[2010] Dans un pays libre, nous sommes responsables de l’action du gouvernement

Noam Chomsky interviewé par Frédéric Taddéi à Ce soir ou jamais

Retour France 3 (France) , 31 mai 2010 Imprimer

 

Frédéric Taddeï : Nous sommes honorés, Noam Chomsky, par votre présence ce soir dans cette émission, cela faisait 25 ans que vous n’étiez pas venu en France, et on ne vous verra à la télévision que « dans ce soir où jamais », donc cette émission mérite bien son nom.
Vous êtes un savant, un linguiste dont les travaux révolutionnaires ont fait le tour du monde mais vous êtes également célèbre pour vos combats politiques contre le pouvoir, contre l’impérialisme, contre la propagande médiatique, vous êtes un ardent défenseur de la liberté d’expression, vous avez récemment publié « Raison contre pouvoir, le pari de Pascal », un dialogue avec Jean Bricmond, un cahier de l’Herne vous est consacré, dirigé par Laurence Tacou, votre livre « Le langage de la pensée » vient d’être réédité, enfin vous sortez deux recueils de textes « Pour une éducation humaniste » et « Raison et liberté » sur la nature humaine, l’éducation et le rôle des intellectuels.
Alors c’est un jour un peu particulier aujourd’hui, l’assaut meurtrier des forces israéliennes contre une flottille humanitaire voguant vers Gaza fait la une de l’actualité, il y a peu de temps vous avez vous-même été refoulé du territoire israélien, je propose déjà de voir la façon dont cela a été raconté, cet évènement, où on en est, par un extrait du 12/13 aujourd’hui à la télévision française.

France 3 – 12/13 – 31.05.10 – Récit M. Forestier – Montage P. Gueny

Danny Ayalon, Vice-ministre des Affaires Etrangères de l’Etat d’Israël ( s’exprimant en anglais, traduction) :
A bord, nous avons trouvé des armes utilisées contre nos militaires. Les intentions des organisateurs étaient la violence et leurs méthodes étaient violentes, et le résultat, est malheureusement violent. Israël regrette toute perte de vie humaine …

Commentatrice au cours du déroulement du reportage filmé de la flottille et ses occupants au départ vers Gaza :
Les organisateurs l’avaient baptisée La Flottille de la liberté, partis de Chypre, destination Gaza malgré l’interdiction des autorités israéliennes. A bord, dix mille tonnes d’aide humanitaire, des sympathisants de la cause palestinienne, des parlementaires, des humanitaires dont des Français. Tous décidés à briser le blocus imposé sur Gaza. Ils savaient qu’Israël allait les intercepter. A Gaza, le Hamas au pouvoir appelle au soulèvement devant les ambassades israéliennes du monde entier.

Ismail Haniyem, Premier Ministre du Hamas s’exprimant en arabe palestinien, traduction):
Nous demandons une réunion d’urgence au Conseil de Sécurité, après cette attaque barbare menée en violation des lois internationales, l’O.N.U. doit mettre fin au siège de Gaza.

Commentatrice, suite :
Indignation à Gaza mais aussi dans le monde entier, Israël qui s’attend à une crise majeure vient d’élever le niveau d’alerte dans tout le pays.

Fin de la vidéo, retour au studio

F.T. : Noam Chomsky, vous êtes un observateur très attentif des événements, en particulier dans cette région du monde, comment analysez-vous ce qui s’est passé aujourd’hui ?

Noam Chomsky : D’abord je crois qu’il ne faut pas oublier que cela fait déjà 30 ans qu’Israël arraisonne des navires dans les eaux internationales entre Beyrouth et Chypre, assassine des gens, les kidnappe, les enlève pour les mettre en prison en Israël, parfois les prend en otage pendant des dizaines d’années, donc il y a des…ces escapades dans les eaux internationales ne sont en rien de nouveau, ça, c’est particulièrement redoutable, certes parce que c’est lié à un assaut particulièrement sauvage, tout comme le blocus criminel de Gaza qui a pour objectif de maintenir les gens à un niveau d’existence, de subsistance, sinon ne pas mourir en masse, ça serait terrible du point de vue des relations publiques pour Israël, mais on leur permet de survivre mais pas de manière décente.

Et ces navires ont été capturés dans les eaux internationales, c’est un acte criminel quelque soit les prétextes qu’ils inventent et ils ont l’impression qu’aussi longtemps que les Etats-Unis les soutiennent, ils peuvent faire n’importe quoi.

F.T. : Noam Chomsky, quelle est la critique fondamentale que vous portez à l’Etat d’Israël, parce que cela ne date pas d’aujourd’hui, vous avez toujours été très très critique à l’égard de cet Etat.

N.C. : D’abord, je suis critique des Etats-Unis par rapport à Israël, ce que fait Israël, c’est parce que les Etats-Unis les soutiennent et les appuient depuis 35 ans. Les Etats-Unis et l’Etat d’Israël, de manière unilatérale, ont bloqué la solution politique du conflit Israël/Palestine, alors qu’il y a un consensus international complet sur la manière de résoudre la crise. Les Etats-Unis ont voté contre les résolutions au sein du Conseil de Sécurité, ont voté contre des résolutions de l’Assemblée Générale avec Israël et très souvent ont empêché une solution de la crise. Et avec cet appui formidable des Etats-Unis, Israël a séparé Gaza de la Cisjordanie, ce qui est tout à fait illégal, imposé un blocus criminel à Gaza pour punir la population d’avoir voté de la mauvaise manière dans une élection libre, c’est exactement ce qui s’est passé. En Cisjordanie, progressivement, Israël accapare les régions qui l’intéressent et chasse ce qui reste de la population dans ce que Sharon a appelé les bantoustans, lui qui était l’architecte de cette politique, on est en train de mettre en place une maîtrise complète de la région et cela est parfaitement illégal de la part d’Israël, Israël a, d’ailleurs, reconnu en 1997, et de manière très explicite, et même en 67 plus tôt , que ces transferts se faisaient contre la loi internationale et ce qu’ils font avec Jérusalem est doublement contre la loi internationale parce que ça va contre les résolutions du Conseil de Sécurité, mais ils continuent dans ce sens là parce que les Etats-Unis continuent de les appuyer, de participer à leurs exactions et leur permet de poursuivre cela, ce qui a compris l’invasion du Liban. Le harcèlement très grave des Palestiniens, empêcher les gens d’aller à l’hôpital, c’est une exaction après l’autre. Et ces exactions se font dans le cadre d’une occupation militaire, le pays a certes le droit de survivre en tant que pays, mais n’a pas le droit de se comporter comme un Etat criminel.

F.T. : Le 16 mai dernier, Noam Chomsky, vous étiez à Amman, en Jordanie, vous vouliez entrer en Israël pour y donner une conférence dans une université palestinienne, à Ramallah, et on vous a refusé l’entrée du territoire israélien. Est-ce que vous l’avez compris, comment l’avez-vous, là aussi, interprété ? quel motif d’ailleurs a-t-on avancé ?

N.C. : Je comprends. Pour être précis, on ne m’a pas empêché d’aller en Israël, on m’a empêché d’aller dans les territoires occupés. J’avais été invité par l’Université Birzeit qui est une université palestinienne, j’ai accepté cette invitation, tout comme j’accepte des invitations du Collège de France, par exemple.

je pensais aller à Birzeitet à Ramallah,dans les territoires palestiniens occupés, j’étais avec ma fille, on a été arrêté à la frontière par des officiels israéliens, ils étaient en contact constant avec le Ministère de l’Intérieur, contrairement au prétexte qu’ils ont invoqué par la suite et ça c’est transformé en incident international. Ce sont des décisions qui ont été prises par le Ministère de l’Intérieur à Tel Aviv. Il y avait deux raisons pour cela, qu’ils n’arrêtaient pas de ressasser au cours de l’interrogation, une raison était qu’ils n’aiment pas ce que je dis sur Israël, bon d’accord, ça veut dire qu’ils sont dans le même camp que beaucoup d’autres gouvernements à travers le monde qui n’aiment pas beaucoup ce que je dis. Cela n’est pas très significatif, mais la presse, parlez-en (en parlait). Cela était très clair, ils veulent maîtriser les gens qui sont accueillis par les universités palestiniennes, et j’ai dit très clairement que…. ils ont dit très clairement que si j’allais dans une université israélienne et que je passais ensuite à Birzeit. Ce qui s’est passé dans le passé, j’ai été en Israël et j’ai parlé devant des parterres universitaires israéliens et j’ai été aussi à Birzeit et dans les territoires palestiniens,
Cette fois-ci j’allais directement à Birzeit et cela ne leur plaisait pas. Donc ils disent essentiellement, nous décidons qui peut être invité par les universités palestiniennes.
D’ailleurs j’ajouterai en passant que je n’allais pas parler d’Israël et de Palestine, j’étais invité pour parler des Etats-Unis, de leur politique étrangère et intérieure,
Mais ils veulent maîtriser la situation. C’est une version légère de ce qu’ils font à Gaza, où ils veulent tout contrôler. A Gaza ils tiennent à imposer un blocus criminel, effectuer des exactions criminelles dans les eaux internationales pour empêcher les gens de forcer le blocus, ils pensent pouvoir le faire parce qu’ils ont le soutien des Etats-Unis.

F.T. : Vous avez toujours été particulièrement critique à l’égard de la politique étrangère américaine, je rappelle que vous êtes américain, on parlera de la politique étrangère américaine après, mais on vous a reproché, notamment pendant la guerre froide, au moment où vous écriviez beaucoup, et vous luttiez beaucoup, contre la guerre au Vietnam et aussi contre la politique américaine en Amérique Latine, on vous a reproché d’être beaucoup moins critique à l’égard de l’URSS qui était à l’époque l’ennemi de votre pays, les Etats-Unis, et on vous a donc accusé d’ailleurs d’être Stalinien à cette époque-là. De la même façon, Noam Chomsky, vous êtes juif et vous avez toujours été particulièrement critique à l’égard de l’Etat d’Israël, beaucoup plus qu’à l’égard des pays arabes qui l’entourent. D’où vous vient cette sévérité à l’égard de ceux qui vous sont a priori le plus proche, pourquoi c’est toujours contre eux que vous êtes si sévères ?

N.C. : Je comprends que vous croyiez cela parce que c’est précisément ce que la propagande occidentale veut nous faire croire. En fait, en réalité, c’est que j’étais tellement détesté dans l’Union Soviétique, que l’ensemble de ma discipline universitaire a été anéanti. C’est la seule région du monde où j’ai été exclu. Il y a un seul pays où j’ai cherché à pénétrer et où j’ai été bloqué, avant l’incident de l’autre jour, c’était la Tchécoslovaquie, avant l’invasion soviétique. J’ai essayé de rendre visite à des dissidents qui étaient emprisonnés et on m’en a empêché. Très littéralement, je ne pouvais pas envoyer des articles techniques de linguistique à des gens en Europe de l’Est parce que j’étais considéré comme étant une telle menace qu’on m’en empêchait, et j’étais très critique, beaucoup plus critique de l’ensemble du système bolchevique au cours de ces années que beaucoup plus critique des Etats-Unis. J’étais très critique aussi des dictatures arabes mais c’est vrai je me suis tout d’abord concentré sur l’action des Etats-Unis et de leurs clients. Mais ceci pour des raisons élémentaires éthiques très précises. Les êtres humains sont responsables des conséquences prévisibles de leurs actions, je ne peux pas beaucoup influer plus sur l’invasion russe en Tchécoslovaquie mais je peux influer sur l’invasion américaine du Vietnam ou du Nicaragua. Et c’est là que je veux concentrer mes efforts. De telle manière que vos efforts devraient se concentrer sur ce qui se passe en France. On peut parler des crimes de quelqu’un d’autre, on ne peut pas intervenir, mais dans le cas des crimes de France, vous pouvez intervenir et avoir une influence.

Donc pour des raisons de morale fondamentale, je me suis d’abord concentré sur les comportements que je peux influencer, c’est-à-dire les Etats-Unis d’abord et ça on comprend très bien quand on voit les ennemis , on voit ce qu’ils font, prenez l’Union Soviétique, nous respectons les dissidents soviétiques car ils se sont concentrés sur les crimes soviétiques, ce qu’ils disaient sur la guerre du Vietnam, vous moi, on s’en fiche un petit peu, on les soutenait peut-être mais ce qui nous importait, c’est ce qu’ils disaient sur leur propre pays. Les commissaires bien sûr leur ont dit « Mais pourquoi est-ce que vous critiquez l’Union Soviétique, pourquoi ne pas critiquer l’action américaine au Vietnam ». Nous méprisons les commissaires pour cette attitude et il est très dur pour nous d’adopter les mêmes principes moraux par rapport à nous-mêmes mais c’est ce que nous devons faire. Dans un pays libre, nous sommes beaucoup plus responsables de l’action du gouvernement que les soviétiques l’étaient pour l’action de leur pays parce qu’ils n’y avait pas grand-chose qu’ils pouvaient faire à cet égard, dans les conditions épouvantables où ils vivaient. Tandis que nous, nous avons une grande liberté de faire beaucoup de choses, donc si on choisit de ne pas accepter cette responsabilité morale fondamentale, nous sommes beaucoup plus coupables que les télés russes qui ont été discrètes par rapport aux crimes soviétiques, ça c’est fondamental, ce qui est intéressant dans cette culture occidentale, c’est que ces principes ne sont pas bien saisis.

F.T. : Alors justement on a l’impression, mais vous pouvez me corriger, Noam Chomsky, on a l’impression que votre critique la plus radicale est à l’égard, je dirais des blancs, à la fois de l’Occident, les européens et les américains, et cela depuis quasiment la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, d’ailleurs vous avez écrit un livre, « l’an 1501, la conquête continue », 500 ans après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, la conquête continue et la politique étrangère de l’Amérique, pour vous c’est la guerre, depuis toujours. Vous faites allusion très souvent à cette injustice sauvage des Européens et vous citez Adam Smith, d’ailleurs on dirait que pour vous, les blancs, depuis 500 ans, n’ont qu’une idée, c’est dévaliser le monde et le capitalisme, comme la démocratie, seraientt des armes de propagande pour nous permettre de dévaliser le monde, est-ce que je me trompe, est-ce que c’est bien la vision que vous continuez d’avoir, et en ce sens là, Israël que vous liez aux Etats-Unis serait simplement le poste avancé de l’occident au Moyen-Orient.

N.C. : Oui, bien sûr, on peut commencer par Adam Smith, c’était un vieux conservateur des lumières qui avait des valeurs morales, donc il s’est concentré à juste titre sur les crimes de l’Angleterre, il a parlé de cette injustice sauvage des Européens, en pensant surtout aux britanniques et à l’Inde, parce que c’était ça qui le préoccupait, c’était son pays, c’était sa responsabilité à lui, il a répondu à cette responsabilité fondamentale. Je suis d’accord avec lui, je pense qu’il avait raison, et je crois que je dois faire la même chose, nous devons tous faire la même chose, prendre modèle sur Adam Smith. En ce qui concerne la conquête de l’hémisphère occidental, c’est l’un des très grands crimes de l’humanité dans son histoire, il y a eu des dizaines de millions de personnes qui vivaient dans une civilisation relativement avancée dans cet hémisphère occidental qui, au moment de l’invasion occidentale, ont été décimées. Aux Etats-Unis par exemple, ils ont été pratiquement exterminés. Ce n’était pas un secret, vous savez, les pères fondateurs des Etats-Unis, savaient très bien ce qu’ils faisaient, ils parlaient de la nécessité d’exterminer la population, pour leur propre bien, et c’est ce qu’ils ont fait. Il ne faut pas l’oublier. Actuellement aux Etats-Unis, en Grande Bretagne, dans les grands journaux intellectuels progressistes, les principales publications, on va jusqu’à nier l’extermination massive qui a eu lieu et on accepte ça comme si c’était un fait acquis. Je trouve ça choquant, et ça il ne faut pas le permettre. Il faut bien se concentrer sur notre propre histoire, ce que nous avons fait, la France doit faire la même chose. Prenons un cas concret, il y a eu un grand tremblement de terre à Haïti il y a deux/trois mois, 200 ou 300 000 personnes sont mortes, pourquoi cette catastrophe ? Il y a eu des séismes ailleurs, il y a pour cela un certain nombre de raisons et une grande responsabilité appartient aux Etats-Unis et à la France. Haïti a été la colonie française la plus riche, elle a énormément contribué à la prospérité française. En 1789. Au moment de la révolution, Haïti produisait la plus grande partie du coton mondial, c’est-à-dire le lit même de la révolution industrielle, je crois que c’était de l’ordre de 70% du sucre et beaucoup d’autres récoltes. Et la France a détruit le pays, l’a transformé en régimes de plantation. Les Haïtiens ont voulu se libérer, ils ont réussi, après une guerre extrêmement brutale. Et la France à ce moment là a imposé une indemnité très importante pour ce crime d’avoir voulu saisir la liberté.

Ils n’y ont jamais échappé, au milieu du 19éme siècle, les Etats-Unis ont pris le relais, ont commencé à les torturer, ils les ont envahis, à plusieurs reprises, ont imposé un système de plantations américain et pendant ce processus, qu’est-ce qui s’est passé entre autre chose, c’est que l’agriculture haïtienne a été détruite. La population haïtienne a été forcée de s’exiler dans des bidonvilles en ville, dans des conditions épouvantables et lorsqu’il y a un cataclysme, c’est une catastrophe. Ce pourrait être un ouragan, un séisme…Qui est responsable de tout cela ? Les plus responsables, ce sont d’abord vous et moi, c’est-à-dire les nations qui ont créé cette situation au début. Mais on pourrait dire moi je m’en fiche, oui on peut faire cela, ou alors on peut aussi décider d’être des êtres humains moraux et de se dire nous sommes responsables des conséquences notre comportement qui a amené une grande partie de notre prospérité, la prospérité française vient de Haïti, une partie de la prospérité américaine aussi. Lorsqu’il y a un cataclysme là-bas, nous en sommes responsables et nous devons payer des indemnités pour réparer la situation. Ce n’est qu’un cas, regardez l’histoire, il y a beaucoup d’autres cas, par exemple le Vietnam.

F.T. : Justement, juste après les attentats du 11 septembre 2001, Noam Chomsky, vous avez sorti un livre deux mois plus tard sur le 11 septembre, un livre d’entretiens, un livre qui a eu un succès colossal dans le monde, il a été traduit dans plus de 20 langues et il s’est vendu à des millions d’exemplaires, au moins dans 30 pays. Livre dans lequel, vous disiez évidemment que cet attentat était atroce, pour les victimes, c’était atroce, mais au fond que l’Amérique l’avait bien cherché, c’est dans la même idée, finalement, c’était que l’Amérique devait s’attendre à ce type d’attentat parce que finalement elle n’est pas innocente.

N.C. : Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai dit. C’était un évènement épouvantable, un assaut épouvantable, peut-être l’acte criminel le plus important du monde et j’ai fait part de la réaction mondiale en dehors de l’occident. Il y avait une grande sympathie pour les Etats-Unis à travers le monde pour cette atrocité, mais il y avait un commentaire qu’on ajoutait. Bien, et bien, c’est comme ça, dans cette situation que nous nous trouvons depuis des centaines d’années, nous sommes désolés que cela vous arrive à vous, mais nous, cela fait des centaines d’années que cela nous arrive.

Et si on est vraiment honnête, si on est capable d’être sincère, il faut être capable de reconnaître quelque chose dont je n’ai pas parlé dans ce livre, prenez le 11 septembre en Amérique latine, on parle du deuxième 11 septembre car il y a eu un autre 11 septembre en 1973 au Chili, et si on était vraiment sincère, on admettrait que c’était encore pire que pour les Américains.

F.T.C’était le coup d’Etat de Pinochet contre Allende…

N.C. : Réfléchissez à ce qui s’est passé, supposons qu’au cours du 11 septembre américain, Al Quaida ait réussi à pénétrer dans la Maison Blanche, assassiner le Président, imposer une dictature militaire, assassiner des milliers de gens, torturer des dizaines de milliers, avait réussi à mettre sur pied un centre terroriste international, qui effectuerait des exactions, des assassinats à travers le monde, en installant des dictatures, des gouvernements pantins, cela aurait été pire que le 11 septembre, et ça, je ne l’invente pas, c’est ce qui s’est passé précisément le 11 septembre 1973. Mais nous n’arrivons pas à faire face aux conséquences de nos comportements, c’est plus facile de dire que cela ne s’est pas passé…mais le reste du monde ne voit pas de cette manière, il faut avoir la sincérité de voir le monde comme il est, y compris nos propres comportements, et dans ce livre, en fait, je n’ai pas parlé de ça parce que je me rendais compte que ce niveau de sincérité dépasse tellement ce que la culture occidentale peut accepter que ça ne valait pas la peine de le dire. Les gens ne l’accepteraient pas, mais quand on y réfléchit, c’est une bonne comparaison.

F.T. : Noam Chomsky, vous avez écrit un livre très important « la fabrication du consentement », dans lequel vous décriviez la propagande médiatique dans les démocraties, alors comment s’opère cette propagande à votre avis, comment nous raconte-t-elle le monde, encore aujourd’hui puisque pour vous, elle n’a pas de fin ?

N.C. : Prenez les exemples que j’ai évoqués, on ne parle jamais de ça, prenez par exemple les actions de ce matin à Gaza, c’est un autre exemple, qu’est-ce qui s’est passé à Gaza ? cette action est une exaction criminelle internationale dans les eaux internationales. Combien de commentateurs ont fait remarquer qu’Israël, avec le soutien des Etats-Unis, fait ça depuis 30 ans, en kidnappant des bateaux dans les eaux internationales, kidnappant des gens, les prenant en otage, des Libanais, des Palestiniens, de Chypre ou du Liban, on les emmène dans des prisons israéliennes, on les garde en otage, certains dans des geôles secrètes, combien est-ce qu’il y aura de commentaires là-dessus?

F.T.Certains vous diraient peut-être que c’est faux, que ça ne se passe pas aussi souvent que vous le dîtes, pour des raisons bien précises…

N.C. : Moi, je suis prêt à prévoir, à calculer qu’il n’y aura pas de commentaires là-dessus, comme il n’y en a pas eu, pratiquement pas, depuis une trentaine d’années. Poursuivons…. Pourquoi est-ce qu’Israël impose un siège à Gaza ? Il y une bonne raison pour cela. Israël s’est retiré de Gaza à la fin de 2005, et quelques mois plus tard, en janvier 2006, les Palestiniens ont commis un crime très grand, il y a eu une élection internationale surveillée par les autorités internationales, ils ont voté de la mauvaise manière, ce qu’Israël et les Etats-Unis ne voulaient pas. .Immédiatement, Israël, les Etats-Unis, et l’Europe avec un bémol, en suivant avec un bémol, ont imposé un siège à Gaza pour ce crime d’avoir voté de la mauvaise manière, les faits sont très clairs, c’est précisément ce qui s’est passé et la punition était très dure, tant économique que politique. Un an plus tard en 2007, Israël, les Etats-Unis, contre l’autorité palestinienne, ont essayé de faire un coup d’Etat à Gaza pour renverser ce gouvernement élu démocratiquement. Ce coup n’a pas réussi, Hamas l’a prévu et a pris le pouvoir. A ce moment là, le siège américain et israélien est devenu beaucoup plus dur et c’est la raison du blocus actuel, c’est parce que Hamas a empêché ce coup qui voulait les renverser. Et c’était quelque chose d’assez extrême, regardez les rapports des nations unies, la population à Gaza est à un niveau d’à peine de subsistance, et l’Egypte est complice, ils ont construit un mur d’acier pour empêcher les animaux de s’échapper de cette cage du côté égyptien. Ce n’est pas bien sûr le crime le pire au monde, mais c’est sûrement l’un des plus sauvages, et c’est quelque chose qui se poursuit. Aujourd’hui cette flottille de militants, de travailleurs humanitaires qui voulaient forcer le blocus pour apporter des vivres à Gaza, qu’est ce qui s’est passé, la marine israélienne les a attaqués dans les eaux internationales avec nous ne savons pas combien de gens, nous ne savons pas combien ils en ont tués. Et on se préoccupe un petit peu maintenant mais on ne parle pas des raisons qui ont entouré tout cela, ça c’est la fabrication du consentement. Il faut faire l’impasse sur les raisons de manière à ce que les occidentaux ne comprennent pas ce que nous sommes en train de faire, que nous ne comprenions pas la participation arabe dans ces grands crimes, c’est ce qui se passe constamment. Et ce n’est pas particulier aux puissances occidentales, cela a toujours été le cas dans l’histoire. Les intellectuels, les centres de pouvoir, cherchent à se protéger de leur propre population en gardant le secret sur leurs exactions parce qu’ils savent que leurs populations ne l’accepteraient pas si elles étaient au courant.

F.T. : En même temps Noam Chomsky, dans ce livre, vous expliquiez qu’il n’y avait pas de complot, il n’y a pas quelqu’un qui donne des ordres, pour que cette propagande ait lieu, si elle a lieu, alors, comment opère-t-elle, pourquoi est-ce que moi, en tant qu’animateur de télévision, je relaierais une propagande sans que personne ne m’en donne l’ordre ?

N.C. : La réponse à cette question a été donnée par George Orwell, tout le monde a lu « Animal Farm », la ferme des animaux, cette grande satire de la dictature, mais peu de gens lisent l’introduction parce qu’elle n’a pas été publiée et dans cette introduction de « la ferme des animaux » qu’on a retrouvée dans les papiers d’Orwell qui n’avaient pas été publiés, il disait, il faudrait ne pas trop s’attribuer des prix de vertu quand nous condamnons la dictature car l’Angleterre libre n’est pas si différente, dans cette Grande Bretagne libre, les idées peu Kosher (le terme n’a pas été traduit. En français, le terme « orthodoxe » conviendrait mieux),peuvent être réprimées sans moyen direct, et il l’a décrit de manière brève mais précise. Il y a deux manières de s’y prendre, d’après Orwell. D’abord la presse est détenue par des ploutocrates qui ont un intérêt à faire en sorte que certaines idées ne soient pas publiées. Ce qui est encore plus significatif, c’est une bonne éducation, si on est bien éduqué, dans les meilleures écoles, eh bien ! on vous a inculqué cette conception qu’il y a une certaine manière de réfléchir et de s’y prendre. Et je crois qu’il a raison, il y a des centres de pouvoir qui contrôlent la répartition de l’information et qui filtrent ce qu’ils sont prêts à laisser entendre par la population et laissent de côté ce qu’ils ne veulent pas laisser connaître. Ce n’est pas une conspiration, c’est un processus de marcher normal… Et il y a des gens comme nous, les classes éduquées qui ont été dans les bonnes écoles et qui ont reçu un bon enseignement, qui ont été endoctrinés à ne pas voir certaines choses. C’est ce qu’on peut appeler l’auto refoulement, c’est une ignorance délibérée, parfois consciemment, parfois inconsciemment. Nous filtrons ce que nous ne voulons pas savoir parce que ça nous met trop mal à l’aise et nous présentons une vision du monde qui correspond aux intérêts des pouvoirs en place et des privilèges de nos classes privilégiées. Ce n’est pas une conspiration, c’est un processus normal, c’est comme cela que l’histoire fonctionne depuis le début, ça prend différentes formes dans différentes sociétés. Certes dans une société libre, ça marche de la manière que j’ai décrite. Il n’y a pas de quoi à être surpris de constater que la préface d’Orwell n’a jamais été publiée.

F.T. : Noam Chosmky, que pensez-vous que des théories du complot qui parfois s’appuient sur votre thèse de la fabrication du consentement, en particulier sur le 11 septembre, quel est votre sentiment à cet égard, quand on dit par exemple que le 11 septembre n’a pu avoir lieu qu’avec la complicité du gouvernement des Etats-Unis ?

N.C. : Je crois pense que c’est une théorie populaire qui a vu le jour en France, qui a contaminé les Etats-Unis, et un tiers de la population croit ça. C’est très improbable. Supposons que le gouvernement Bush ait effectué ce 11 septembre, est-ce qu’ils auraient incriminé les Saoudiens, non, à moins qu’ils soient complètement fous, ils ont critiqué les Irakiens parce qu’ils voulaient envahir l’Irak, s’ils avaient effectué ce crime, sans être fous, ils auraient incriminé les Irakiens et ils auraient été soutenus dans leur invasion de l’Irak avec une réservation des Nations Unies et le soutien de l’OTAN. Ils n’auraient pas eu besoin d’inventer je ne sais quelle théorie, sur les armes de destruction massive, la relation entre Saddam Hussein et Al Qaida qui risquait de les discréditer, donc, non, c’est ridicule. Et puis de toute manière, il n’y avait aucune preuve sérieuse, ce n’est pas plausible, c’est improbable, ce n’est pas logique. En fait, ils ont incriminé les Saoudiens, mais en fait il n’y avait que deux personnes qui avaient intérêt à faire ça, c’était Saddam Hussein qui voulait détourner l’attention sur l’Arabie Saoudite et puis Oussama Ben Laden, qui était un ami de l’Arabie Saoudite. Donc si on veut s’amuser avec des théories du complot, il faut incriminer Oussama Ben Laden. Cela n’est pas ce que je dis mais ça doit être la conclusion de ceux qui vont chercher je ne sais quelle théorie obscure de complot. Je crois qu’il ne faut pas mettre en cause les faits, les réalités telles qu’on en a fait état.

F.T. : Noam Chomsky, la France est certainement un des pays où vous êtes le moins connu, je pense que cela date d’il y a 30 ans quand vous avez d’abord signé une pétition puis écrit une préface à un livre de Robert Faurisson. Cela a été très mal interprété à l’époque, Robert Faurisson niant l’existence des chambres à gaz, ça vous a valu une certaine réputation en France et l’ostracisme, en tout cas le tir de barrage dont vous avez été victime à l’époque. Est-ce que vous pouvez nous expliquer aujourd’hui pourquoi vous avez signé cette pétition à l’époque pour le défendre. Et pourquoi vous avez fait cette préface à l’un de ses livres ?

N.C. : D’abord je n’ai pas écrit une préface à ce livre que vous reprochez, j’ai signé une pétition pour la liberté d’expression. J’en ai signé des milliers, pour les dissidents iraniens, pour les dissidents d’ailleurs, pour les gens en occident, les dissidents soviétiques, j’en signe des tas de pétitions dans ce sens-là…Je crois que les gens ont droit à la liberté d’expression. Et très souvent, on signe des pétitions pour des gens qui sont peu ragoûtants, des gens qui nient la liberté d’expression, ce sont des gens qui sont intolérants et intolérables, évidemment on ne peut pas signer des pétitions pour ces gens-là, mais ça..ça revient aux Lumières, on a fait une déclaration importante parce que si on croit à la liberté de l’expression, il faut l’attribuer aussi à ceux qu’on déteste, Staline aussi…Donc, on signe des pétitions pour des gens qu’on n’aime pas, ce n’est pas significatif, peu importe leurs opinions, ils doivent avoir la liberté d’expression, quelque soit leur opinion. Donc systématiquement, je signe des pétitions. En France, il n’y a pas vraiment de conception de la liberté d’expression, et tout de suite en France, quand j’ai signé cette pétition pour la liberté d’expression de Faurisson, il y a eu une levée de boucliers en France et on a été dire que cette pétition soutenait les points de vue de Faurisson, mais quelqu’un qui comprend la liberté d’expression comprend que soutenir cela, ce n’est pas soutenir les points de vue de ces gens-là, c’est élémentaire. L’auteur de cette préface inexistante, l’auteur de la pétition, plutôt, m’a demandé d’écrire une déclaration, une remarque élémentaire sur la liberté d’expression, établissant cette question élémentaire que pour défendre la liberté d’expression, il ne s’agit pas de défendre les points de vue qui sont exprimés. Je ne prenais pas position là-dessus, cette position a été ajoutée comme avis à un mémoire de Faurisson où il se défendait de cette accusation scandaleuse. Je n’ai pas lu le livre, mais regardez le titre, c’est « un mémoire contre ceux qui m’accusent de falsification de l’histoire concernant les chambres à gaz ». Alors cette idée que quelqu’un devrait être déferré devant le tribunal pour avoir falsifié l’histoire, ça… Cela nous vient de la vieille union soviétique, ça…c’est la doctrine stalinienne qui dit que l’Etat, l’Etat sacré a le droit de déterminer la vérité historique et le droit de punir ceux qui n’acceptent pas. Donc j’ai écrit cet avis qui était ajouté et c’est marqué « préfacé d’un avis », et quand on m’en a parlé par la suite, non, je n’étais pas contre.

Et puis mes amis, mes collègues ont fait pression sur moi, j’ai suggéré qu’on retire cet avis parce que j’ai compris que dans la culture française, ça ne pouvait pas être compris. Il y a si peu de compréhension de liberté d’expression en France que cela serait tout simplement mal compris. Donc j’ai suggéré qu’il fallait enlever cet avis mais il était trop tard, cela avait été publié. Mais je ferais la même chose pour n’importe qui, quelque soit son point de vue. Cette idée de punir quelqu’un parce que l’Etat dit qu’il s’oppose à des faits historiques, c’est inimaginable, ce genre de chose qui ne peut se produire que dans les Etats totalitaires.

En fait c’est une insulte à la mémoire des victimes de l’holocauste, on n’honore pas ses victimes en adoptant les principes de leurs assassins, c’est un relook de la doctrine stalinienne.

F.T. : Toute dernière question, il nous reste une minute, Noam Chomsky, tout de même parce que vous avez beaucoup critiqué la notion française de la liberté d’expression, mais néanmoins, c’est l’antiracisme souvent qui gouverne cette limitation. Vous-même vous avez du souffrir de l’antisémitisme aux Etats-Unis, vous ne trouvez pas qu’il est normal de limiter la liberté d’expression, par exemple au nom de l’antiracisme, pour empêcher les insultes racistes, même pas ?

N.C. : Certainement pas, ce n’est pas comme ça qu’on arrête le racisme, on ne met pas un terme au racisme en punissant les gens qui expriment des points de vue racistes. Prenez l’exemple que j’ai évoqué auparavant, dans les grands périodiques intellectuels aux Etats-Unis, on nie le génocide, par exemple le génocide des dizaines de millions de personnes par l’invasion européenne. Est-ce que la manière de s’y prendre c’est de mettre les gens en prison, non !, la manière de s’y prendre, c’est d’éduquer les gens, d’expliquer aux gens que ce n’est pas ce qui s’est passé, leur expliquer ce qui s’est passé. En fait, ceux qui nient l’holocauste, c’est intéressant comme cas. Il y a beaucoup de gens aux Etats-Unis qui nient l’holocauste, des gens qui ont des positions prestigieuses, parfois qui enseignent dans les universités, dans des instituts, des instituts révisionnistes, et personne n’y accorde la moindre attention. On ne les punit pas. Ils n’ont aucune influence. Maintenant, si on les poursuivait devant les tribunaux, avec des décisions des tribunaux, tout le monde en parlerait, et cela leur accorderait de l’influence. Donc aux Etats-Unis, les gens connaissent Faurisson mais ils ne connaissent pas les révisionnistes américains, parce que c’est une bonne réaction, il s’agit d’en faire fi et de les ignorer. Si on veut leur donner beaucoup de publicité, si on veut qu’ils soient connus, il faut les traiter de la manière dont ils sont traités en France. En tout cas, ce n’est pas la bonne manière de s’y prendre.

F.T. : Noam Chomsky, je ne peux pas vous résister, une toute dernière question, vous n’étiez pas venu en France depuis 25 ans, vous avez trouvé que ce pays a changé ?

N.C. : Je crois qu’on se braque trop sur le fait que cela fait 25 ans que je ne suis pas venu. Cela fait 25 ans que je ne suis pas venu en Europe continentale. La dernière fois que j’ai été aux Pays-Bas, c’était il y a 20 ans…je n’ai jamais été en Allemagne, je crois pour toutes sortes de raisons. J’ai été en Italie parce que j’aime beaucoup la Toscane…

Mais j’ai trop de choses à faire, si je dois voyager dans le Tiers-Monde… Je n’ai pas trop de choses à dire sur la France, car je ne la connais pas suffisamment. Je préfère garder le souvenir chéri de ce que je connais de la France.

F.T. : Merci, Noam Chomsky d’être venu dans cette émission ce soir.

© Noam Chomsky


Transcrit par www.chomsky.fr


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