[2011] L’Occident est terrifié par l’existence de démocraties arabes

Noam Chomsky interviewé par Ceyda Nurtsch

Retour Qantara.de (Allemagne) Drapeau Allemagne, 17 juin 2011 Imprimer

Le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky compte parmi les intellectuels les plus marquants de notre temps. À 82 ans, ce militant politique passe pour un critique acerbe de la politique étrangère et économique des USA. Ceyda Nurtsch s’est entretenue avec lui des conséquences du printemps arabe dans un contexte de mondialisation.

Monsieur Chomsky, on a souvent dit avant les soulèvements qui viennent de se produire dans le monde arabe qu’il était impossible d’y établir des structures démocratiques. À votre avis, les derniers développements apportent-ils un démenti à cette thèse ?

Noam Chomsky : Cette thèse n’a jamais eu de fondement. Le monde musulman a une vieille tradition démocratique. Mais les puissances occidentales ont toujours veillé à l’anéantir. En 1953 l’Iran était une démocratie parlementaire, les USA et la Grande-Bretagne ont renversé le gouvernement. En 1958 il y a eu une révolution en Irak, nous ne savons pas comment la situation aurait évolué, mais cela aurait pu conduire à l’établissement de structures démocratiques.

Mais les USA ont organisé un véritable coup d’État. En effet, le Président Eisenhower a parlé en 1958, lors de débats internes récemment déclassifiés, d’une campagne de haine à notre encontre dans le monde arabe – non pas du fait des gouvernements, mais des populations.

L’État-major suprême du Conseil national de sécurité a rédigé un mémorandum en ce sens; il est aujourd’hui accessible sur Internet. Vous disiez qu’aux yeux du monde arabe les USA bloquaient son développement ainsi que sa démocratisation et soutenaient des dictateurs brutaux afin de pouvoir contrôler leur pétrole. Le mémorandum prouve que c’est plus ou moins vrai et que c’est justement ce que nous avons fait par la suite.
mossadegh usa
De faux amis : Le Premier Ministre iranien Mossadegh en visite aux USA en 1951,
deux ans avant le putsch organisé par la CIA pour le renverser au profit du Shah.

Cela signifie que les démocraties occidentales ont empêché le monde arabe d’établir des démocraties ?

Chomsky : Je n’entrerai pas dans les détails, mais oui, c’est ce qui s’est passé jusqu’à maintenant. Les soulèvements démocratiques se succèdent, ils sont écrasés par les dictateurs que nous – en particulier les USA, la Grande-Bretagne et la France – soutenons. Il ne peut se créer de démocraties, si l’on brise toutes les tentatives d’en établir une. On pourrait en dire autant de l’Amérique latine: une longue série de dictateurs sanguinaires. Tant que l’hémisphère Sud sera sous le contrôle des USA, qui ont pris la succession de l‘Europe, il n’y aura pas de démocratie, car elle sera anéantie.

Alors le printemps arabe ne vous a pas du tout surpris ?

Chomsky : Je ne peux pas dire que je m’y attendais vraiment. Mais ces soulèvements ne sont pas sortis de rien. Prenons l’exemple de l’Égypte. Vous verrez que les jeunes qui ont organisé les manifestations du 25 janvier se donnent le nom de «Mouvement du 6 avril». Il y a une raison à cela: le 6 avril 2008 a marqué le lancement d’un important mouvement ouvrier à l’usine textile de Mahalla Al Koubre. Des grèves, des manifestations de soutien dans tout le pays, etc. Mais tout cela a été écrasé par le régime. L’Occident n’a accordé aucune importance à ces faits. Tant que les dictateurs contrôlent leur peuple, cela ne nous concerne pas, n’est-il pas vrai ? Mais les Égyptiens, eux, n’ont pas oublié.

En outre, les évènements de Mahalla ont inauguré une longue série de grèves militantes, dont certaines ont été victorieuses. On trouve déjà quelques bonnes études à ce sujet. Joel Beinin, de l’Université de Stanford, a rédigé plusieurs travaux sur le mouvement ouvrier égyptien. Dans ses derniers articles, mais aussi dans d’autres plus anciens, il aborde l’histoire des luttes ouvrières et le combat pour la démocratie en Égypte.

Mahalla

“Les efforts pour créer la démocratie” :
Le 6 avril 2008, la ville industrielle de Mahalla Al Koubra, au Nord de l’Égypte,
qui abrite la plus grande usine textile du pays, a été le théâtre d’un vaste mouvement de contestation ouvrière contre la hausse des denrées alimentaires et la baisse des salaires. Les grèves sont illégales en Egypte, et les protestations ont finalement été écrasées.

George W. Bush, le prédécesseur d’Obama, a prétendu que sa politique du « Nouveau Moyen-Orient » lui permettrait, par un effet domino, d’instaurer la démocratie dans la région. Existe-t-il une relation entre les révoltes actuelles et la politique de Bush ?

Chomsky : L’effet domino était le point central de la guerre froide : Cuba, le Brésil, le Vietnam… Henry Kissinger le comparait même à un virus capable d’infecter des régions entières. Lorsque Nixon et lui-même ont planifié la chute d’Allende, démocratiquement élu au Chili – aujourd’hui nous en avons toutes les preuves – Kissinger a explicitement déclaré que le virus chilien pouvait agir même sur des États de la lointaine Europe. En définitive son opinion ne différait pas de celle de Brejnev. Tous deux redoutaient la démocratie. Et Kissinger disait que ce virus devait être éradiqué. Et c’est exactement ce qu’ils ont fait.

Aujourd’hui il en va à peu près de même. Bush aussi bien qu’Obama ont une peur bleue du printemps arabe. La raison en est évidente : ils n’ont aucun intérêt à l’établissement de démocraties dans le monde arabe, car si l’opinion publique arabe avait de l’influence sur la politique de ces pays, les USA seraient chassés de la région. C’est pourquoi ils ont une peur panique de voir s’y établir des démocraties.

Puisque nous parlons d’influence : le célèbre correspondant britannique au Moyen-Orient, Robert Fisk, a écrit récemment que la politique d’Obama dans la région était sans importance…

Chomsky : J’ai lu cet article, il est excellent. Robert Fisk est un journaliste remarquable et il connaît très bien la région. Selon moi, il voulait dire que le mouvement du 6 avril n’accorde plus aucune attention aux USA. Ils les ont complètement laissés tomber. Ils savent que les USA sont leur ennemi. Un sondage a révélé que 90% des Égyptiens voient dans les USA la principale menace pour leur pays. En ce sens les USA ne sont sûrement pas « sans importance ». Ils sont tout simplement trop puissants; je suis sûr que Fisk serait d’accord là-dessus.

On fait parfois aux intellectuels arabes le reproche d’avoir longtemps été trop passifs et trop silencieux. Quel rôle devraient-ils jouer aujourd’hui ?

Chomsky : Les intellectuels ont une responsabilité particulière. Nous les appelons « intellectuels», non parce qu’ils sont plus malins que les autres, mais parce que ce sont des privilégiés. Et si l’on est un privilégié, qu’on jouit d’un statut particulier et que l’on sait s’exprimer, on doit tout simplement assumer davantage de responsabilités.

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