[2013] L’agressivité d’Obama contre les libertés civiles a dépassé l’entendement

Noam Chomsky interviewé par Mike Stivers

Retour AlterNet 26 avril 2013 Imprimer

Sous le mandat d’Obama, si vous rencontrez quelqu’un appartenant à un groupe terroriste et que vous lui suggérez d’agir de façon non-violente, vous serez accusé de fournir une aide matérielle au terrorisme.

Mike Stivers: Quiconque à l’écoute des sujets relatifs aux libertés civiles sous Obama convient que sa politique en la matière a été un désastre : la signature en 2012 d’une série de lois « National Defense Authorization Act » (NDAA), qui, en pratique, autorise la détention arbitraire de citoyens américains, une persécution record contre les “lanceurs d’alerte”, le refus de fermer Guantanamo, une attitude déplorable dans des procès tels que “Hegdes contre Obama” et “Holder contre Humanitarian Law Project (NDT: une ONG)”. Ces exemples résument bien une atteinte flagrante aux droits civils, politiques et constitutionnels. La question que semble alors se poser un grand nombre de personnes est : pourquoi? quelle est la logique?

 

 

Noam Chomsky: C’est une excellente question. Personnellement, je n’ai jamais rien attendu de la part d’Obama et je l’avais écrit avant les primaires de 2008. Ses promesses n’étaient que de la poudre aux yeux. Ce qui m’a surpris, c’est son attaque contre les libertés civiles. Cela va au-delà de tout ce que j’avais anticipé et ne semble pas facile à expliquer. De tous les exemples cités, “Holder contre Humanitarian Law Project” est le pire. Il est à l’initiative d’Obama et constitue une très sérieuse atteinte aux libertés civiles. Pourtant, il n’en tire aucun profit – il ne peut pas l’exploiter à des fins politiques. En fait, la plupart des gens n’en savent rien, mais c’est une jurisprudence qui assimile la parole à une “aide matérielle à la terreur”.

L’affaire en question concerne un collectif juridique qui prodiguait des conseils légaux à des groupes inscrits sur la liste des terroristes (Nelson Mandela était sur cette liste il y a encore quelques années), ce qui n’a en soit aucune justification morale ou légale ; à vrai dire c’est déplorable. Mais si vous examinez son utilisation, cela devient encore plus détestable. La formulation de l’instruction est suffisamment vague pour que, si vous rencontrez quelqu’un d’un “groupe terroriste” et que vous lui suggérez d’agir de façon non-violente, vous pourrez être accusé de produire une aide matérielle au terrorisme. J’ai déjà rencontré des personnes de cette liste et je continuerai. C’est ça qu’Obama veut criminaliser et c’est une atteinte manifeste à la liberté d’expression. Je ne comprends pas pourquoi il fait ça.

Le procès du NDAA, dans lequel je suis un plaignant, codifie allègrement la pratique existante. Des voix se sont élevées contre la clause de détention illimitée, mais s’il y a un aspect avec lequel je ne suis pas entièrement d’accord, c’est que le seul motif de désaccord portait sur la détention de citoyens américains, mais de quel droit nous pourrions incarcérer quiconque sans procès? La disposition du NDAA qui le permet me semble inacceptable. Cette pratique fût interdite il y a près de huit siècles dans la Grande Charte (Magna Carta Libertatum).

Et que dire des meurtres commis par des drones, comme celui d’Anwar Al-Awlaki? Des protestations s’élevèrent sous prétexte qu’il était citoyen américain. Mais qu’en est-il de ceux qui ne sont pas citoyens américains? Avons-nous le droit de les tuer si le Président en a envie?

 

MS : Sur le site web de la campagne d’Obama 2012, il est clairement affirmé que six lanceurs d’alerte ont été poursuivis sous l’égide de l’Espionage Act. Pense-t-il attirer un certain électorat avec cette déclaration?

 

Noam Chomsky : Je ne sais pas quelle base électorale il cherche à séduire. Il croit plaire à la frange nationaliste? Et bien, ils n’iront pas voter pour lui pour autant. C’est pourquoi je ne comprends pas. Il ne fait rien d’autre que de se couper de son propre électorat. Il faut donc chercher la raison ailleurs.

C’est la même volonté d’étendre le pouvoir exécutif qu’avaient en leur temps Dick Cheney et Donald Rumsfeld. Aujourd’hui, c’est en des termes savants, avec une légère nuance dans le ton, moins grossier et brutal, mais difficile d’y voir une différence.

Cela concerne également d’autres sujets, dont la majorité nous est inconnue, comme l’Etat policier qui s’installe ou la capacité d’intercepter n’importe quelle communication électronique. C’est une offensive conséquente contre la vie privée. Cela ne va aller qu’en empirant avec le développement de nouveaux drones qui seront mis à disposition des forces de police locales.

 

MS : Voyez-vous l’expansion de l’Etat policier comme une autre facette du renforcement du pouvoir exécutif ?

 

Noam Chomsky : C’est un accroissement énorme du pouvoir exécutif. Je doute qu’ils puissent faire grand-chose avec toute cette masse d’informations qui est stockée. J’ai eu beaucoup d’expériences avec le FBI en des temps plus simples où ils n’avaient pas tout ça. Mais ils avaient déjà des tonnes d’informations. En fait, ils étaient débordés par la masse d’information et ne savaient pas quoi en faire. C’est comme entrer dans la bibliothèque publique de New York et déclarer : “je veux être chimiste.” Toute l’information nécessaire est là, mais cela ne vous avancera pas pour autant.

 

MS : Est-ce susceptible de changer avec le perfectionnement des technologies – entre autres celles de recherche ?

 

Noam Chomsky : Il y aura de nouvelles techniques pour ratisser les données électroniquement et en extraire ce qui ressemble à des connexions suspectes – qui pour la plupart n’auront aucune signification – mais ils pourraient trouver quelques trucs. C’est un peu comme les exécutions par drones. Il y a les “renseignements”. Parfois ça a du sens ; parfois pas. Ça signifie également que si vous avez des suspicions sur quelqu’un pour une raison où une autre, vous pouvez trouver toute une série d’informations compromettantes. Elles peuvent ne pas avoir de valeur juridique mais être utiles pour intimider les gens, en menaçant de rendre ces informations publiques.

 

MS : Pensez-vous que les contestations verbales et non-violentes puissent être criminalisées ?

 

Noam Chomsky : C’est possible. Quiconque ayant une connaissance du système policier sait qu’une technique parmi d’autres est d’essayer d’obtenir des aveux ou un règlement à l’amiable en utilisant des informations que la personne ne veut pas rendre publique. C’est une pratique très courante. Vous pouvez menacer de rendre public quelque chose, même si ça ne s’est pas passé, à la façon d’une rumeur. C’est une arme très efficace pour pousser les gens à coopérer ou à se soumettre, et je pense que nous allons voir ça très fréquemment. On le voit déjà très souvent dans le pénal. La plupart des cas ne vont pas jusqu’au procès. Ils sont réglés à l’amiable. En fait, beaucoup de ces cas sont réglés de cette façon.

 

MS : Chris Hedges a eu une phrase inquiétante à propose du procès contre le NDAA. Il a dit “Si nous perdons [ce procès], la possibilité pour l’armée de capturer des citoyens, les priver de tout procès et les maintenir indéfiniment en détention deviendra une terrifiante réalité.” Quelle importance accordez-vous à cette affaire ?

 

Noam Chomsky : Nous avons déjà perdu ce droit. Si vous regardez le système criminel et les populations réellement opprimées – comme les hommes noirs – vous constaterez qu’un procès équitable est pour eux un droit le plus souvent théorique. Les prisons sont pleines de gens qui n’ont pas les moyens d’engager un avocat et de réunir les ressources nécessaires pour gagner un procès.

 

MS : Pensez-vous que les gens de gauche en général pourraient, à l’avenir, également devenir une population opprimée ?

 

Noam Chomsky : Je ne crois pas qu’il y ait un réel danger. Ça m’étonnerait que l’on vive une situation comme celle des années 60. On est loin des années de COINTELPRO. C’était le FBI et c’est allé assez loin – jusqu’aux éliminations politiques. À nouveau, frappant le plus durement les noirs. C’est plus difficile de s’en prendre à la classe blanche aisée.

C’est pareil à propos de la guerre contre la drogue. La police peut faire une descente dans la banlieue de Harlem et embarquer un jeune qui fume un joint dans la rue. Mais ils ne peuvent pas entrer dans une résidence de luxe pour arrêter un agent de change sniffant de la cocaïne.

C’est la même chose avec les taux d’incarcérations qui augmentent outrageusement. Tout a commencé sous Reagan. Il a commencé une guerre raciale. Il existe un excellent ouvrage de Michelle Alexander, “The new Jim Crow”. Elle indiquait, avec beaucoup de vérité, que la situation est très similaire à ce qui c’est passé après la reconstruction, après que l’esclavage ait été techniquement éliminé, il s’est en fait transformé en criminalisation de la vie des Noirs. Cela a mené à ce qu’une grande partie des Noirs, majoritairement des hommes, se retrouve en prison, où ils sont devenus des travailleurs esclaves. Ce problème est très profondément ancré dans l’histoire américaine et ce ne sera pas facile de l’en dégager. Les Blancs privilégiés de gauche ne seront quand même jamais confrontés à cela. Ils ont trop de pouvoir politique.

 

MS : Comment est-ce que le complexe militaro-industriel et les forces du marché en général perpétuent ces systèmes d’injustice ?

Noam Chomsky : De façon très similaire. Il suffit juste de regarder les taux d’incarcération. Ils ont mis en place des systèmes de prisons privées. Le développement des systèmes de surveillance tels que les drones est également commercialisé maintenant. L’Etat privatise une grande partie de cette activité, tout comme l’armée. Je suis persuadé qu’il y avait plus de privés sous contrats que de soldats en Irak. 

 

MS : Serait-il possible qu’une réforme de la politique économique – par exemple le renversement de Citizens United (ndT association conservatrice US fondée par les frères Koch) – puisse mettre un frein à ces complexes industriels?

 

Noam Chomsky : Je ne pense pas qu’United Citizens soit près d’être renversée, et c’est bien sûr une mauvaise décision, mais qui a quelques raisons d’être. Et il y a quelques défenseurs des libertés civiles, comme Glenn Greenwald, qui la soutiennent plus ou moins sur la base de la liberté d’expression. Je ne suis pas d’accord avec eux mais je comprends l’argument.

D’un autre côté, quelque chose comme la détention sans procès, par exemple, porte directement atteinte au cœur de la loi anglo-américaine qui date du XIIIe siècle. C’est le centre de la Charte des libertés, le cœur de la Magna Carta. Certes, ces lois avaient un champ d’application limité, puisqu’elles concernaient seulement les hommes libres.

Il est intéressant de voir comment les procédures judiciaires sont réinterprétées par le ministère de la Justice d’Obama en ce qui concerne les morts causées par les drones. A la question de savoir pourquoi le gouvernement tuait sans respecter la procédure officielle, le procureur général Eric Hodler a répondu que cette procédure était bien respectée, puisqu’il y avait des discussions à ce sujet au sein de l’exécutif. Au XIIIe siècle, cela aurait sûrement plu à Jean d’Angleterre.

Nous célèbrerons le huit-centième anniversaire de la Magna Carta dans deux ans, et ce sera un enterrement. Pas seulement pour ça, mais pour tous les autres aspects. Prenez l’extradition, par exemple. L’une des dispositions de la Magna Carta est qu’il est interdit d’envoyer quelqu’un à l’étranger pour qu’il y subisse une peine. Aujourd’hui, la plus grande partie du monde pratique l’extradition. 

 

MS : Existe-t-il la possibilité d’une réparation judiciaire dans des cas tels que Hedges vs. Obama? Cette stratégie est-elle soutenable? 

 

Noam Chomsky : Chris Hedges m’a demandé de prendre part et je fais en effet partie des plaignants. Je pense que cette stratégie est viable. Mais le NDAA est loin d’être le pire. Holder vs. Humanitarian Law est pire. Cela vaut la peine de suivre des stratégies judiciaires et elles peuvent apporter des résultats. Notre Etat de droit est vicié, mais il reste un Etat de droit, ce n’est pas l’Arabie saoudite.

 

MS : avons assisté à des évènements scandaleux lors du procès Bradley Manning – quel est votre ressenti vis-à-vis de la campagne de soutien autour de cette affaire? 

 

Noam Chomsky : Bradley Manning est un autre cas de violation grave de la Magna Carta. C’est le cas d’un banal citoyen américain. Il a été emprisonné sans jugement pendant plus d’un an et demi, contraint à l’isolement, ce qui est une torture en soi-même, et n’aura jamais la chance de se voir accorder un procès civil. Si un jour il a droit à un procès, ce sera en cour martiale. C’est surprenant de voir de tels évènements être acceptés par l’opinion publique. De plus, le cas Bradley Manning n’est pas le pire. Prenez par exemple le cas du premier prisonnier de Guantanamo, qui a été jugé lors d’un « procès » sous la présidence Obama. Il s’appelle Omar Khadr. Intéressez-vous à son histoire. C’est un gamin de 15 ans vivant dans un village d’Afghanistan. Des soldats envahissent son village, et il leur tire dessus, tentant de le défendre. Cela fait de lui un terroriste. Donc il a été envoyé à Bagram Airfield, en Afghanistan, qui est encore pire que Guantanamo. Il n’y a pas de Croix Rouge, pas de supervision, rien du tout. Il est resté là-bas quelques années avant de rejoindre Guantanamo pour, à nouveau, plusieurs années. Il a finalement eu l’occasion d’être entendu devant une cour martiale. Je vous rappelle que tout ceci se déroule sous la présidence Obama. Ses avocats lui ont donné deux possibilités : soit plaider coupable et passer huit années supplémentaires à Guantanamo ; soit plaider son innocence et y rester à vie. Voilà le choix qui lui a été donné , pratiquement dans ces termes. On lui a donc conseillé de plaider coupable. Comme il est par ailleurs citoyen canadien, il aurait pu être libéré assez facilement. Et en dépit du fait que le Canada a finalement eu le courage de demander sa libération, il est toujours incarcéré.

Encore une fois, nous acceptons cela. Il n’y a quasiment aucune protestation contre le traitement qui est réservé à ce gamin de 15 ans. 

 

MS : Serait-il possible de voir ressurgir le mouvement de justice mondiale des années 1980 pour contrer ces pratiques et ces politiques ?

 

Noam Chomsky : Il y a un mouvement de justice mondiale, et il fait un important travail. Mais il manque de visibilité auprès du grand public. Il y a eu un rapport très intéressant récemment publié par l’Open Society Institute, « la mondialisation de la torture ». Des aspects très intéressants y sont abordés. Ce document a eu très peu d’échos, mais l’analyste sud-américain Greg Grandi, de la New York University, a écrit un commentaire très important. Il dit que si vous regardez la carte des pays qui ont participé au système de torture américain – en violation de la Magna Carta – la quasi-totalité des pays du monde sont concernés. La plupart de l’Europe, du Moyen-Orient, de l’Asie et de l’Afrique. Mais il y a une exception notable : l’Amérique du Sud. Pas un seul pays d’Amérique du Sud n’y a participé. C’est frappant quand on considère que l’Amérique du Sud a pendant longtemps été sous le contrôle des Etats-Unis. Ils faisaient ce que nous voulions ou bien nous renversions leurs gouvernements. De plus, durant toute cette période, l’Amérique du Sud était l’un des hauts lieux de la torture dans le monde. Mais désormais, ils se sont suffisamment libérés pour être l’une des seules régions au monde à ne pas participer à ce type de tortures. Ceci aide à comprendre la haine passionnée à l’égard de Chavez, Morales et bien d’autres qui ont mis l’Amérique Latine hors de portée des États Unis. Ce sont des changements très importants qui montrent que des initiatives peuvent être prises.

 

MS : En tant que militant et écrivain, voyez-vous les pays se diriger vers plus d’ouverture, de transparence et de démocratie, naturellement avec des mouvements parfois inverses, ou les voyez-vous de plus en plus opaques, non-démocratiques et fermés ?

 

Noam Chomsky : Ces évolutions ont toujours lieu en parallèle. À bien des égards, les Etats sont devenus plus ouverts et transparents. Mais il y a aussi un mouvement de recul qui tente de restaurer obéissance, passivité et systèmes de domination. Cette lutte a toujours été présente au cours de l’histoire. Au fil des siècles, ils ont grandement évolué en cultivant l’ouverture, la liberté et la justice. Comme disait Martin Luther King l’arc de l’histoire est long mais il est tendu vers la justice. C’est un processus très lent et il y a souvent des régressions, mais ceci est vrai pour n’importe quel mouvement. Les droits civiques, les droits de femmes, la liberté d’expression, etc. Et nous devons nous souvenir que pour beaucoup de ces mouvements, les Etats-Unis ont eu un role d’avant-garde. La liberté d’expression est plus protégée aux Etats-Unis que dans dans la plupart des autres pays que je connais – et certainement plus que dans les pays Européens, et ce, pour de nombreuses raisons. Soitditenpassant, elle ne figure pas dans la Déclaration des Droits. Elle est issue en majorité des procès de la Cour Suprême des années 1960, et du mouvement des Droits Civils. Voilà à quoi servent les mouvements populaires de grande envergure. Ils font avancer les choses. 

 

MS : Voyez-vous la possibilité d’instauration d’un mouvement similaire en réaction aux récentes politiques et pratiques en matière de surveillance ?

 

Noam Chomsky : Ce devrait être le cas. Personne n’aurait pu prévoir ce qui s’est passé dans les années 1960. Dans les années 1950, tout semblait hors de portée. Je l’ai vécu, je sais donc de quoi je parle. Il n’y avait que très peu de militantisme à l ‘époque. Et puis, soudainement, les choses ont commencé à bouger. Demanière imprévisible. Quelques adolescents noirs se sont réunis autour d’un repas à Greensboro, en Caroline du Nord. Tout aurait pu s’arrêter là. Les flics auraient pu débarquer, les mettre en prison et ça en aurait été terminé. Mais c’est en réalité devenu un immense mouvement populaire. Ceci pourrait encore arriver.

 

© Noam Chomsky


Traduit par DiaCrisis pour le www.noam-chomsky.fr


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