[2009] Crise et espoir : les leurs et les nôtres +

Par Noam Chomsky

Retour Boston Review, Septembre 2009 Imprimer

Je devrais peut-être commencer par expliquer le titre. Il y a trop de nuances et de variétés pour faire des distinctions aussi tranchées que « eux et nous » ou « les leurs et les nôtres ». Et ni moi ni personne ne saurait prétendre parler pour « nous ». Mais je vais faire comme si c’était possible.

Il y a aussi un problème avec le terme de « crise ». Laquelle ? Il y a de nombreuses crises très sérieuses, entremêlées de telle façon qu’il est impossible de les séparer clairement. Mais encore une fois, je vais faire comme si, par simplicité.

Une des façons d’aborder ce bourbier est fournie par l’édition du 11 Juin de la « New York Review of Books ». Le titre de la une est « comment gérer la crise » ; le numéro présente un symposium de spécialistes sur le sujet. C’est une lecture vraiment enrichissante, mais l’on doit prêter une attention particulière à l’article défini. Dans le monde occidental, l’expression « la crise » revêt une signification bien claire : il s’agit de la crise financière qui a lourdement frappé les pays riches, et qui est donc d’une importance capitale. Mais même pour les riches et les privilégiés, c’est très loin d’être la seule crise ou la plus sévère. Et d’autres voient le monde de manière très différente. Par exemple, dans l’édition du 26 Octobre 2008 du journal bangladais « The New Nation », on peut lire :

« Il est très significatif que des milliards et des milliards aient déjà été dépensés pour rafistoler les plus grosses institutions financières mondiales, alors que sur les 12.3 milliards de dollars promis à Rome plus tôt cette année, pour compenser la crise alimentaire, seul un milliard de cette somme relativement modique ait été effectivement versé. L’espoir que l’extrême pauvreté au moins puisse être éradiquée avant fin 2015, comme stipulé dans les Objectifs du Millénaire pour le Développement de l’ONU (1), semble aussi irréaliste que jamais, non pas à cause d’un manque de ressources mais à cause d’un manque de préoccupation véritable pour les pauvres de la planète. »

L’article continue en prédisant que la Journée Mondiale de l’Alimentation d’octobre 2009 “apportera… des informations désastreuses sur la détresse des pauvres dans le monde… qui, selon toute vraisemblance, resteront à l’état de simples « informations » appelant peu à agir, si toutefois elles appellent à une action quelconque.“ Les dirigeants occidentaux semblent déterminés à voir se réaliser ces tragiques prédictions. Le 11 juin, le « Financial Times » rapportait qu’ « à l’heure où les pays donateurs qui doivent faire face à une crise fiscale chez eux procèdent à des coupes claires de leur contribution à l’ONU, le Programme Alimentaire Mondial des Nations Unies(2) réduit les rations d’aide alimentaire et met fin à certaines opérations». Parmi les victimes se trouvent l’Ethiopie, le Rwanda, l’Ouganda et d’autres. Cette coupe brutale du budget survient alors que le nombre de victimes de la faim a dépassé un milliard – avec plus de 100 millions de cas en plus au cours des six derniers mois – alors que les prix alimentaires augmentent et que les versements diminuent du fait de la crise économique dans le monde occidental.

Comme prévu par « The New Nation », les « informations désastreuses » fournies par le Programme Alimentaire Mondial ont eu grande peine à franchir le seuil de « simples informations ». Dans le N.Y. Times, le rapport du P.A.M. sur la réduction des maigres efforts occidentaux dans la gestion de cette « catastrophe humaine » croissante n’eut droit qu’à 150 mots en page 10, dans la rubrique « brèves nouvelles du monde ». Ceci est loin d’être inhabituel. En annonçant une Journée de la Désertification Mondiale L’ONU a aussi donné une estimation de l’impact de la désertification: elle menacerait la vie de près d’un milliard de personnes. Son but, selon le journal nigérian « This Day », est de « combattre la désertification et la sécheresse dans le monde entier en essayant de faire croître la prise de conscience publique et en appliquant des conventions traitant de la désertification dans les pays membres. » Ces efforts pour élever la conscience publique n’ont fait l’objet d’aucune mention dans la presse américaine. Ce genre d’omission n’est que trop courant.

Il est peut être instructif de rappeler que lorsqu’ils débarquèrent dans ce qui est aujourd’hui le Bangladesh, les envahisseurs britanniques furent abasourdis par sa richesse et sa splendeur. Le pays allait bientôt devenir le symbole même de la misère, mais non par la volonté divine.

Comme l’illustre le destin du Bangladesh, la terrible crise alimentaire n’est pas le seul fait d’un « manque de préoccupation véritable » des centres de richesse et de pouvoir. Elle est en grande partie le résultat des intérêts particuliers des dirigeants mondiaux, au service de leur propre bien-être. Il faudrait toujours garder en tête l’observation subtile d’Adam Smith sur la formation des politiques en Angleterre. Il admit que les « principaux architectes » de la politique – à son époque les « marchands et les fabricants » – s’assuraient que leurs propres intérêts « fussent particulièrement pris en considération » quelque pussent en être les effets « douloureux » sur les autres, ce qui incluait le peuple anglais et plus encore ceux soumis à « la sauvage injustice des européens », particulièrement en Inde, principale préoccupation de Smith dans le domaine des conquêtes européennes.

Smith faisait spécifiquement référence au système mercantiliste, mais ses observations sont généralisables et, en tant que telles, constituent l’un des peu nombreux principes continus et stables des relations internationales et des affaires intérieures. Elles ne devraient pas pour autant être généralisées démesurément. Il est des cas intéressants où les intérêts de l’Etat, comme les intérêts économiques ou stratégiques à long terme, prennent le pas sur les intérêts locaux de concentration du pouvoir économique, qui déterminent largement la politique de l’état. L’Iran et Cuba sont des exemples instructifs à cet égard, mais je les laisserai de côté dans notre cas.

C’est d’abord à Haïti, début 2008, qu’a surgi et de la manière la plus dramatique la crise alimentaire. Comme le Bangladesh, Haïti est de nos jours un symbole de misère et de désespoir. Et, comme le Bangladesh, lorsque les explorateurs européens arrivèrent, l’île était remarquablement riche en ressources, sa population importante et florissante. Elle devint plus tard une source importante de la richesse de la France. Je ne retracerai pas sa sordide histoire, mais la crise alimentaire actuelle peut être reliée directement à 1915, aux invasions meurtrières, brutales et destructives de Woodrow Wilson. L’un des nombreux crimes de Wilson fut de dissoudre le parlement haïtien par la menace armée : ce dernier refusait de voter une « législation progressiste » qui aurait permis aux entreprises américaines de prendre le contrôle de terres haïtiennes. Les Marines de Wilson organisèrent ensuite des élections libres, ce qui permit à cette législation d’être approuvée par 99.9% des 5% de la population qui avait le droit de vote. Tout ceci nous est parvenu sous l’expression d’« idéalisme wilsonien » dans les manuels d’histoire.

Plus tard, l’Agence des Etats Unis pour le Développement International (USAID) mit sur pied des programmes visant à faire d’Haïti le « Taiwan des Caraïbes », en faisant adhérer le pays au principe sacré de l’avantage comparatif : Haïti devait importer de la nourriture et d’autres marchandises depuis les Etats Unis pendant que les travailleurs, en majorité des femmes, trimaient dans des conditions misérables dans les usines d’assemblage de propriétaires américains. Les premières élections libres d’Haïti, en 1990, menacèrent la rationalité économique de ces programmes. La majorité pauvre investit pour la première fois l’arène politique et élut son propre candidat, un prêtre populiste, Jean-Bertrand Aristide. Washington adopta le mode opératoire habituel en de pareils cas, prenant immédiatement des mesures destinées à ébranler le régime. Quelques mois plus tard le coup d’état militaire prévu eut lieu, et la junte ainsi mise en place instaura le règne de la terreur, qui fut soutenu par Bush père et plus encore par Clinton malgré les faux-semblants. En 1994 Clinton décida que la population avait suffisamment été intimidée et envoya des forces américaines pour remettre en place le président élu, mais à la stricte condition qu’il accepte un régime néolibéral dur. Qu’il n’y ait pas de protection pour l’économie en particulier. Les riziculteurs haïtiens sont efficaces mais ne peuvent rivaliser avec l’industrie agroalimentaire américaine qui dépend d’énormes subventions gouvernementales, en grande partie grâce à Reagan, canonisé Grand Prêtre du libre-échange sans grande considération pour son bilan: protectionnisme extrême et intervention étatique dans l’économie.

Ce qui suivit n’a pas de quoi surprendre: un rapport USAID de 1995 observait que « la politique d’investissement et de commerce tournée vers l’exportation » – mandatée par Washington – « presse sans relâche le riziculteur local ». Les politiques néolibérales démantelèrent ce qui restait de souveraineté économique et menèrent le pays au chaos, le blocage de l’aide internationale par Bush fils par pur cynisme accélérant ce processus. En février 2004 les deux tortionnaires classiques d’Haïti, la France et les E.U., soutinrent un coup d’état militaire et firent, comme par magie, disparaître le président Aristide en Afrique. Haïti avait alors perdu la capacité de nourrir sa propre population, ce qui la rendait très vulnérable aux fluctuations des prix alimentaires, cause immédiate de la crise de 2008.

L’histoire est assez similaire dans une grande partie du monde. Dans une mesure limitée, il peut être assez juste de dire que la crise alimentaire résulte du manque de préoccupation de la part des pays occidentaux : une maigre dotation alimentaire pourrait surmonter ses pires effets immédiats. Mais, plus fondamentalement, elle provient d’une adhésion aux principes de base d’une politique étatique dirigée par les entreprises, la généralisation d’Adam Smith. Ce sont là des problèmes que nous esquivons trop facilement – en même temps que le fait de renflouer les banques n’est pas une priorité dans les esprits du milliard de personnes atteint par la famine, sans oublier les dizaines de millions qui souffrent de la faim dans le pays le plus riche du monde.

On néglige également une possibilité pour considérablement résorber les crises alimentaires et financières. Il est suggéré par la récente publication du SIPRI (L’institut suédois de recherche pour la paix) de son rapport annuel sur les dépenses militaires, qui fait autorité. L’ampleur des dépenses militaires est phénoménale et s’accroît régulièrement. Les Etats Unis représentent quasiment la moitié des dépenses mondiales, sept fois plus que leur rival le plus proche, la Chine. Cela se passe de tout autre commentaire.

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La répartition des préoccupations illustre une autre crise, une crise culturelle: la tendance à se concentrer sur des gains à court terme d’ordre privé, qui constitue un élément central de nos institutions socioéconomiques et de leur système de soutien idéologique. Une des illustrations en est le dispositif d’incitations perverses destinées à l’enrichissement personnel des grands patrons, quelle que puisse en être l’incidence néfaste sur les autres – par exemple, les polices d’assurances dites « trop gros pour couler » fournies involontairement par le public.

Il y a aussi des problèmes plus profonds inhérents à l’inefficacité des marchés. L’un d’entre eux, que l’on vient tardivement de reconnaître comme étant en partie à l’origine de la crise financière, est la sous-évaluation du risque systémique : si vous et moi réalisons une transaction ensemble, nous y incluons notre coût, mais pas celui des autres. L’industrie de la finance, c’est-à-dire Goldman Sachs, dans les conditions d’une bonne gestion, calcule le coût potentiel pour elle-même d’un mauvais prêt, mais ne calcule pas son impact sur le système financier, qui peut être grave. Ce défaut inhérent aux marchés est bien connu. Il y a 10 ans, à l’époque où l’euphorie quant à l’efficacité des marchés était à son comble, deux économistes de premier plan, John Eatwell et Lance Taylor, ont écrit « La Finance Mondiale en Danger », un livre important dans lequel ils expliquaient clairement les conséquences de ces inefficacités du marché et faisaient des propositions pour y faire face. Celles-ci s’opposaient fortement à la rage de déréglementation qui rongeait le gouvernement Clinton, alors sous la houlette de ceux qu’Obama a aujourd’hui sollicités pour mettre des pansements sur le désastre qu’ils ont créé.

Dans une large mesure, la crise alimentaire qui est le fléau d’une grande partie du Sud et la crise financière du Nord ont une source commune : le glissement vers le néolibéralisme depuis les années 70, qui mit fin au système de Bretton Woods instauré par les Etats Unis et le Royaume-Uni après la seconde Guerre Mondiale. Les architectes de Bretton Woods, John Maynard Keynes et Harry Dexter White, avaient prévu que ses principes de base – incluant les contrôles de capitaux et la réglementation des devises – déboucheraient rapidement sur une croissance économique relativement équilibrée de même qu’ils donneraient mains libres aux gouvernements pour mettre en place des programmes socio-démocrates, qui bénéficiaient d’un très fort soutien du public. Leurs vues s’avérèrent grandement justifiées sur les deux plans. De nombreux économistes surnomment les années qui suivirent, jusque dans les années 70, l’ « âge d’or du capitalisme ».

L’ “Age d’Or” a non seulement connu une croissance sans précédent et relativement égalitaire et mais aussi l’introduction de mesures de protection sociale par l’état. Comme Keynes et White en étaient conscients, la liberté de mouvement des capitaux et la spéculation entravent ces choix. Pour citer la littérature professionnelle, la libre circulation des capitaux crée un « sénat virtuel » de créanciers et d’investisseurs qui réalisent un « référendum à chaque instant T » sur les politiques gouvernementales, et si ils les trouvent irrationnelles – c’est-à-dire, conçues pour aider la population et non pour soutenir les bénéfices – ils votent contre ces dernières par des fuites de capitaux, des attaques sur les devises et autres mesures. Les gouvernements démocratiques ont par conséquent des « électeurs doubles » : la population, et le sénat virtuel qui, habituellement, prévaut.

Dans son histoire normative du système financier, Barry Eichengreen écrit qu’à ses débuts, les coûts dus à l’inefficacité des marchés et à ses défaillances pouvaient être imposés au public, mais que cela devint difficile lorsque les gouvernements furent « politisés » par « le suffrage universel masculin, l’essor du syndicalisme et les partis politiques représentant le monde du travail » et plus tard par la radicalisation de l’opinion publique durant la Grande Dépression et la guerre anti-fasciste. C’est pourquoi, dans le système de Bretton Woods, « on préféra imposer des restrictions sur la mobilité des capitaux plutôt que sur la démocratie en tant que garantie contre la pression du marché ». Mais il y a un corollaire: le démantèlement des restrictions de Bretton Woods sur les capitaux durant la période néolibérale réintroduit une arme puissante contre la démocratie.

Le repli néolibéral de la démocratie – souvent appelé « promotion de la démocratie » – a permis d’autres moyens de contrôle et de marginalisation du public. Une des illustrations en est la gestion aux E.U. des fastueux spectacles électoraux par l’industrie des relations publiques, dont le point culminant a été atteint avec Obama, lauréat du prix du meilleur « vendeur de l’année 2008 ». Les directeurs de ce secteur jubilaient dans la presse spécialisée, clamant qu’Obama était la plus belle réussite à ce jour de ceux qui « il y a 30 ans furent des pionniers dans la labellisation des candidats comme des produits de marque», lorsqu’ils conçurent la campagne de Reagan. Le Financial Times cita un directeur de marketing qui suggérait que le triomphe d’Obama devrait « avoir plus d’influence sur les conseils de direction que n’importe quel président depuis Ronald Reagan, [qui] donna une nouvelle définition du PDG ». Selon les enseignements de Reagan « vous devez donner [à votre organisation] une vision », ouvrant ainsi le « règne du PDG impérial » dans les années 80 et 90. La synergie direction de firmes – contrôle de la politique, qui inclut le marketing des candidats comme des marchandises, offre de grandes perspectives pour la gestion future de la démocratie.

Pour les travailleurs, les petits paysans et les pauvres, ici ou à l’étranger, tout ceci équivaut à un désastre continu. L’une des raisons de la radicale différence de développement entre l’Amérique latine et l’Asie du sud-est au cours des 50 dernières années est que la première ne contrôlait pas la fuite des capitaux, souvent proche du niveau de son écrasante dette, régulièrement utilisée comme arme contre la menace de réformes démocratiques et sociales. A l’inverse, durant la remarquable période de croissance de la Corée du Sud, la fuite des capitaux était non seulement interdite mais pouvait aussi entraîner une condamnation à mort.

Là où les règles néolibérales ont pu être observées depuis les années 70, l’efficacité économique s’est généralement détériorée et les programmes de démocratie sociale ont connu un recul substantiel. Aux Etats Unis, où ces règles ont été en partie adoptées, le salaire réel, au lieu de suivre l’accroissement de productivité comme par le passé, a largement stagné depuis 30 ans pour la majorité alors que les heures de travail ont augmenté, atteignant maintenant un niveau bien supérieur à celui de l’Europe. Les avantages, qui ont toujours été à la traîne, ont encore été réduits. Les indicateurs sociaux – mesures générales de la santé de la société – ont aussi suivi la croissance jusqu’au milieu des années 70 avant de décliner jusqu’au niveau de 1960 à la fin du millénaire. La croissance économique s’est répartie dans quelques poches, de plus en plus dans les milieux financiers. La finance représentait quelques points de pourcentage du PIB en 1970 et a depuis grimpé pour atteindre plus d’un tiers, alors que l’industrie de production a baissé et avec elle le niveau de vie de la majorité de la main d’œuvre. L’économie a été ponctuée de bulles, de crises financières et de renflouages publics, qui battent aujourd’hui de nouveaux records. Quelques remarquables économistes internationaux expliquèrent et prédirent ces résultats dès le début. Mais le mythe des « marchés efficaces » et du « choix rationnel » a prévalu. Il n’y a là rien de surprenant : il bénéficiait largement aux secteurs restreints de privilège et de pouvoir d’où sont issus les « architectes principaux de la politique ».

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L’expression “âge d’or du capitalisme” peut elle-même être contestée. La période devrait s’appeler « capitalisme d’Etat » pour être plus exacte. Le secteur public était et reste un élément principal du développement et de l’innovation via toute une série de mesures, parmi elles la recherche et développement, les passations de marché, les subventions et les renflouages. Dans leur version américaine, ces politiques fonctionnaient essentiellement sous couverture du Pentagone tant que le nec plus ultra de l’économie avancée était basé sur l’électronique. Récemment il y a eu une réorientation vers les institutions étatiques de santé à mesure que les découvertes de pointe étaient plus axées sur la biologie. Les résultats ont donné les ordinateurs, Internet, les satellites et la majeure partie du reste de la révolution numérique, mais aussi beaucoup d’autres choses: l’aviation civile, les machines-outils avancées, les produits pharmaceutiques, la biotechnologie et bien plus encore. Le rôle crucial de l’Etat dans le développement économique devrait être gardé à l’esprit lorsque nous entendons des mises en garde désespérées quant à l’intervention gouvernementale dans le système financier après que les dirigeants du secteur privé l’ont une nouvelle fois conduit à la crise, une crise particulièrement grave qui, cette fois-ci touche les riches, et pas seulement les pauvres, ce qui mérite donc que l’on s’en préoccupe particulièrement. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est un peu curieux de lire, sous la plume de l’historien de l’économie Niall Ferguson dans le symposium sur la crise de la N.Y. Review of Books, que « la leçon de l’histoire économique est très claire. La croissance économique… provient de l’innovation technologique et des gains de productivité, et ces derniers viennent du secteur privé, pas de l’Etat » – remarques probablement écrites sur un ordinateur et envoyées par Internet, qui firent substantiellement partie du secteur public pendant des décennies avant qu’ils ne deviennent disponibles pour les profits privés. Sa leçon est très loin d’être la plus évidente de l’histoire économique.

L’intervention de grande envergure de l’Etat dans l’économie n’est pas non plus propre à la période de l’après-guerre. Bien au contraire, l’Etat a toujours été un facteur central du développement économique. Lorsqu’elles obtinrent leur indépendance, les colonies américaines furent libres d’abandonner les politiques économiques orthodoxes qui leur imposaient d’adopter, à cause de leur avantage comparatif, l’exportation de matières primaires en compensation de l’importation des biens manufacturés britanniques de qualité supérieure. L’économie hamiltonienne mit en place des droits de douane élevés afin qu’une économie industrielle puisse se développer : textiles, acier et autres. L’éminent historien de l’économie Paul Bairoch décrit les Etats Unis comme « la mère-patrie et le bastion du protectionnisme moderne », dotés des droits de douane les plus élevés au monde lors de sa période de grande croissance. Et le protectionnisme n’est qu’une des nombreuses formes d’intervention de l’Etat. Les politiques protectionnistes continuèrent jusqu’au milieu du 20° siècle jusqu’à ce que les Etats Unis possèdent une telle avance que les dés soient pipés dans le bon sens – c’est-à-dire à l’avantage des firmes américaines. Et lorsque nécessaire, les dés furent pipés plus encore, notamment par Reagan, qui multiplia pratiquement par deux les barrières protectionnistes entre autres mesures destinées à venir au secours des directeurs des firmes américaines incompétents et incapables de rivaliser avec le Japon.

Dès le début, les Etats Unis suivirent l’exemple de la Grande Bretagne. Les autres pays développés firent de même, alors que colonies se voyaient prescrites les politiques orthodoxes, avec les effets escomptés. Il convient de noter que le seul pays du Sud (métaphoriquement parlant) qui se développa, le Japon, fût aussi le seul à résister victorieusement à la colonisation. D’autres qui se développèrent, comme les Etats Unis, le firent après avoir échappé à la domination coloniale. L’application sélective des principes économiques – l’économie orthodoxe imposée aux colonies, bien que violée à loisir par ceux qui peuvent se le permettre – est un élément central dans la création de la fracture Nord-Sud. Comme beaucoup d’autres historiens de l’économie, Bairoch conclue, à partir d’une vaste enquête, qu’« il est difficile de trouver un autre cas où les faits contredisent à tel point une théorie dominante ». Il parle de la doctrine selon laquelle la liberté des marchés fut le moteur de la croissance, une dure leçon que les pays en voie de développement ont encore dû apprendre ces dernières décennies. Même l’enfant prodige du néolibéralisme, le Chili, est très dépendant du plus grand producteur mondial de cuivre, Codelco, nationalisé par Allende.

A ses débuts l’économie de la révolution industrielle basée sur le coton reposait sur un nettoyage ethnique de grande envergure et sur l’esclavage, des formes plutôt aigues de l’intervention de l’Etat dans l’économie. Bien que l’esclavage ait été théoriquement aboli avec la Guerre Civile, il fit sa réapparition après la Reconstruction sous une forme plus violente à bien des égards, avec ce qui revenait de fait à une criminalisation de la vie afro-américaine et l’usage généralisé du travail des prisonniers. Cela continua jusqu’à la seconde guerre mondiale. Dès la fin du 19° siècle, la révolution industrielle reposait abondamment sur cette nouvelle forme d’esclavage, une affreuse histoire qui fut seulement récemment dénoncée dans ses plus choquants détails par une étude très importante menée par le directeur de l’information du Wall Street Journal, Douglas Blackmon. Durant « l’âge d’or » qui suivit la deuxième guerre mondiale, les afro-américains purent pour la première fois profiter de quelques avancées sociales et économiques, mais l’histoire peu glorieuse de la post-Reconstruction a été partiellement reconstituée durant les années néolibérales avec la rapide croissance de ce que certains criminologues appelle « le complexe carcéro-industriel », un crime spécifiquement américain perpétré depuis les années 80 sans interruption et exacerbé par le démantèlement de l’industrie de production.

Le système américain de production de masse qui étonna le monde du 19° siècle fut largement créé dans les arsenaux militaires. Les capitaux privés n’étaient pas à même de résoudre ce qui était l’entreprise majeure du 19°siècle, à savoir les chemins de fer. C’est l’armée qui eut donc à relever le défi. Il y a un siècle, les plus gros problèmes de l’ingénierie électrique et mécanique impliquaient le placement d’un énorme canon sur une plateforme mobile pour qu’elle atteigne une cible en mouvement – l’artillerie navale. Les plus avancés dans ce domaine étaient l’Allemagne et l’Angleterre, et les retombées atteignirent rapidement le domaine de l’économie civile. Quelques historiens de l’économie comparent cet épisode aux programmes spatiaux gouvernementaux d’aujourd’hui. La « Guerre des Etoiles» (I.D.S) de Reagan fut acceptée par l’industrie comme un cadeau normal du gouvernement, et fut également comprise ainsi partout ailleurs : c’est pour cela que l’Europe et le Japon voulurent y participer. Il y eut une augmentation spectaculaire du rôle de l’Etat après la seconde Guerre Mondiale, particulièrement aux Etats Unis, où une bonne partie de l’économie de pointe se développa dans cette structure.

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Les modes de développement économique dirigés par l’Etat requièrent une duplicité considérable dans une société où le public ne peut être contrôlé par la force. On ne peut dire aux gens que l’économie avancée dépend largement de leurs prises de risque alors que les bénéfices obtenus au final sont privatisés, le « final » pouvant prendre longtemps, parfois des décennies. Après la seconde guerre mondiale, on annonça aux américains que leurs impôts serviraient à nous défendre contre des monstres sur le point de nous écraser – comme dans les années 80 lorsque Reagan enfila ses chaussures de cow-boy et annonça une Urgence Nationale parce que des hordes de nicaraguayens n’étaient qu’à deux jours d’Harlingen (Texas). Ou vingt ans plus tôt lorsque LBJ nous mit en garde, disant que nous n’étions que 150 millions et qu’ils étaient 3 milliards, et que si la force prime le droit, ils déferleraient sur nous pour nous prendre nos biens et que nous devions donc les arrêter au Vietnam.

Pour ceux qui s’intéressent aux réalités de la guerre froide et à son instrumentalisation pour contrôler le public, un moment évident à examiner de très près est la chute du mur de Berlin il y a 20 ans et ses conséquences. La célébration de son anniversaire en Novembre 2009 a déjà débuté, accompagné d’un battage médiatique considérable qui ira certainement croissant au fur et à mesure que la date se rapprochera. Les implications révélatrices des politiques mises en place après la chute du mur sont pourtant passées sous silence, comme par le passé, et vont probablement le rester quand le mois de novembre sera venu.

Réagissant immédiatement à la chute du mur, le gouvernement Bush père publia une nouvelle Stratégie pour la Sécurité Nationale et une proposition de budget pour fixer le cap après l’effondrement de ce que Kennedy appelait « la conspiration monolithique et impitoyable » visant à dominer le monde et Reagan « l’empire du mal » – un effondrement qui emporta avec lui la structure toute entière de contrôle national de la population. La réponse de Washington fut sans détour : pas de changements à l’horizon, mais de nouveaux prétextes. Nous avons toujours besoin d’un énorme système militaire, mais pour une nouvelle raison : la « technologie sophistiquée » des puissances du Tiers-Monde. Nous devons maintenir une « base industrielle de défense », euphémisme pour une industrie de haute technologie soutenue par l’Etat. Nous devons aussi maintenir des forces d’intervention dans les régions riches en ressources énergétiques du Moyen-Orient, où les menaces contre nos intérêts qui requerraient une intervention militaire « ne pourraient pas être laissées entre les mains du Kremlin », contrairement aux faux-semblants des décennies précédentes. Cette mascarade a parfois été reconnue, comme lorsque Robert Komer – l’artisan de la Force de Déploiement Rapide du président Carter (plus tard appelée Commandement Central), principalement destinée au Moyen Orient – témoigna devant le Congrès en 1980 que l’usage le plus probable de la Force n’était pas de résister à une attaque soviétique, mais de gérer les troubles autochtones et régionaux, en particulier le « nationalisme radical » qui a toujours été une préoccupation majeure à travers le monde.

Avec la fin de l’Union Soviétique, le ciel s’éclaircit, et les préoccupations politiques réelles furent plus visibles pour ceux qui voulaient bien les voir. La structure de propagande de la guerre froide apporta deux contributions fondamentales : le soutien du secteur étatique dynamique de l’économie (l’industrie militaire n’en étant qu’une petite partie) et la protection des intérêts des « principaux architectes de la politique » à l’étranger.

Le destin de l’OTAN révèle des préoccupations identiques, et s’avère hautement pertinent aujourd’hui. Avant Gorbatchev, le but déclaré de l’OTAN était de dissuader les russes d’envahir l’Europe. La légitimité de ce programme fut discutable dès la fin de la seconde Guerre Mondiale. En Mai 1945, Churchill ordonna qu’on établisse des plans de guerre pour l’Opération Impensable [NdT : Operation Unthinkable], dont le but était l’ « élimination de la Russie ». Ces plans – rendus publics il y a dix ans – sont longuement examinés dans l’étude universitaire majeure des dossiers du renseignement britannique, « The Hidden Hand » de Richard Aldrich. Selon lui, ils prévoyaient une attaque surprise par des centaines de milliers de troupes américaines et britanniques, accompagnés de 100 000 soldats allemands réarmés pendant que la R.A.F. attaquerait les villes soviétiques depuis les bases du nord de l’Europe. Les armes nucléaires furent vite ajoutées à cet ensemble. La position officielle n’était pas vraiment plus facile à prendre au sérieux une décennie plus tard, lorsque Kroutchev arriva au pouvoir en Russie et proposa rapidement une forte réduction mutuelle des armements offensifs. Il comprenait très bien que l’économie soviétique, bien plus faible, ne pouvait suivre une course à l’armement tout en se développant. Lorsque les Etats Unis rejetèrent son offre, il mit en œuvre cette réduction de façon unilatérale. Kennedy réagit en augmentant fortement les dépenses militaires, mesure que les militaires soviétiques essayèrent d’égaler après que la crise des missiles à Cuba eut révélé de façon dramatique sa faiblesse relative. L’économie soviétique coula comme Kroutchev l’avait prévu. Ce fut un élément décisif pour l’effondrement soviétique ultérieur.

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Mais le prétexte défensif de l’OTAN avait au moins un minimum de crédibilité. Après la désintégration soviétique, le prétexte s’évapora. Dans les derniers jours de l’URSS, Gorbatchev fit une concession incroyable : il permit à une Allemagne réunifiée de rejoindre une alliance militaire hostile dirigée par la superpuissance mondiale, bien que l’Allemagne à elle seule ait quasiment détruit la Russie par deux fois au cours du siècle. Il y eut un quiproquo, clarifié récemment. Dans la première étude méticuleuse des documents originaux, Mark Kramer, apparemment désireux de réfuter les accusations de duplicité des Etats-Unis, démontre en fait que les choses étaient allées bien plus loin que ce que l’on avait pensé. Kramer écrit cette année dans le Washington Quaterly qu’il s’avère que Bush père et le Secrétaire d’Etat James Baker (NdT : l’équivalent du Ministre des Affaires Etrangères aux E.U.) avaient promis à Gorbatchev qu’ « aucune force de l’OTAN ne sera jamais déployé sur le territoire de l’ancienne Allemagne de l’Est… La juridiction de l’OTAN ou ses forces ne se déplaceront pas vers l’est ». Ils assurèrent aussi Gorbatchev que « l’OTAN se transformerait en une organisation plus politique ». Cette promesse se passe de commentaire. Ce qui suivit nous en dit bien plus sur la guerre froide elle-même et le monde qui émergea de son dénouement.

Dès que Clinton prit ses fonctions, il entreprit d’étendre l’OTAN vers l’est. Le processus s’accéléra avec le militarisme agressif de Bush fils. Ces mesures firent peser une menace de sécurité sérieuse sur la Russie, qui naturellement réagit en développant des capacités militaires offensives plus avancées. Le conseiller pour la Sécurité Nationale d’Obama, James Jones, a une vision d’expansion plus large encore : il appelle à étendre l’OTAN plus au sud et à l’est, pour en faire de fait une force d’intervention mondiale sous contrôle américain, comme actuellement en Afghanistan – l’ « Afpack » comme on appelle maintenant cette région – où Obama poursuit brutalement l’escalade de la guerre commencée par Bush, qui s’était déjà intensifiée en 2004. Le secrétaire général de l’OTAN, Jaap de Hoop Scheffer, déclara lors d’une réunion de l’OTAN : « les troupes de l’OTAN doivent défendre les oléoducs qui transportent le pétrole et le gaz destiné à l’Ouest » et doivent plus généralement protéger les routes maritimes utilisées par les tankers et autres « infrastructures cruciales » du système énergétique. Ces plans ouvrent une nouvelle phase de la domination impériale occidentale – évoquée par les termes plus polis d’ « apporter la stabilité » et « la paix ».

Pas plus tard qu’en novembre 2007 la Maison Blanche annonçait des plans pour une présence militaire à long terme en Irak et une politique d’ « encouragement d’apports d’investissements étrangers en Irak, particulièrement d’investissements américains ». Ces plans furent retirés sous la pression de l’Irak, poursuite d’un processus qui débuta lorsque les Etats Unis furent contraints par des manifestations massives d’autoriser des élections. En Afpak, Obama construit de nouvelles ambassades gigantesques ainsi que d’autres installations selon le modèle de « la ville dans la ville » de Bagdad. Ces nouvelles installations en Irak et en Afpak ne sont semblables à aucune autre au monde, tout comme les Etats Unis sont les seuls à avoir un vaste système de bases militaires et de contrôle des airs, des mers et de l’espace, à des fins militaires.

Alors qu’Obama signale son intention d’établir une présence de grande envergure et fixe dans la région, il suit aussi la stratégie du général Petraeus d’attirer les Talibans au Pakistan avec des conséquences potentiellement très graves pour cet état dangereux et instable, confronté à des insurrections sur tout son territoire. Ces dernières sont des plus violentes dans les zones tribales qui traversent la ligne Durand (Imposée par les britanniques) séparant l’Afghanistan du Pakistan, que les tribus Pashtouns des deux côtés de la frontière artificielle n’ont jamais reconnue pas plus que le gouvernement afghan lorsqu’il était indépendant. Dans une publication d’Avril du Center for International Policy, l’un des meilleurs spécialistes américains de la région, Selig Harrison, écrit que le résultat des politiques actuelles de Washington pourrait être « ce que l’ambassadeur pakistanais à Washington Husain Haqqani a appelé un Pashtounistan islamique ». Le prédécesseur d’Haqqani a averti que si les Talibans et les nationalistes Pashtouns s’unissent, « tout est fichu, et cela est sur le point de se reproduire ».

Les perspectives sont de plus en plus alarmantes alors que les attaques de drones qui sèment douleur et amertume dans la population se multiplient et, avec elles, leur lourd coût en pertes civiles. Un autre fait préoccupant est l’autorité sans précédent que s’est vu accorder un assassin des forces spéciales, le général Stanley McChrystal, pour mener les opérations. Le propre conseiller de Petraeus en l’Irak pour la contre-insurrection (il me semble que le mot est dans le domaine militaire), David Kilcullen, décrit les politiques Obama-Petraeus-McChrystal comme une « erreur stratégique » fondamentale, qui pourrait mener à « l’effondrement de l’état pakistanais », une calamité qui « rendrait dérisoires » les autres crises actuelles.

Il n’est pas encourageant non plus de voir le Pakistan et l’Inde augmenter rapidement leur arsenal nucléaire. Celui du Pakistan fut développé avec l’aide cruciale de Reagan, et les programmes d’armes nucléaires indiens furent dopés par le récent accord nucléaire américano-indien, qui porta un coup fatal au Traité de Non-Prolifération. Par deux fois, l’Inde et le Pakistan en sont presque venus à la guerre nucléaire à propos du Cachemire et continuent de se livrer une guerre par procuration en Afghanistan. Ces développements font peser une menace sérieuse pour la paix dans le monde.

Pour revenir à des problèmes nationaux, on peut signaler que les personnes les plus averties sont conscientes des dissimulations employées comme moyens de contrôler le public, et les considèrent dignes d’éloges. L’éminent homme d’Etat libéral Dean Acheson recommandait que les dirigeants parlent d’une façon qui sonne « plus clair que la vérité ». Le professeur d’Harvard en Sciences Politiques, Samuel Huntington, qui avait expliqué très franchement la nécessité de leurrer le public à propos de la menace soviétique il y a 30 ans, préconise plus généralement que le pouvoir doit rester invisible: « Les architectes du pouvoir aux Etats Unis doivent créer une force qui puisse être sentie mais qui ne puisse être vue. Le pouvoir reste fort lorsqu’il reste dans l’ombre : exposé au soleil il commence à s’évaporer ». C’est une leçon importante pour ceux qui veulent que le pouvoir soit transmis au public, une bataille décisive qui se mène chaque jour.

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Que la supercherie à propos du monstrueux ennemi ait été sincère ou non, si, il y a un demi-siècle les américains avaient pu choisir où allaient leurs impôts : dans les programmes du Pentagone pour que leurs petits-enfants aient des ordinateurs, des iPods, Internet et ainsi de suite, ou bien les investir dans le développement d’un ordre socioéconomique viable et durable, ils auraient peut-être choisi cette dernière option. Mais ils n’eurent pas le choix. C’est classique. Il y a un décalage important entre l’opinion publique et les politiques publiques sur quantité de sujets majeurs, d’ordre intérieur et relatifs à la politique étrangère, et c’est l’opinion publique qui a bien souvent des réactions plus saines, du moins selon moi. Elle tend aussi à être assez cohérente au fil du temps, malgré le fait que les préoccupations et aspirations publiques soient marginalisées ou ridiculisées – une caractéristique majeure du criant « déficit de démocratie », la faillite du bon fonctionnement des institutions démocratiques officielles. Ce n’est en rien un sujet trivial. Dans son ouvrage en préparation, l’écrivain et militant Arundhati Roy se demande si l’évolution de la démocratie formelle en Inde et aux Etats Unis – et pas seulement là – « ne pourrait pas revenir à siffler la fin de la partie pour la race humaine toute entière». Ce n’est pas une question futile.

On devrait rappeler que la république américaine fut fondée sur le principe de l’existence d’un déficit démocratique. James Madison, le principal architecte de l’ordre constitutionnel, pensait que le pouvoir devait être entre les mains de « la richesse de la nation », « le groupe d’hommes le plus capable », qui se sent proche des propriétaires et leurs droits. Sans doute, pensant à la rébellion de Shay , était-il préoccupé que « les lois égalitaires du suffrage » puissent placer le pouvoir entre les mains de ceux qui chercheraient à mener une réforme agraire, une intolérable attaque des droits de propriétés. Il avait peur que « les symptômes d’un esprit égalitariste» soient suffisamment apparus « dans certains milieux pour donner un avertissement du danger à venir». Madison cherchait à construire un système de gouvernement qui « protégerait la minorité opulente contre la majorité ». C’est pour cela que le cadre de sa constitution n’a pas de branches égales: la législature a prévalu, et à l’intérieur de cette dernière, le pouvoir devait être donné au Sénat, où dominerait la richesse de la nation, protégée de la masse de la population, qui devait être fragmentée et marginalisée de différentes façons. L’historien Gordon Wood a résumé ainsi la pensée des fondateurs: « Par essence, la Constitution était un document aristocratique conçu pour contenir les tendances démocratiques de la période », en donnant le pouvoir à une « meilleure sorte » de gens et en excluant « de l’exercice du pouvoir politique ceux qui n’étaient pas riches, bien nés ou de premier plan».

A la décharge de Madison, sa représentation du monde était pré-capitaliste : il pensait que le pouvoir serait détenu par des « hommes d’état éclairés » et des « philosophes bienveillants », des hommes « purs et nobles », un « corps sélectionné de citoyens dont la sagesse pourrait percevoir au mieux les véritables intérêts de leur pays et dont le patriotisme et l’amour de la justice feraient qu’ils seraient moins susceptibles de les sacrifier à des considérations partielles ou de circonstance», protégeant ainsi l’intérêt public contre les « méfaits » des majorités démocratiques. Adam Smith avait une vision plus claire.

Il y a eu une lutte constante sur cette version restreinte de la démocratie, que nous appelons « démocratie dirigée » chez nos ennemis : l’Iran à l’heure actuelle par exemple. Les luttes populaires ont conquis un grand nombre de droits, mais la concentration du pouvoir et le privilège restent accrochés à la création « madisionienne » de façons qui évoluent avec la société elle-même. Dès la première guerre mondiale, les grands patrons et l’élite intellectuelle reconnurent que la population avait gagné tant de droits qu’elle ne pouvait être contrôlée par la force et qu’il serait donc nécessaire de se tourner vers le contrôle des comportements et opinions. C’est dans ces années là qu’émergea l’énorme industrie des relations publiques– dans les pays les plus libres au monde, l’Angleterre et les Etats Unis, où le problème se posait avec le plus d’acuité. L’industrie se consacra à ce que Walter Lippmann a à juste titre appelé « un nouvel art dans la pratique démocratique », la « fabrication du consentement » – « l’ingénierie du consentement » selon son contemporain Edward Bernays, l’un des fondateurs de l’industrie des relations publiques. Tous deux prirent part à l’organisation de propagande étatique de Wilson, le Comité sur l’Information Publique, créé afin d’amener une population pacifique à un fanatisme chauvin et à la haine de tout ce qui était allemand. Ce fut un éclatant succès. Les mêmes techniques, espérait-on, assureraient le règne des « minorités intelligentes », sans qu’elles soient dérangées par « les bruits de pas et les grondements du troupeau hébété », la masse de la population, « des étrangers [au sujet], ignorants et se mêlant de tout » dont la « fonction » est d’être « spectateurs » et non « participants ». Ce fut un thème central des très prisés des « essais progressistes sur la démocratie » du grand intellectuel qui se fit entendre au vingtième siècle (Lippmann), dont la pensée a su capter la sensibilité de l’opinion intellectuelle progressiste : le président Wilson, par exemple, estimait qu’une élite de gentilshommes aux « idéaux élevés » devaient se voir confier le rôle de préserver « la stabilité et la vertu », perspective essentiellement « madisonienne ». Plus récemment, les gentilshommes se sont mués en « élite technocratique » et « intellectuels de l’action » de Camelot, en néconservateurs « straussiens » ou autres. Mais l’une des variantes de la doctrine prévaut toujours, avec ses connotations léninistes.

Et, pour terminer sur une note plus optimiste, les luttes populaires continuent à leur rogner les ailes : il est très impressionnant de les voir suivre les traces du militantisme des années 60, qui eut un fort impact sur l’évolution du pays et hissa les perspectives à un plan considérablement plus élevé.

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Pour revenir à ce que l’Occident appelle “La crise” – la crise financière – elle se réglera vraisemblablement d’une façon ou d’une autre, tout en laissant quasiment intactes les institutions qui en sont à l’origine. Le Département du Trésor a récemment autorisé des remboursements TARP anticipés, ce qui réduit les capacités de prêt des banques, comme certains l’ont aussitôt signalé, mais leur permet de remplir les poches du petit nombre de ceux qui comptent. L’état d’esprit qui règne à Wall Street est bien rendu par deux employés de la Bank Of New York Mellon dont les paroles ont été rapportées dans le New York Times : ils « ont prédit que leurs vies – et leurs salaires – s’amélioreraient, même si ce n’était pas le cas de l’économie dans son ensemble. »

Le président d’une société d’avocats très en vue, Sullivan & Cromwell, a émis une prédiction tout aussi appropriée : « Après avoir obtenu des milliards de dollars des contribuables, Wall Street émergera de la crise financière dans un état à peu près semblable à celui d’avant l’effondrement des marchés. » Les raisons ont été signalées par, entre autres, Simon Johnson, l’ancien principal économiste du FMI (3): « Tout au long de la crise, le gouvernement a pris grand soin de ne pas contrarier les intérêts des institutions financières ou de remettre en cause les principes de base du système qui nous a menés dans cette situation » ou les « intérêts de l’élite des affaires [qui] joua un rôle central dans le développement de la crise en prenant des risques toujours plus grands, avec le soutien implicite du gouvernement jusqu’à l’inévitable effondrement…[NdT :« l’élite »] est maintenant en train d’utiliser son influence pour précisément empêcher le type de réformes nécessaires, et rapidement, pour tirer l’économie de son ornière. » En attendant « le gouvernement semble impuissant, ou non disposé, à agir contre eux ». Encore une fois, cela sera sans surprise au moins pour ceux qui se souviennent de leur Adam Smith.

Mais il y a une crise bien plus grave, même pour les riches et les puissants. C’est celle dont parle Bill McKibben, qui nous met en garde depuis des années contre l’impact du réchauffement climatique, dans le même numéro de la New York Review of Books que j’ai mentionné plus tôt. Son récent article se base sur le rapport britannique Stern, très apprécié des plus grands scientifiques et d’un grand nombre de lauréats du prix Nobel d’économie. Sur cette base, McKibben conclut, non sans réalisme, que « 2009 pourrait bien se révéler être l’année décisive pour les rapports entre l’homme et sa planète mère». Une conférence est prévue à Copenhague en décembre pour « signer un nouvel accord mondial sur le réchauffement climatique », qui nous dira « si oui ou non nos systèmes politiques sont à la hauteur du défi sans précédent que le changement du climat représente. ». Il pense que les signaux sont mixtes. C’est probablement optimiste, à moins qu’il n’y ait une campagne publique vraiment massive pour surmonter l’insistance des dirigeants du secteur de l’Etat-Entreprise pour privilégier les gains à court terme pour quelques uns, plutôt que l’espoir que leurs petits enfants aient un avenir décent.

Quelques obstacles commencent néanmoins à se fissurer – en partie parce que le monde des affaires perçoit de nouvelles opportunités de profits (a). Même l’un des plus inconditionnels des climato-sceptiques, le Wall Street Journal, a récemment publié un supplément avec des mises en gardes désespérées sur « le désastre climatique », insistant sur le fait que les options envisagées pourraient se révéler insuffisantes et qu’il serait peut-être nécessaire de prendre des mesures plus radicales de géo ingénierie, c’est-à-dire de trouver des moyens de « refroidir la planète ».

Comme toujours, ceux qui souffrent le plus seront les pauvres. Le Bangladesh aura bientôt des soucis plus graves encore que la terrible crise alimentaire. Avec la montée du niveau de la mer, une grande partie du pays, y compris ses régions les plus productives, pourrait se retrouver immergée. Il est quasi certain que les crises actuelles vont s’aggraver à mesure que les glaciers himalayens continuent de disparaître et avec eux les systèmes des grands fleuves qui maintiennent en vie l’Asie du sud. Aujourd’hui déjà, alors que fondent les glaciers dans les hauteurs montagneuses où les troupes pakistanaises et indiennes souffrent et meurent, ils révèlent les vestiges de leur conflit insensé au Cachemire, « un monument immaculé dédié à la folie humaine » selon le commentaire désespéré de Roy.

La situation pourrait bien être plus effroyable que ce que le rapport Stern prédit. Un groupe de scientifiques du M.I.T. vient juste de publier les résultats de ce qu’ils décrivent comme :

“La simulation la plus complète réalisée à ce jour sur l’estimation de ce que pourrait être le réchauffement climatique de la Terre au cours de ce siècle, [qui démontre] que sans une intervention rapide et massive, le problème sera environ deux fois plus grave que ce qu’il était prévu auparavant – et ce pourrait être pire encore. »

Pire car le modèle « n’intègre pas pleinement d’autres réactions positives qui peuvent avoir lieu, par exemple si des températures plus élevées entraînent une fonte de grande envergure du permafrost dans les régions arctiques et la libération subséquente de larges quantités de méthane.”

Selon le chef de projet: “Il est impossible que le monde puisse ou doive prendre ces risques” et “ l’option la moins coûteuse pour baisser le risque est de commencer dès maintenant et de transformer progressivement pendant les prochaines décennies le système énergétique mondial vers [NdT : un système basé sur] des technologies d’émission de gaz à effet de serre nulle ou basse. »

Même si les nouvelles technologies sont essentielles, les problèmes vont bien au delà. Nous devons faire face à la nécessité d’inverser les projets d’ingénierie sociale menés par l’Etat-Entreprise après la seconde guerre mondiale, qui avait délibérément promu une économie basée sur les combustibles fossiles gaspilleuse d’énergie et destructrice pour l’environnement. Les programmes de l’Etat-Entreprise, qui comprenaient des projets gigantesques de développement des banlieues en même temps que la destruction puis la gentrification (NdT : l’embourgeoisement) des centres-villes, débutèrent avec une conspiration entre General Motors, Firestone et de la Standard Oil of California qui rachetèrent systématiquement les systèmes de transports publics électriques efficaces de Los Angeles et de dizaines d’autres villes pour les détruire : ils furent reconnus coupables de conspiration criminelle et on leur donna une tape sur l’épaule. Le gouvernement fédéral reprit ensuite l’affaire, en relocalisant l’infrastructure et le capital social vers des zones suburbaines et en créant l’énorme système autoroutier interrégional, sous le prétexte habituel de la « défense ». Les voies ferrées furent évincées par le transport automobile et aérien, financé par le gouvernement.

Il était entendu que les programmes étaient des moyens d’éviter une dépression après la guerre de Corée. L’un de ses architectes parlementaires les a décrits comme « un beau plancher solide posé à travers toute l’économie en période de récession ». Le public n’eut pratiquement aucune part, si ce n’est celle de choisir dans l’étroit cadre structuré conçu par les dirigeants de l’Etat-Entreprise, l’une des options proposées. L’un des résultats est l’atomisation de la société et des individus piégés et isolés dans des ambitions autodestructrices et écrasés de dettes. Ces efforts pour « fabriquer des consommateurs » (pour emprunter le terme de Veblen) et pour orienter les gens « vers les choses superficielles de la vie, comme la mode de la consommation» (selon les mots de la presse économique) émergèrent de la prise de conscience, il y a un siècle, du besoin de restreindre les réussites démocratiques et de s’assurer que l’ « opulente minorité » soit protégée des « étrangers [au sujet], ignorants et qui se mêlent de tout ».

Pendant que l’Etat-Entreprise utilisait son pouvoir pour promouvoir avec ardeur la privatisation de la vie et le gaspillage maximal d’énergie, il sapait aussi les choix efficaces que le marché ne fournit pas – autre défaut destructeur inhérent au marché même. Pour faire simple, si je veux me rendre à mon travail de chez moi, le marché m’offre le choix entre une Ford et une Toyota, mais pas entre une voiture et le métro. C’est une décision sociale, et dans une société démocratique ce serait celle d’un public organisé. Mais c’est justement ce que l’attaque zélée de l’élite sur la démocratie cherche à saper.

Les conséquences sont là sous nos yeux et prennent des formes parfois surréalistes. En mai le Wall Street Journal rapportait:

“Le responsable américain des transports [Ray LaHood] est en Espagne pour rencontrer des fournisseurs de rails pour trains à grande vitesse… L’ingénierie et les compagnies ferroviaires se pressent pour essayer d’obtenir des contrats potentiellement lucratifs de projets de lignes à grande vitesse aux Etats Unis. En jeu : 13 milliards de dollars de fonds de relance, que le gouvernement Obama a affecté à l’amélioration des lignes existantes et à la construction de nouvelles qui pourraient un jour rivaliser avec les plus rapides d’Europe…[LaHood] doit aussi visiter des entreprises espagnoles du bâtiment, du génie civil et de transport ferroviaire. »

L’Espagne et d’autres pays européens espèrent bénéficier des fonds des contribuables américains pour le train à grande vitesse et ses infrastructures dont les Etats Unis ont grand besoin. Dans le même temps, Washington est occupé à démanteler les secteurs principaux de l’industrie américaine, ruinant ainsi les vies de la main d’œuvre et des communautés locales. Il est difficile d’imaginer une accusation plus accablante du système économique construit par les dirigeants de l’Etat-Entreprise. L’industrie automobile peut sûrement être reconstruite afin de produire ce dont le pays a besoin en utilisant sa main d’œuvre hautement qualifiée – et c’est ce dont le monde a besoin, et rapidement, si nous voulons garder quelque espoir d’éviter une catastrophe majeure. Cela s’est déjà fait par le passé après tout. Pendant la seconde guerre mondiale, le commandement partagé de l’économie non seulement mit fin à la Dépression mais initia aussi la plus spectaculaire période de croissance de l’histoire économique, multipliant quasiment par quatre la production industrielle en 4 ans alors que l’économie était réorientée vers l’effort de guerre. Ce commandement commun posa aussi les bases de « l’âge d’or » qui suivit.

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Nous entendons les mises en garde sur la destruction délibérée de la capacité de production des Etats-Unis depuis des décennies, et peut-être celles-ci sonnèrent-elles avec plus de force à nos oreilles lorsqu’elles furent exprimées par feu Seymour Melman. Il signala aussi une judicieuse façon d’inverser le processus. La tête de l’Etat-Entreprise a d’autres engagements, mais il n’y a pas de raison que les « parties prenantes » (a) – les travailleurs et les communautés locales – restent passives. Avec suffisamment de soutien populaire, ceux-ci pourraient prendre le contrôle des usines et réaliser le travail de reconstruction eux-mêmes. Ce n’est pas une proposition particulièrement radicale. L’un des textes classiques sur les multinationales, « Le Mythe de l’Entreprise Mondiale », remarque que « nulle part il n’est gravé dans le marbre que les intérêts à court terme des actionnaires aux Etats-Unis méritent une priorité plus grande que toutes les autres « parties prenantes » de ces mêmes entreprises ».

Il est aussi important de se rappeler que la notion de contrôle par les travailleurs est congénitale à l’Amérique. Au début de la révolution industrielle, en Nouvelle Angleterre, les travailleurs considéraient comme acquis que « ceux qui travaillent dans les fabriques devraient en être propriétaires ». Ils considéraient aussi le travail salarié comme différent de l’esclavage uniquement à cause de son caractère temporaire ; Abraham Lincoln avait le même point de vue.

Et le principal philosophe social du 20° siècle, John Dewey, était globalement d’accord. A l’image des travailleurs du 19° siècle, il appelait à l’élimination des « entreprises qui visent un profit privé grâce au contrôle privé de la banque, de la terre, de l’industrie, renforcé par la maîtrise de la presse, des attachés de presse et des autres méthodes de publicité et de propagande ». L’industrie doit passer « d’un ordre féodal à un ordre social démocratique » basé sur son contrôle par les travailleurs, la libre association et une organisation fédérale, dans le style général d’un courant de pensée qui inclut, en même temps que beaucoup d’anarchistes, le socialisme de guilde de G.D.H. Cole et des marxistes de gauche comme Anton Pannekoek, Rosa Luxembourg, Paul Mattick et d’autres. Selon Dewey, à moins que ces buts ne soient atteints, la politique restera « l’ombre portée sur la société par les grandes entreprises, [et] l’atténuation de cette ombre n’en changera pas la substance ». Il fit valoir que sans démocratie industrielle, les formes démocratiques politiques manqueront de contenu et que les gens ne travailleront « ni librement ni intelligemment », mais pour le salaire, un critère « mesquin et immoral » – ce sont des idéaux qui remontent aux Lumières et au libéralisme classique avant qu’ils n’échouent sur les bas-fonds du capitalisme, comme le penseur anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker l’a exprimé il y a 70 ans.

Des efforts immenses ont été faits pour enlever ces idées de la tête des gens – pour gagner ce que le monde des affaires appelle « l’éternelle bataille pour l’esprit des hommes ». En surface, les intérêts du monde des affaires peuvent sembler avoir réussi, mais il n’est pas besoin de beaucoup creuser pour trouver une résistance latente qui peut être ranimée. Des efforts importants ont été faits. L’un d’eux se déroula à Youngstown (Ohio) il y a 30 ans. U.S. Steel était sur le point de fermer une installation majeure dans le coeur de cette ville sidérurgique. Au début eurent lieu des manifestations considérables de la main d’œuvre et de la population, puis un effort mené par Staughton Lynd pour convaincre les tribunaux que les « parties prenantes » devaient être prioritaires. Cette tentative échoua cette fois là, mais avec suffisamment de soutien populaire, elle pourrait réussir.

L’heure est propice pour relancer de tels efforts bien qu’il soit nécessaire de surmonter les effets de la campagne concertée visant à faire sortir de nos esprits notre propre histoire ainsi que notre culture. Une illustration dramatique de ce défi survint début Février 2009 lorsque le président Obama décida de démontrer sa solidarité avec les travailleurs en faisant un discours dans une usine de l’Illinois. Il choisit une usine Caterpillar, malgré des objections venant de groupes religieux, de mouvements pour la paix et les droits de l’homme qui protestaient contre le rôle joué par Caterpillar, fournisseur à Israël de moyens de destruction des territoires occupés et de la vie des populations. C’est aussi un bulldozer Caterpillar qui avait été utilisé pour tuer la bénévole américaine Rachel Corrie, lorqu’elle essaya de stopper la destruction d’une maison. Il y avait cependant autre chose, qui semblait oublié. Dans les années 80, suite à l’initiative de Reagan de démantèler le syndicat des contrôleurs aériens, les dirigeants de Caterpillar décidèrent d’annuler leur contrat de travail avec United Auto Workers et de lui nuire sérieusement en introduisant des jaunes afin de casser une grève, une première depuis des générations. Cette pratique était illégale dans les autres pays industriels de l’époque, à l’exception de l’Afrique du Sud ; aujourd’hui les Etats Unis se retrouvent superbement isolés, pour autant que je le sache.

Obama a-t-il fait exprès de choisir une entreprise qui fut l’une des premières à casser les droits du travail, je ne sais. Il est plus probable que lui et son équipe n’étaient pas au courant des faits.

Mais à l’époque de l’innovation de Caterpillar dans les relations sociales au sein de l’entreprise, Obama était avocat des droits civiques à Chicago. Il a certainement lu « The Chicago Tribune », qui publia une étude méticuleuse de ces évènements. La « Tribune » rapporta que le syndicat fut « stupéfait » de découvrir que les chômeurs avaient franchi le piquet de grève sans remord tandis que les travailleurs de Caterpillar trouvaient peu de « soutien moral » au sein leur propre communauté, l’une de celles, nombreuses, où le syndicat avait « élevé le niveau de vie ». L’élimination de ces souvenirs constitue une nouvelle victoire pour le monde des affaires américain, qui s’y connaît en matière de classes sociales, dans sa campagne implacable pour détruire les droits des travailleurs et la démocratie. Les dirigeants du syndicat n’avaient pas voulu comprendre. C’est seulement en 1978 que le président de l’UAW, Doug Fraser, saisit ce qui se passait et critiqua les « dirigeants du monde des affaires » d’ avoir « choisi de mener une guerre de classe unilatérale dans ce pays – une guerre contre les travailleurs, les chômeurs, les pauvres, les minorités, les plus jeunes et les plus vieux et même contre beaucoup de personnes de la classe moyenne », et pour avoir « brisé et rejeté la fragile convention tacite qui existait précédemment pendant une période de croissance et de progrès ». Avoir foi en un contrat avec des patrons et des directeurs est suicidaire. L’UAW redécouvre ceci aujourd’hui alors que la direction de l’Etat-Entreprise poursuit l’élimination des avantages acquis de haute lutte par les travailleurs tout en démantelant le noyau productif de l’économie américaine.

Les investisseurs se lamentent aujourd’hui de voir qu’on a octroyé aux syndicats « un contrôle des travailleurs » dans la restructuration de l’industrie automobile, mais ils savent très bien à quoi s’en tenir. Le groupe de travail gouvernemental s’est assuré que la main d’œuvre n’ait pas de droits de vote équivalents à ceux des actionnaires et qu’elle perde ses avantages et salaires, ce qui revient à éliminer l’équivalent de l’étalon-or pour les ouvriers.

Ceci n’est qu’une petite partie de ce qui se passe actuellement. Cela souligne l’importance des stratégies à court et long terme pour construire –faire renaître en partie – les fondations d’une société démocratique qui marche. L’un des objectifs immédiats est de faire pression sur le Congrès afin d’obtenir des droits d’organisation, la Loi du Libre Choix de l’Employé qui a été promise mais qui semble se faire désirer. Un objectif à court terme est de soutenir la renaissance d’un mouvement syndical fort et indépendant, qui, à ses beaux jours, fut une base cruciale pour faire avancer la démocratie, les droits de l’homme et les droits civiques. C’est l’une des principales raisons des attaques incessantes auxquelles il a été soumis par la politique et la propagande. Un objectif à plus long terme est de gagner la bataille éducative et culturelle qui continue à être menée de manière acharnée dans la « guerre de classe unilatérale » que le président de l’UAW perçut beaucoup trop tard. Cela implique de mettre à bas un énorme édifice d’illusions, construit patiemment pendant de longues années, concernant les marchés, le libre échange et la démocratie ainsi que de surmonter la marginalisation et l’atomisation des masses afin qu’elles deviennent des « participants » plutôt que de simples « spectateurs de l’action », comme l’ont recommandé les théoriciens démocratiques progressistes.

De toutes les crises qui nous affectent, celle du déficit démocratique croissant sera peut-être la plus sérieuse. A moins qu’elle ne soit résorbée, la prévision de Roy pourrait se révéler exacte. L’évolution de la démocratie vers une représentation où le public joue le simple rôle de spectateurs – une possibilité pas si éloignée que cela – pourrait avoir des conséquences véritablement tragiques.

© Noam Chomsky

Notes

(1) : unmillenniumproject.org

(2) : WFP

(3) : IIE

[a] The Economist (Vol. 395 / N°8676) s’en est récemment (Avril 2010) fait écho lui aussi (NdT).

[b] Les juges sont élus par les habitants locaux aux E.U. « stakeholders » a été traduit par « parties prenantes », en le comprenant comme les personnes qui participent à/font partie de l’entreprise (NdT).


Traduit par T. et Anne Paquette pour Chomsky.fr


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