monétaire international [4] et l’Organisation mondiale du commerce [5], qu’elles cherchent à rendre encore plus puissantes. L’OMC est une arme de guerre contre la démocratie. Son objectif est de transférer encore plus de pouvoir entre les mains des dirigeants d’entreprise.

Vous évoquez souvent la confusion croissante entre l’État et les intérêts des grandes entreprises…

Chomsky : C’est la transformation majeure de ces vingt-cinq dernières années : beaucoup des grandes décisions politiques ont consisté à transférer le pouvoir du secteur public au secteur privé.

Mais les multinationales ont besoin d’un État puissant pour les protéger. Il y a deux cents ans, James Madison avait trouvé une belle formule : il disait que les milieux d’affaires étaient en train de devenir «les instruments et les tyrans» du gouvernement. Ils sont les instruments du gouvernement, qui les utilise à ses propres fins. Mais ils en sont aussi les tyrans, dans la mesure où ce sont eux qui en tirent les ficelles.

Pensez-vous que les multinationales soient aujourd’hui plus puissantes que les États ?

Chomsky : Il n’existe pas véritablement de critère de comparaison. Les États et les multinationales ont des modes de fonctionnement différents. En droit, les grandes entreprises dépendent du pouvoir de l’État. Aux États-Unis, par exemple, les entreprises, qu’elles soient ou non multinationales, doivent recevoir une habilitation de l’un des États de la Fédération ; et comme l’histoire l’a montré, cette habilitation peut être révoquée.

Actuellement, des procès sont en cours pour examiner des demandes de révocation de l’habilitation dont bénéficient de grandes multinationales. De même, dans les faits, les entreprises comptent sur l’État pour socialiser les risques et les coûts, maintenir un climat favorable à l’intérieur et à l’extérieur pour leurs opérations, et échapper à l’effondrement en cas d’adversité. Une récente étude technique portant sur les cent premières multinationales recensées par le magazine Fortune a montré que toutes avaient bénéficié d’une substantielle intervention de l’État en leur faveur, et que plus de vingt d’entre elles avaient été renflouées ou rachetées pour échapper à la faillite.

L’entreprise est une institution totalitaire. Les multinationales modernes sont régies par le principe selon lequel les entités organiques auraient des droits sur les individus. Or, c’est le même principe qui sous-tend les deux autres grandes formes de totalitarisme du XXesiècle que sont le bolchevisme et le fascisme. Tous trois découlent d’une conception radicalement opposée au libéralisme classique, qui reconnaît aux individus des droits inaliénables.

Les multinationales ont acquis un pouvoir considérable et jouent un rôle prépondérant dans la vie économique, sociale et politique. Au cours des vingt dernières années, la politique de l’État a consisté à accroître ces droits, au détriment de la démocratie. C’est ce qu’on appelle le néo-libéralisme : le transfert du pouvoir des citoyens à des entités privées. Une multinationale est dirigée d’en haut. Elle n’est pas responsable, ou quasiment pas, devant le peuple.

Ces processus se heurtent à une résistance populaire de plus en plus forte. En novembre 1999, la conférence de l’OMC qui s’est tenue à Seattle a donné lieu à une confrontation intéressante [6]. Comment analysez-vous cet épisode ?

Chomsky : Les événements de Seattle reflètent l’opposition croissante de l’opinion publique à l’ordre socio-économique que d’aucuns tentent d’imposer depuis vingt ans. Un ordre qui a affecté de nombreux habitants de la planète, y compris dans les pays riches, et qui a d’inquiétantes conséquences pour l’avenir des Droits de l’homme, de la démocratie et de l’environnement. Un an avant Seattle, les campagnes menées par les organisations militantes de base avaient été l’un des facteurs majeurs qui avaient obligé l’OCDE [7] à renoncer à instituer l’Accord multilatéral sur l’investissement [8]. Dans cette affaire, les militants français ont joué un rôle déterminant.

Aux États-Unis, les tentatives de la Maison Blanche visant à introduire la «procédure accélérée» (qui permet à l’exécutif de conclure des accords commerciaux sans consulter le Congrès, lequel ne peut ensuite que les ratifier ou les rejeter) ont été déjouées malgré un soutien quasi unanime des milieux d’affaires et des médias. Consterné, le Wall Street Journal a observé que l’opposition à la «procédure accélérée» et aux récents accords commerciaux en général (OMC, Nafta [9], etc.) disposait d’une «arme ultime», le peuple, qu’on ne pouvait ni marginaliser ni ignorer, comme on l’espérait. Les manifestations de Seattle ont révélé l’augmentation en nombre et la volonté d’agir de ces secteurs de la population, des secteurs très larges, très divers et très actifs. Ces manifestations étaient l’aboutissement de longs et soigneux efforts d’organisation et de pédagogie. Elles étaient inhabituelles par le très large éventail des groupes représentés et par le sérieux des préoccupations et des objectifs. Ce n’est pas en lisant la presse, en regardant la télévision ou en écoutant les réactions en haut lieu qu’on pouvait s’en rendre compte, mais ceux qui voulaient le savoir l’ont su.

Que pensez-vous du combat que mène José Bové ?

Chomsky : Dans un article récemment publié en première page du New York Times, le correspondant en Europe du quotidien américain écrivait que les Européens avaient cette étrange manie de vouloir décider de ce qu’ils mangent. Ce qui, selon lui, était totalement irrationnel, étant donné qu’ils feraient mieux de suivre les ordres des grandes multinationales américaines. Cet article s’ouvrait par une citation de José Bové, disant : «Nous voulons décider par nous-mêmes!» Mais cette phrase était présentée comme devant être expliquée par la perversité de la culture française, et par une forme d’irration-nalisme.

Cette contestation a eu quelques retombées intéressantes. D’une certaine façon, elle a franchi l’Atlantique alors qu’il n’y avait pas de mobilisation sur ce thème aux États-Unis…

Chomsky : Effectivement, des contacts informels ont été pris de part et d’autre de l’Atlantique sur les aliments contenant des organismes génétiquement modifiés (OGM). Les actions de la firme Monsanto – qui, dans le monde entier, mène un gigantesque programme d’expérimentation sur des sujets humains pour étudier les effets de cette technologie – ont commencé à baisser [10]. La compagnie a dû faire des excuses publiques et promettre de renoncer à certaines expériences. Elle a été obligée de se rétracter publiquement. C’est très, très rare. Et c’est arrivé grâce à la mobilisation des gens, notamment en France.

Pensez-vous que les sociétés démocratiques ont perdu le sens de l’intérêt général ?

Chomsky : Cela dépend de qui l’on parle. Les élites cherchent à accroître leurs privilèges et leur pouvoir. Mais le grand public se sent très concerné, et les gens ne cessent de lutter. Avec le temps, on constate des progrès. Au cours des cent dernières années, il y a eu un progrès, certes très lent mais régulier, des Droits de l’homme. Les puissants s’y opposent de toutes leurs forces, mais ils ne peuvent pas totalement l’arrêter. Et le combat continue.

Dans votre explication sur le fonctionnement des cercles de pouvoir, vous n’intégrez jamais l’influence que peuvent avoir des institutions ou des groupes religieux, qu’ils soient occultes ou non ?

Chomsky : Observez, par exemple, l’Église catholique. Quand il fait des déclarations conformes aux intérêts du pouvoir, le Vatican joue un rôle très important. Quand il prend position contre la théologie de la libération en Amérique latine, il pèse d’un poids énorme. Et, de fait, le pape a aidé à l’éradication de certains mouvements populaires en Amérique latine. En revanche, quand le Vatican s’en prend au capitalisme, cela n’a aucun effet. Ainsi, en 1999, Jean-Paul II a lancé un message très fort à l’occasion de la nouvelle année. Il a dénoncé le marxisme et le néo-libéralisme, deux forces aussi destructrices l’une que l’autre pour l’homme. Cela n’a eu aucune influence. Et lorsque le Saint-Siège a condamné le bombardement de la Serbie en le qualifiant d’agression, il y a peut-être eu un entrefilet en dernière page du journal. Voilà pour l’influence du Vatican.

Croyez-vous à une organisation pyramidale du pouvoir ?

Chomsky : Il n’y a rien au sommet de la pyramide ! Le monde n’est pas un système totalitaire. Il contient des poches de totalitarisme, mais le système est beaucoup plus diffus. Il arrive parfois que des organisations militantes de base aient suffisamment de pouvoir pour faire reculer les puissants. On en a eu un exemple spectaculaire en 1998, avec l’Accord multilatéral sur l’investissement. Les multinationales y étaient favorables, les médias y étaient favorables, la Banque mondiale et le FMI y étaient favorables… La plus grosse concentration de pouvoir dans l’Histoire soutenait cet accord. Sachant que le public risquait de s’y opposer, les négociations s’étaient déroulées pendant trois ans dans le plus grand secret. Le monde des affaires et les médias étaient au courant, mais ils se gardaient bien d’en parler. Des fuites sont tout de même parvenues jusqu’aux organisations militantes. Celles-ci ont commencé à se mobiliser, en se servant de façon très efficace d’Internet. Finalement, l’OCDE a dû reculer et retirer son projet.

Le Financial Times de Londres, le plus grand quotidien économique du monde, a eu un article très acerbe, qualifiant ces organisations de «ligues d’autodéfense» [11]. Et les représentants de l’industrie et du commerce se sont lamentés : « C’est une catastrophe, c’en est fini des accords de commerce négociés en secret puis avalisés par les Parlements ! »

D’un côté, on a la plus grande concentration de pouvoir dans l’Histoire. De l’autre, une multitude d’organisations diffuses. Et ce sont ces organisations qui l’ont emporté, du moins provisoirement. C’est une victoire considérable et une excellente nouvelle. Le pouvoir est partout. Si les gens s’organisent, ils peuvent faire bouger les choses.

Certains pensent que le pouvoir est, en réalité, détenu par des hommes de l’ombre qui se rencontrent régulièrement et discrètement…

Chomsky : Ces rencontres existent. Il y a les réunions du Groupe de Bildeberg [12] ou de la Commission trilatérale [13], et celles où se retrouvent les riches et les puissants de la planète, comme le Forum économique de Davos3.

Mais la plupart du temps, ce sont des événements puérils où chacun essaie d’impressionner les autres. Ce n’est pas là que se prennent les grandes décisions. Les décideurs n’ont pas besoin de venir à Davos pour se parler. Ils se rencontrent discrètement, au cours de réunions privées.

Depuis 1971, le Forum économique de Davos réunit annuellement, dans le village suisse du même nom, un « global séminaire » informel réunissant un collège d’intellectuels, hommes d’affaires, économistes, experts internationaux… Ces chantres de la mondialisation y décortiquent les évolutions de l’économie internationale. Le fiasco de la conférence de Seattle, en 1999, a incité les organisateurs de Davos, pour l’édition 2000, à inviter, à côté des décideurs économiques et politiques, des représentants de la société civile.

Si l’on vous invitait à Davos, iriez-vous ?

Chomsky : Non.

Pourquoi ?

Chomsky : Pourquoi irais-je voir des gens se pavaner ?

Ne pensez-vous pas que vous pourriez les convaincre ?

Chomsky : Si j’arrivais à les convaincre, ils seraient obligés de renoncer au capitalisme. Ils devraient quitter le système et commencer un travail de sape contre le pouvoir. Premièrement, très peu seraient prêts à le faire, et deuxièmement, s’ils voulaient le faire, ils ne feraient plus partie du système.

En outre, je n’ai rien à leur dire qu’ils ne sachent déjà. Seulement, du même savoir nous tirons des conclusions différentes.

Dans Manufacturing Consent. The Political Economy of the Mass Media [14], vous expliquez que plus un groupe domine la société, plus il met en avant une vitrine d’hommes politiques et de journalistes pour asseoir son pouvoir. Pensez-vous qu’il y ait des stratégies élaborées ?

Chomsky : Dans les systèmes de pouvoir, dans les cercles dirigeants de la grande industrie, dans les entreprises de relations publiques, c’est bien sûr le fruit d’une stratégie soigneusement pensée.

Pouvez-vous nous en donner un exemple ?

Chomsky : Les exemples sont nombreux. L’un des mieux documentés est la campagne de propagande menée par les milieux industriels, qui commença à la fin des années 30, fut mise en veilleuse durant la Seconde Guerre mondiale et repartit de plus belle après 1945. Comme le révèlent les publications de ses promoteurs, ce fut une campagne tout à fait délibérée. Dans les années 20, on croyait avoir atteint «la fin de l’Histoire», dans une sorte de paradis des maîtres – c’était arrivé plusieurs fois au cours des deux siècles précédents. Dix ans plus tard, tout semblait perdu ou sur le point de l’être. La presse économique mettait en garde contre «les risques auxquels [étaient] confrontés les industriels face à la force politique montante des masses». Cette rhétorique marxiste est assez fréquente, jusque dans les documents internes du gouvernement américain.

Les dirigeants d’entreprises reconnaissaient que la mobilisation ouvrière avait dépassé le stade où elle pouvait être réprimée par la force. Les États-Unis ont une histoire ouvrière particulièrement violente, avec des centaines de morts du côté ouvrier, bien plus que dans les autres sociétés industrielles comparables. Fidèle aux pratiques habituelles quand le recours à la violence ne suffit plus, le grand patronat se tourna vers la propagande, ses « méthodes scientifiques pour briser une grève» et ses instruments de contrôle des esprits. C’est alors que fut développée et mise en œuvre la fameuse Mohawk Valley Formula, selon laquelle les militants syndicalistes étaient des «agitateurs extérieurs», probablement des «communistes» qui voulaient détruire notre si belle et harmonieuse société, heureuse de jouir des délices de Y American Way ofLife : l’ami banquier toujours disposé à prêter de l’argent à qui en a besoin, le chef d’entreprise qui se tue au travail pour aider les pauvres et les ouvriers, l’honnête travailleur et sa loyale épouse, etc.

Tous les canaux étaient bons pour transmettre ce message : la presse, le clergé, le cinéma, la radio et ensuite la télévision, les publics captifs sur les lieux de travail, les ligues sportives, les associations de parents et d’enseignants… Les dirigeants d’entreprises prirent conscience qu’ils devaient se consacrer à «Véternel combat pour gagner les esprits et les cœurs», qu’il fallait «inculquer la vulgate capitaliste». C’était particulièrement important après la Seconde Guerre, quand de puissants partis sociaux-démocrates et d’autres courants démocratiques plus radicaux menaçaient le règne des entreprises. Les agences de communication et de publicité furent mobilisées, pour contrôler non seulement les opinions mais aussi les comportements, en renforçant un long travail visant à imposer – comme le disaient les dirigeants d’entreprises eux-mêmes — «une philosophie de la futilité» où les gens s’attachent aux «choses superficielles de la vie, tels les objets de consommation à la mode», oubliant les idées dangereuses de compassion, de solidarité, de souci d’autrui et, d’une façon plus générale, les valeurs humaines.

On retrouve votre idée de propagande…

Chomsky : Oui. Les sciences sociales ont apporté leur contribution. La rubrique «propagande» rédigée par Harold Lasswell, l’un des fondateurs des sciences politiques modernes, pour XEncyclo-pœdia ofthe Social Sciences explique que nous devons renoncer à ce «dogme démocratique selon lequel le peuple est le meilleur juge de ses propres intérêts». Il ne l’est pas, mais nous le sommes, nous, les «hommes responsables». Et comme la force ne suffit plus, nous devons avoir recours aux techniques de propagande. Des intellectuels connus, comme Walter Lippmann et Reinhold Niebuhr, voyaient dans le peuple un «troupeau désorienté» qu’il fallait conduire, pour son propre bien, étant donné « la stupidité de l’homme moyen ». À ses mentors de lui donner «les illusions nécessaires», de l’approvisionner en «idées simples mais psychologiquement efficaces». Dans une démocratie, le rôle dévolu aux masses doit être celui «de spectateurs intéressés devant ce qui se passe »> et pas celui de «participants». Toutes ces idées trouvent leur source chez d’émi-nents penseurs, très anciens, mais sont devenues de puissants courants de pensée dans les sociétés démocratiques du XXe siècle. Il existe quelques bons travaux de recherche sur ces questions. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une doctrine soigneusement pesée et d’une stratégie délibérée, et plutôt pragmatique, qui a rencontré un succès considérable.

Les intellectuels les plus perspicaces en sont conscients. Mais la plupart participent à l’entreprise de subordination sans s’en rendre compte, car cela fait partie de leur formation. D’ailleurs, Pierre Bourdieu a écrit là-dessus : “on apprend à se comporter d’une certaine façon, et ceux qui n’y arrivent pas finissent chauffeurs de taxi[15]. Le système éducatif opère une sélection. Il favorise l’obéissance et la passivité. Ceux qui ne s’y plient pas sont rejetés.

Ce n’est pas automatique, mais c’est un mécanisme qui fonctionne assez bien et que l’on peut analyser.

Imaginez que vous soyez dans le système et que vous essayiez de faire quelque chose qui contrevient à ses règles. Immanquablement, votre supérieur va vous convoquer pour vous dire : «Mon vieux, vous devenez trop sentimental Vous êtes à côté de la plaque, » Et vous voilà viré ! Les meilleurs journalistes d’investigation — certains sont mes amis — le savent. Mais ils s’arrangent pour glisser discrètement des vérités dans leurs articles. En revanche, probablement 99% des intellectuels et des journalistes n’en sont absolument pas conscients. Ils ont intégré la culture ambiante et vivent dedans.

Selon vous, Bill Gates a-t-il davantage de pouvoir que le Président des États-Unis ?

Chomsky : Ce n’est pas une bonne comparaison. Le Président américain a un pouvoir limité. S’il essayait de sortir du cadre que lui imposent les grands groupes, il serait sans doute annihilé.

On l’a bien vu au début du premier mandat de Bill Clinton, en 1992. À l’époque, quelques-uns de ses conseillers ont voulu faire quelque chose pour stimuler l’économie, alors en récession. Ils ont proposé deux ou trois mesures sociales — tellement inoffensives qu’en Europe, on ne s’en serait même pas aperçu. Les milieux financiers y ont immédiatement mis le holà, en agitant tout simplement la menace d’une fuite des capitaux et d’une augmentation du cours des obligations.

Clinton a dû se repositionner plus à droite et revenir au rôle traditionnel de porte-parole des intérêts du monde des affaires. Tout ça s’est déroulé au vu et au su de tous. Des articles sont parus dans le Wall Street Journal, et même des livres (dont un de Bob Woodward [16]). C’est comme ça que le système fonctionne.

Bill Gates bénéficie-t-il d’une plus grande autonomie?

Chomsky : Il en va de même pour Bill Gates. Le pouvoir du capital financier émane du pouvoir politique. Son pouvoir dépend directement de sources extérieures, en l’occurrence du gouvernement fédéral, qui a joué un rôle crucial dans le développement des techniques sur lesquelles reposent sa fortune et son pouvoir. Gates conserve son pouvoir pour autant qu’il accepte de se plier aux règles du jeu.

Ainsi, la tendance est aux oligopoles, pas aux monopoles. Ce n’est pas sans raison. Pour les grosses entreprises, une situation d’oligopole est préférable à une situation monopolistique. Si une compagnie de téléphone possède le monopole, elle subit des pressions de la part de l’opinion et, de fait, il y a des lois qui l’obligent à remplir une mission de service public. Quand il y a un oligopole, les entreprises peuvent se réfugier derrière l’argument de la concurrence.

Actuellement, l’industrie de l’aviation civile est dominée par deux grands groupes, Airbus et Boeing, tous deux largement subventionnés par l’argent public. Quand vous voyagez à bord de l’un de leurs avions, c’est probablement un bombardier ou un avion de transport militaire qui a été

Seriez-vous intéressé par une rencontre privée avec le patron de Microsoft, celui de Boeing ou de Nike ?

Chomsky : Pourquoi pas? Nous évoluons dans le même univers. Ils comprennent ce que je fais, et je comprends où ils se situent. Bien qu’appartenant à des bords opposés, nous voyons le monde de la même façon, j’imagine.

En fait, même avec la CIA nous voyons le monde de la même façon. Il est intéressant de lire les archives, désormais — en partie — ouvertes au public, des services de renseignement, des grands organismes de planification et des hauts responsables politiques. Leur approche et leurs analyses sont souvent très proches de ceux qui, à gauche, les critiquent, et l’on y trouve même une bonne dose de phraséologie empruntée au marxisme de base. Les conclusions qu’ils en tirent sont évidemment différentes, mais elles sont davantage le reflet d’autres valeurs que de divergences d’interprétation concernant ce qui se passe dans le monde.

Pouvez-vous préciser?

Chomsky : Prenez, par exemple, le type d’analyse qui présida au renversement du gouvernement du Guatemala en 1954, événement qui mit fin à un bref intermède démocratique et inaugura quarante ans d’horreurs, dont souffre encore une grande partie de la population de ce pays. Pour la CIA et d’autres services de renseignement, la situation au Guatemala était «hostile aux intérêts américains», en raison de «l’influence communiste […], fondée sur un militantisme prônant activement des réformes sociales et une politique soucieuse des intérêts nationaux rappelant la Révolution guatémaltèque de 1944», laquelle avait inauguré dix ans d’intermède démocratique auquel allait mettre fin un coup d’État militaire soutenu par les États-Unis.

Bien plus, cette «politique extrémiste et nationaliste» du gouvernement capitaliste et démocratique du Guatemala, qui n’hésitait pas à «persécuter les intérêts économiques étrangers, en particulier ceux de VUnited Fruit Company», s’était acquis «le soutien ou l’assentiment de presque tous les Guatémaltèques». Le gouvernement s’apprêtait à créer un «soutien de masse au régime actuel» en organisant les ouvriers, en mettant en place une réforme agraire, en «mobilisant une paysannerie jusque-là politiquement inerte» et en restreignant le pouvoir des grands propriétaires terriens. D’autre part, en mettant l’accent sur l’antagonisme entre la démocratie et la dictature, et entre l’indépendance nationale et « l’impérialisme économique», la propagande officielle guatémaltèque était un facteur de trouble dans la zone des Caraïbes.

Était également inquiétant le soutien apporté par le Guatemala, dans d’autres pays des Caraïbes, aux éléments «démocratiques» luttant contre la «dictature». Les allégations d’un soutien guatémaltèque au dirigeant politique du Costa Rica, José Figueres, étaient particulièrement préoccupantes : Figueres était Tune des figures marquantes de la démocratie en Amérique centrale depuis la fin de la Seconde Guerre (jusque-là très pro-Américain et bon ami de la CIA).

La Révolution de 1944 avait donné naissance à «unpuis-sant mouvement national déterminé à libérer le Guatemala de la dictature militaire, de l’arriération sociale et du “colonialisme économique” hérité du passé» qui «inspirait la loyauté et était conforme aux intérêts des Guatémaltèques les plus conscients politiquement». Tout cela reflétait le «faible niveau de développement intellectuel» du peuple guatémaltèque. Selon un responsable du Département d’État, le Guatemala «représentait une menace croissante pour la stabilité du Honduras et du Salvador Sa réforme agraire était une puissante arme de propagande. Son vaste programme social destiné à aider les ouvriers et les paysans dans un combat victorieux contre les classes supérieures et les grandes entreprises étrangères trouvait un puissant écho auprès des populations des pays voisins d’Amérique centrale où prévalaient les mêmes conditions. »

Ce sont ces raisons qui amenèrent le Président Eisenhower [17] et le Secrétaire d’État Dulles à penser que «la défense et la sauvegarde» des États-Unis risquaient d’être en jeu lorsqu’on les informa qu’une situation de grève au Honduras avait peut-être bénéficié du «soutien moral et matériel du voisin guatémaltèque».

Les archives fédérales sont remplies d’histoires similaires. Pour avoir (un peu) regardé les archives d’autres puissances occidentales – divulguées ou ouvertes au public -, je peux dire que celles qu’on y trouve ne sont guère différentes, voire parfois bien pires.

Depuis le sommet de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) à Seattle en 1993, tous les grands sommets internationaux de ces dernières années qui se sont tenus aux USA ont été financés par des fonds privés. En 1999, la réunion de l’OMC, organisée dans la même ville de Seattle, a été sponsorisée par Microsoft et Boeing. Cela a~t-il une incidence sur le contenu de ces sommets ?

Chomsky : Les multinationales ont des intérêts communs et sont prêtes à payer pour ce genre de manifestation. Toutefois, Microsoft et Boeing sont directement issus du pouvoir politique. Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, le groupe Boeing ne réalisait aucun bénéfice. Avec la guerre, il est devenu le premier constructeur d’avions de combat et de bombardiers. À force d’escroquerie, de corruption et d’affairisme, il a accumulé un immense capital. La plupart des technologies nouvelles ont été développées au sein de l’armée, avant d’être transférées à l’industrie privée.

Quant à Microsoft, sa puissance repose sur les ordinateurs, et depuis quelques années sur Internet. Les ordinateurs ont été développés grâce à des contrats militaires et des systèmes de défense aériens. La recherche informatique a été financée par le secteur public. Si IBM vend autre chose que des machines à écrire, c’est parce que cette entreprise travaillait sur des programmes de recherche financés par le gouvernement. Dans les années 50, le financement de ces recherches était à 100 % public. C’est ce qui se passe aujourd’hui dans les domaines les plus avancés de la technologie du futur. Les semi-conducteurs, les microprocesseurs, la plupart des technologies de pointe sont des retombées de la recherche publique.

On peut en dire autant d’Internet. Pendant trente ans, la plupart des idées, les innovations, l’argent et les contrats sont venus du public. Le Web a été mis au point par la recherche publique. Puis, en 1995, Internet est passé dans le secteur privé selon des procédures qui restent secrètes. Ce bien collectif — créé par des fonds publics, à l’initiative du secteur public et propriété du public – a été cédé à des entreprises privées. Comme Microsoft.

Avez-vous des précisions sur ces cessions du public au privé ?

Chomsky : Comme je l’ai dit, tout ceci est entouré du plus grand secret. Beaucoup de gens s’en préoccupent, et notamment quelques chercheurs de premier plan. Mais, à ma connaissance, cela n’a pas fait l’objet d’une enquête à grande échelle.

D’où l’hypocrisie du gouvernement américain lorsque ses membres dénoncent le fait qu’en France, l’État subventionne le secteur privé* N’en va-t-il pas de même aux États-Unis ?

Chomsky : Les plus hypocrites sont ces économistes et ces intellectuels qui savent mais se taisent. C’est comme ça que vous lisez des pages et des pages sur les miracles de l’économie de marché et de l’esprit d’entreprise, alors que toute l’économie repose, de manière cruciale, sur l’État!

Dans le domaine de la haute technologie, le principal organisme de recherche américain est la Défense Advanced Research Projects Agency (Darpa). C’est un tout petit organisme au sein du Pentagone, mais il est à l’origine de beaucoup de grands projets de recherche. C’est lui qui a développé Internet. Aujourd’hui, il finance des projets dans les biotechnologies [18]. Cet organisme gouvernemental finance des programmes de recherches futuristes, par exemple sur les bactéries résistantes aux antibiotiques. Si cela donne des résultats, d’ici vingt ans les entreprises pharmaceutiques en tireront des profits considérables.

Il en va de même des nanotechnologies |19]. Quand l’argent public les aura financées, elles passeront dans le secteur privé.

Le plus drôle, c’est la controverse entre l’Europe et les États-Unis à propos de l’industrie aéronautique. Chacun accuse l’autre de subventionner son industrie, mais il ne peut y avoir d’industrie aéronautique sans intervention publique. Les contribuables les financent sans le savoir.

© Noam Chomsky


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Notes

1. En 1973, le secrétaire d’État américain au Trésor prenait l’initiative de rassembler les ministres de l’Économie de cinq grands pays industrialisés : les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et le Japon. Dans un contexte de profondes mutations internationales (création de la CEE, démantèlement des accords de Bretton Woods, crise pétrolière…), il s’agissait d’organiser une réunion annuelle afin de coordonner les politiques économiques de ces États. Avec la participation de l’Italie et du Canada puis de la Russie, le G5 deviendra le G7 puis le G8. Aujourd’hui, le déclin de son influence incite certains à privilégier un G3 qui ne rassemblerait que les États-Unis, le Japon et l’Union européenne.

2. L’oligopole caractérise un marché contrôlé par un nombre réduit d’entreprises.

3. Fondée en juillet 1944, lors de la Conférence de Bretton Woods, sous l’appellation de Banque internationale pour la reconstruction et le développement (Bird), la Banque mondiale devait participer à la reconstruction de l’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Cette institution s’est ensuite consacrée à «promouvoir le progrès social et économique » dans les pays en voie de développement, en canalisant les ressources émanant des pays développés.

4. Le Fonds monétaire international (FMI) a été créé en 1946 pour veiller au bon fonctionnement du Système monétaire international mis en place à la conférence de Bretton Woods. Les pays membres versent une contribution financière proportionnelle à leur importance économique, qui alimente un fonds pour les pays en difficulté – lesquels doivent en contrepartie suivre strictement les directives du FMI en matière de gestion.

5. L’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui regroupe 140 pays, a remplacé le Gatt {GeneralAgreement on TariffsandTrade) en 1995, lors des négociations de l’Uruguay Round. Les accords de l’OMC, qui définissent les règles juridiques de base régissant le commerce international, ont pour principe la liberté des échanges.

6.La conférence de l’OMC organisée à Seattle du 30 novembre au 3 décembre 1999 a été fortement perturbée par des manifestations – regroupant syndicalistes, étudiants, militants d’organisations non gouvernementales… – dénonçant le dirigisme de l’institution internationale et les effets pervers de la mondialisation. Les négociations achoppèrent, entre Américains et Européens, sur la question de l’agriculture.

7. L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) regroupe, depuis 1961, les États-Unis, le Canada et l’Europe occidentale. Actuellement, ses trente pays membres produisent les deux tiers des biens et services à l’échelle mondiale. La finalité de l’organisation est de promouvoir l’économie de marché et le libre-échange.

8. Négocié dans le cadre de l’OCDE, l’Accord multilatéral sur l’investissement (Ami) a été abandonné en décembre 1998 à cause d’une forte contestation. Le projet était destiné à libéraliser les investissements directs, en accordant une égalité de traitement entre les investisseurs étrangers et locaux. En Europe, ses détracteurs ont fustigé le caractère américain du projet, et ses risques pour la souveraineté nationale des États concernés. En France, craignant la remise en cause du principe de l’exception culturelle, les professionnels du spectacle ont pris la tête de la contestation. Le gouvernement français s’est retiré des négociations en octobre 1998.

9. Entré en vigueur le 1erjanvier 1994, le Nafta {North American Free Trade Agreement), ou Accord de libre-échange nord-américain (Alena), vise à favoriser l’accroissement des échanges commerciaux et des investissements entre le Canada, les États-Unis et le Mexique.

10. Deuxième fabricant mondial de produits agrochimiques et leader dans l’agriculture transgénique, Monsanto cherche actuellement à améliorer une image considérablement dégradée dans la mesure où, en tant que numéro un mondial de la chimie, son ancienne spécialité, cette firme a été mise en cause dans les plus grands scandales écologiques ou de santé publique américains de ces quarante dernières années.

11. « Hordes of vigilantes », en anglais.

l2.Créé en mai 1954 à l’instigation du prince Bernhard des Pays-Bas, le Groupe de Bildeberg tire son nom de l’hôtel qui abrita sa première réunion, à Oosterbeek, aux Pays-Bas. Sous influence de l’Otan depuis sa création, farouchement anticommuniste aux temps de la Guerre froide, le Bilderberg réunit chaque année à huis clos, à titre d’invités, le gratin politique, militaire, industriel et financier du monde occidental. Aucun compte rendu des réunions de ce club ultra sélect, qui demeure un centre majeur de coordination de l’élite financière internationale, n’est publié.

13. Émanation du Groupe de Bilderberg, la Commission trilatérale a vu le jour en 1973 autour de « 355 personnalités de marque » venues d’Europe, d’Amérique du Nord et du Japon. Des hommes politiques de gauche comme de droite, des personnalités du monde syndical, patronal ou universitaire s’y retrouvent avec l’ambition de contenir l’expansion du communisme et de contrôler les flux financiers internationaux. Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller de Jimmy Carter, est considéré comme le cerveau de la Commission. D’un recrutement aussi transversal et d’une inspiration aussi atlantiste et néo-libérale que le Bilderberg, la Commission trilatérale est cependant nettement moins secrète que son aînée.

14. Op. cité.

15. Agrégé de philosophie, Pierre Bourdieu occupe la chaire de sociologie au Collège de France depuis 1981. Dans ses principaux ouvrages, Les Héritiers (1964), La Reproduction (1970) et La Noblesse d’État (1989), Pierre Bourdieu montre comment la maîtrise des codes culturels assure une position dominante aux élites, qui cumulent capital économique, capital linguistique et capital culturel. L’école reproduit Tordre social et les rapports de domination dans la mesure où elle privilégie des principes (intelligence, priorité à la langue écrite sur l’oral) qui sont les valeurs de la classe dominante.

16. Avec Cari Bernstein, Bob Woodward s’est rendu célèbre pour avoir été à l’origine de la révélation de l’affaire du Watergate, alors que tous deux enquêtaient pour le Washington Post.
modifié pour des besoins civils. On constate le même phénomène dans bien d’autres secteurs économiques, notamment le système médiatique global, ce qui n’est pas sans conséquence.
Dans un premier temps, la recherche et le développement sont assurés, dans une très large mesure, par l’argent public. Puis s’installe un oligopole. L’industrie automobile a suivi le même modèle, et maintenant c’est au tour de Microsoft. Microsoft avait tendance à devenir un monopole, mais le secteur privé n’a pas apprécié car il préfère un peu plus de diversité. Du coup, Microsoft est en train de se faire rogner les ailes.

17. Ancien commandant en chef des forces américaines en Europe durant la Seconde Guerre mondiale, Dwight « Ike » Eisenhower (1890-1969) a remporté les élections présidentielles américaines de 1952, marquant le retour des Républicains au pouvoir. Eisenhower, qui dirigera le pays jusqu’en 1960, contribuera à normaliser les relations avec l’URSS.

18. Les biotechnologies regroupent un ensemble de sciences et de techniques qui ont recours à des manipulations génétiques pour créer de nouvelles espèces animales ou végétales : les organismes génétiquement modifiés (OGM). Les biotechnologies ont des applications dans l’agriculture, mais aussi dans le secteur de l’environnement. C’est ainsi que des chercheurs mettent actuellement au point des bactéries susceptibles de détruire les déchets domestiques.

19. Un nanomètre représente un milliardième de mètre. Le terme « nanotechnologie » s’applique à la fabrication d’objets infiniment petits, construits atome par atome.


Traduit par Éditions des arènes


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