Noam Chomsky interviewé par Jérôme Skalski
Liberté 62 (France) , 6 février 2009
Professeur émérite de linguistique du Massachussets Institute of Technologie, créateur de la grammaire générative et transformationnelle, figure majeure de la gauche américaine , théoricien du pouvoir et des médias, intellectuel engagé ayant signé, notamment, la pétition en faveur de la libération des «5 patriotes cubains» injustement incarcérés aux États-Unis, Noam Chomsky s’entretient avecliberté 62 au sujet de Cuba et de la politique étrangère nord-américaine.
Question : Dans votre livre L’ivresse de la Force vous déclarez que « les États Unis sont le pays hors la loi par excellence, totalement affranchi du droit international ». Le blocus étasunien de Cuba qui dure depuis maintenant près de 50 ans, blocus dénoncé par de nombreuses résolutions de l’Assemblée Générale de l’ONU et que vous qualifiez de « stratégie d’étranglement de Cuba », semble illustrer ce fait de manière exemplaire. Comment les États-Unis, en l’occurrence, peuvent-ils simultanément violer le droit international et se présenter, en Amérique latine et à Cuba, comme le champion du droit et de la démocratie ?
Réponse de Noam Chomsky : La guerre terroriste contre Cuba, qui a atteint son apogée sous Kennedy, a été incontestablement menée en violation du Droit International. Le but explicite de l’embargo a bien été de punir les Cubains : selon les mots même employés par Kennedy, il provoquerait « un inconfort croissant parmi les Cubains affamés » qui, alors, renverseraient le gouvernement. Ceci apparaît comme une violation claire des lois humanitaires internationales, et a été condamné en ces termes à plusieurs reprises par l’Organisation des États Américains – organisation par ailleurs d’ordinaire plutôt soumise à la cause américaine. Mais ce ne sont que de mineures illustrations du mépris qu’a Washington pour le Droit international – mépris largement partagé par d’autres grandes puissances, bien que peu d’entre-elles soient capables de violer le Droit international de manière aussi outrancière que la super puissance mondiale.
Comment Washington peut-il se présenter comme le champion de la justice et de la démocratie au regard de cette attitude persistante ? La réponse fondamentale à cette question a été fournie par Hans Morgenthau, un des fondateurs de l’école réaliste de la théorie des relations internationales. Il a souvent écrit sur « notre asservissement conformiste à l’égard de ceux au pouvoir » en faisant référence aux classes intellectuelles et parmi elles au grand nombre de ceux qui se regardent eux-même comme de courageux et d’indépendants esprits critiques.
Q : Vous vous êtes engagés pour soutenir les « 5 de Miami », agents cubains accusés de conspiration contre la sécurité des États-Unis. Pouvez-vous expliquer le sens de votre démarche ?
R : L’accusation n’a fait aucun effort sérieux pour montrer qu’ils avaient conspiré contre la sécurité américaine. Il a été plutôt concédé qu’ils cherchaient à déjouer les attaques terroristes basées sur le sol américain contre Cuba en infiltrant les organisations terroristes aux États-Unis. En fait, ils ont fourni énormément d’informations au FBI concernant ces organisations, leurs plans et leurs opérations. La réaction de Washington a été de laisser les mains libres aux les organisations terroristes, et d’arrêter et d’emprisonner ceux qui cherchaient à les dénoncer.
Pour ceux que cela intéresse, il y a une « doctrine Bush » qui soutient que « ceux qui abritent des terroristes sont aussi coupables que les terroristes eux-mêmes », selon les propres mots du Président, et que par conséquent ces protecteurs doivent être soumis aux bombardements et à l’invasion. Selon le spécialiste des Relations Internationales de l’Université de Harvard Graham Alison , « la doctrine Bush est déjà un règle de facto dans les relations internationales », doctrine qui révoque « la souveraineté des états qui offrent l’asile aux terroristes. » Certains États, cela dit…
Mais on devrait ajouter qu’offrir l’asile aux terroristes n’est pas du tout une action secrète aux États-Unis. Ainsi Bush a offert l’asile au terroriste Américano-Cubain Orlando Bosch, et ceci malgré les objections du FBI et du Ministère de la Justice qui voulaient l’expulser car il présentait une menace pour la sécurité des États-Unis au vu d’une douzaine d’actions terroristes qui lui étaient attribuées. Et Bush II a permis à l’associé de Bosch, Luis Posada Carriles, une autre pointure du terrorisme, de le rejoindre à Miami. Ces exemples ne sont que les plus flagrants…
Q : Dans un chapitre que vous consacrez à l’Amérique latine dans votre livre (Amérique latine : ça bouge dans l’arrière-cour), vous déclarez que « ceux qui tiennent la matraque exigent l’amnésie historique ». A l’occasion du cinquantenaire de la révolution cubaine et à l’heure où « c’est la première fois depuis la conquête espagnole que l’Amérique latine prend des mesures orientés vers l’indépendance et l’intégration », comment lutter contre cette amnésie et en faveur de ce processus d’émancipation historique ?
R : L’amnésie historique est secrétée par ceux que Morgenthau condamne. On n’a pas besoin de pouvoirs magiques pour surmonter cette amnésie : il faut juste de l’honnèteté et du dévouement pour révéler la vérité et participer aux mouvements populaires pour civiliser le pays. Cela a déjà souvent eu lieu par le passé, et même récemment. Et il y a toujours plus à faire.
Pour prendre un exemple en cours, en septembre 2008, l’ UNASUR – la récente Union des États Sud Américains – s’est réunie à Santiago pour évaluer les actions violentes menées par le mouvement des élites Boliviennes soutenues par les États-Unis dans leurs efforts pour renverser le gouvernement démocratiquement élu. Le sommet s’est terminé par une déclaration de soutien très fort au gouvernement de Morales. Morales a remercié l’UNASUR pour son soutien, observant que pour la première fois dans l’histoire de l’Amérique du Sud, les pays de la région avaient décidé par eux-même de la manière de résoudre leurs problèmes, sans la présence des États-Unis.
Ceci est d’une importance considérable et n’a pas fait l’objet de reportages aux États-Unis. Sans doute parce que la vérité, une fois de plus, rentrait de manière dramatique en conflit avec les doctrines du soutien américain et de la bienveillance américaine à l’égard de la démocratie, doctrines brandies haut et fort par les intellectuels conformistes – média inclus. Mais la « trahison des clercs » peut être vaincue, comme cela a souvent été le cas par le passé.
© Noam Chomsky
Traduit par Marie Nivet pour Liberté 62.
« C’est nous qui commandons »
L’ivresse et la force , expression par laquelle Lise Chemla traduit la formule What we say goes, le titre original du dernier recueil d’entretiens de Noam Chomsky et de David Barsamian, c’est l’ivresse de la force qu’exprime la politique étrangère mise en oeuvre par les classes dirigeantes des États-Unis.
George Bush Père, en février 1991, à la fin de la première guerre du golfe, en a donné la formule à la fois concise et brutale : « What we say goes » : « C’est nous qui commandons ». Mais, ainsi que le montre Noam Chomsky en procédant dans son ouvrage à un examen critique serré de l’actualité récente, de l’Amérique latine au Moyen-Orient, le « nouvel ordre mondial » que les États-Unis entendait instaurer après la chute de l’URSS, « extension au monde entier de la doctrine de Monroe », se fissure aujourd’hui. Evocation de quelques passages développés par Noam Chomsky dans les pages de son livre à propos de l’Amérique latine, traditionnelle « arrière-cour » des États-Unis.
« C’est la première fois depuis la conquête espagnole que l’Amérique latine prend des mesures orientées vers l’indépendance et l’intégration » déclare Noam Chomsky commentant l’entrée du Vénézuéla dans le marché commun du Mercosur et son rapprochement avec la Chine. « Enfin pas tout à fait précise-t-il, il y a déjà eu des tentatives mais elles ont été écrasées. Le Brésil par exemple, a eu au début des années 1960 un gouvernement démocratique d’un populisme modéré. L’administration Kennedy a organisé un putsch militaire pour le remplacer par un État néonazi de sécurité nationale, le premier de la vague qui allait ensuite submerger tout le continent, du Chili à l’Argentine en passant par l’Amérique centrale, et y perpétrer un immense massacre. Donc les peuples d’Amérique latine ont déjà essayé, comme ils avaient essayé plusieurs fois de secouer le joug espagnol. Il y a eu de nombreuses tentatives, mais c’est la première fois qu’il y a une vraie chance de succès, car ils se sont soustraits, jusqu’à un certain point, au contrôle occidental – d’abord européen, puis américain. Du Vénézuéla à l’Argentine, on a assisté à une vague d’élections démocratiques à forte participation populaire et orientée plutôt à gauche. »
Ça bouge dans l’arrière-cour
D’un autre côté, les principaux leviers de la politique de domination des États-Unis en Amérique latine se sont affaiblis explique-t-il : « Historiquement, l’un d’eux a été la violence, la politique de la force, et l’autre, les pressions économiques, exercées dans la dernière période par l’intermédiaire du FMI, du département du trésor et de la banque Mondiale. Les deux perdent en efficacité. La dernière tentative des États-Unis pour soutenir la violence, le moyen traditionnel, s’est produite au Vénézuéla pendant le coup d’État de 2002. Washington a dû reculer, et prétend aujourd’hui, qu’il n’avait rien à voir avec la tentative de putsch. Il a reculé à cause de la réaction populaire au Vénézuéla, mais aussi de l’ampleur de l’indignation de toute l’Amérique latine ». Même si « la menace de la violence » ou de « l’étranglement économique » des États-Unis sont loin d’avoir disparu tempère Noam Chomsky – « les États-Unis ont plus de forces militaires en Amérique latine aujourd’hui qu’aux pires moments de la guerre froide » – , un constat s’impose : « Washington n’a plus les moyens d’autrefois. Il ne peut plus être le simple instigateur d’une dictature militaire, puis la soutenir. »
Un pays qui vit encore dans la peur…
Les séquelles de cette période sont cependant encore nombreuses aujourd’hui. Dans un chapitre de son ouvrage intitulé Les États-Unis contre les Evangiles, Noam Chomsky évoque à cet égard, au Chili, une expérience personnelle : « Les Chiliens ont vécu dix-sept ans de dictature, et l’on sent vraiment que la peur est toujours là. La villa Grimaldi était l’un des pires centres de torture de Pinochet. Pendant mon récent séjour, un homme qui y avait été torturé – aujourd’hui avocat international reconnu, professeur et militant des droits de l’homme – m’a fait visiter les lieux. Il a pris à part quelques-uns d’entre nous et nous a tout expliqué point par point : voilà ce qu’ils faisaient ici, voilà comment ils torturaient là. Il nous a dit qu’il lui avait fallu des années avant de pouvoir parler de son expérience. Les tortures étaient monstrueuses (…) toutes supervisées par des médecins. Leur rôle était de garantir que la victime ne meurt pas : il fallait la garder en vie pour pouvoir continuer à la torturer. Ils disaient donc aux tortionnaires à quel moment arrêter, administraient quelque chose au prisonnier pour le ranimer, et la scéance pouvait reprendre. « Mais où sont-ils ces médecins ? » ai-je demandé à l’avocat. « Ils exercent, ils ont leur cabinet à Santiago », m’a-t-il répondu. Et personne ne peut même imaginer de faire quelque chose contre eux. C’est comme si Joseph Mengele se promenait en toute liberté dans votre quartier. Et ce n’est qu’un aspect de ce qu’on voit là-bas, la peur. »
Ceux qui tiennent la matraque exigent l’amnésie historique
« Ceux qui tiennent la matraque exigent l’amnésie historique » souligne Noam Chomsky. L’évocation précédente rend plus sensible la signification du danger pesant actuellement, entre autres, sur la Bolivie – malgré le fait que la « menace » des États-Unis se soit « amoindrie » en Amérique latine . « Non seulement l’Amérique latine échappe [aux États-Unis], mais c’est la première fois que les populations indigènes entrent sur la scène politique, en nombre conséquent déclare Noam Chomsky à propos de l’élection d’Evo Morales en 2005. : « Les indigènes sont également très nombreux au Pérou et en Equateur, tous deux aussi gros producteurs d’énergie. Des groupements d’Amérique latine exigent même la création d’une nation indienne. Ils veulent avoir le contrôle de leurs ressources – que certains d’entre eux, d’ailleurs, ne souhaitent pas développer : ils préfèrent rester maître de leur vie, ils ne veulent pas que leur culture et leur société soient détruites pour qu’à New York on puisse faire du surplace dans les embouteillages. Tout cela est une grande menace pour les États-Unis. »