[2011] Les États-Unis sur le déclin

Par Noam Chomsky

Retour Truth-out.org, 5 aout 2011 Imprimer

Dans le Political Science Quaterly, Giacomo Chiozza écrit : « Il est courant d’entendre que les Etats-Unis, qui il y a seulement quelques années dominaient le monde comme un colosse, sans pouvoir équivalent face à eux, avec un attrait incomparable, sont maintenant sur le déclin. Ils font face à leur ultime détérioration ».

Cette opinion est largement partagée. Avec un certain fondement, quoiqu’il faille la qualifier. Pour commencer, le déclin s’est installé dans l’immédiat après deuxième guerre mondiale, dans la foulée du niveau sans précédent de pouvoir atteint à ce moment là. Le remarquable triomphalisme à la fin de la guerre du Golfe, au début des années quatre-vingt-dix, tenait surtout de l’illusion.

Que ce déclin soit grandement auto-induit est une autre conviction, au moins chez ceux et celles qui ne sont pas tout-à-fait aveugles. Le mauvais spectacle dont nous avons été témoins cet été depuis Washington, qui a dégouté la nation et confondu le monde entier, n’a pas son pareil dans toute l’histoire de la démocratie parlementaire. Ses partisans ont fini par en avoir peur. Les grands pouvoirs corporatifs qui ont aidé à faire élire ces extrémistes commencent à s’inquiéter de ce qu’ils pourraient bien jeter à terre l’édifice qui leur a permis d’accumuler richesse et privilèges, c’est-a-dire l’État protecteur qui dorlote leurs intérêts.

La montée du pouvoir corporatif (en ce moment surtout financier) sur la société, a atteint un point tel que les partis politiques, qui n’ont presque plus rien à voir avec les partis que nous avons connu, sont beaucoup plus à droite que la population sur la plupart des problèmes débattus.

Pour le peuple, le premier problème intérieur est le manque d’emploi. Dans l’état actuel des choses on ne pourra venir à bout de cette crise que par un plan gouvernemental majeur de stimulation de l’économie. Il faut aller beaucoup plus loin que ce qui a été fait jusqu’ici et qui a à peine réussi à contrer les baisses de dépenses des États et des collectivités locales. Malgré tout, il est probable que cette initiative limitée à permis de maintenir des millions d’emplois.

Le déficit est la première préoccupation des institutions financières. D’où qu’il n’y ait que ce sujet qui soit débattu publiquement. Un sondage du Washington Post et de la chaine ABC News rapporte qu’une large majorité de la population (72% vs 27%) favorise la taxation des très riches pour résoudre ce problème. Les coupes dans les programmes sociaux (Medicaid et Medicare) sont rejetées par la vaste majorité ; (69% dans le cas de Medicaid et 78% pour ce qui est de Medicare). Il est pourtant plus que probable que ces coupes seront adoptées.

Le Program on International Policy Attitudes a mené une enquête pour savoir quels moyens le public favoriserait pour l’élimination du déficit. Son directeur, Steven Kull écrit : «Il est clair que l’administration Obama et les Républicains, majoritaires à la Chambre des représentants, ont des solutions complètement opposées aux priorités et aux valeurs de la population pour ce qui concerne le budget».

Ce sondage illustre une profonde division : « Alors que le public favorise des coupes importantes dans les budgets de la défense, l’administration et la Chambre des représentants proposent de modestes augmentations. La population veut aussi plus d’investissements dans l’éducation, la formation professionnelle et le contrôle de la pollution contrairement à la position des législateurs.

L’ultime ‘compromis’ (il vaudrait mieux dire la capitulation face à l’extrême droite), est complètement à l’opposé. D’ailleurs il est presque assuré qu’il va mener à un ralentissement de la croissance au seul bénéfice des riches et des grandes entreprises qui affichent déjà des profits record, mais au détriment de tous les autres.

Il n’est jamais question non plus du fait que le déficit pourrait être éliminé, comme l’a démontré l’économiste Dean Baker, si nous nous débarrassions de notre système de soins privés complètement non fonctionnel. Il nous faudrait pour cela, en adopter un semblable à ceux des autres pays industrialisés qui coûtent moins cher per capita avec des résultats comparables sinon meilleurs.

Les institutions financières et les grandes pharmaceutiques sont trop puissantes pour qu’une telle option soit considérée. Mais pourtant, il ne s’agit pas tout-à-fait d’une utopie. Il y a aussi d’autres options sensées économiquement qui, pour les mêmes raisons, sont évacuées du débat ; comme une taxe minime sur les transactions financières.

Entre temps on gratifie régulièrement Wall Street de nouveaux cadeaux. Le House Appropriations Committee a diminué le budget requis par la Securities and Exchange Commission qui est responsable de la lutte à la fraude financière. La nouvelle Consumer Protection Agency ne s’en sortira pas intacte non plus.

Le Congrès concocte de nouvelles armes dans sa bataille contre les générations à venir. Le New York Times rapporte que l’American Electric Power, un joueur majeur dans la production et la distribution d’électricité au pays, à dû mettre de côté « le plan le plus important de captation de dioxyde de carbone d’une de ses centrales au charbon.
Elle voulait donner un coup d’accélérateur à sa contribution à la baisse des émissions de gaz à effet de serre, donc au réchauffement de la planète». C’est l’opposition des Républicains à la protection de l’environnement qui l’a acculée à cette décision.

On ne peut pas dire pour autant que les interventions contraires à nos propres intérêts soient d’invention récente même si elles sont de plus en plus importantes. On les retrouve déjà dans les années soixante-dix quand l’économie politique nationale a subit des transformations majeures qui mirent fin à ce qu’on appelle communément «l’âge d’or» de l’État capitaliste. Les deux changements les plus importants ont été la financiarisation de l’économie (virage des investissements de la production industrielle vers la finance, les assurances et l’immobilier) et la délocalisation de la production. Ce triomphe de l’idéologie du marché libre a été renforcé par la suite par les dérégulations, l’introduction de nouvelles règles de gestion des entreprises qui ont lié les rémunérations de leurs dirigeants au profit à court-terme et d’autres rêgles du genre.

Il en est résulté une concentration de la richesse dans les mains de 1% de la population, qui a produit une augmentation conséquente de leur pouvoir politique, et leur a permis en plus d’accélérer leur appropriation de la richesse nationale. Ce sont majoritairement des dirigeants de grandes entreprises , des gestionnaires de fonds à risques (hedge funds) et d’autres de cette sorte. Pendant ce temps les revenus de la vaste majorité de la population ont stagné.

Pour leur part les coûts des campagnes électorales ont fait des bonds fabuleux. Les deux partis politiques, Démocrates et Républicains, se sont liés encore plus étroitement aux entreprises. Comme le dit l’économiste Thomas Ferguson dans le Financial Times, ce qui subsistait de démocratie a été ainsi affaibli puisque les deux formations ont à toutes fins pratiques, mis aux enchères les sièges du Congrès. Elles ont adopté une pratique commerciale des grandes boites de ventes au détail que sont Wall Mart, Best Buy ou Target : «Dans aucune autre législature du monde développé vous ne verrez comme ici, les partis politiques afficher le prix de leur vote sur des lois déterminantes en cours d’adoption». Ceux qui auront contribué le plus aux fonds de leur parti remporteront la mise.

Selon Ferguson, les débats dans ce contexte : « deviennent la répétition sans fin d’une poignée de slogans qui ont été conçus pour atteindre des investisseurs nationaux et autres groupes d’intérêts particuliers. Leurs contributions au financement des partis est indispensable». Tant pis pour le bien du pays !

Les nouvelles institutions financières de l’ère post- âge d’or ont été largement responsables de la crise financière de 2007. Avant cette époque elles avaient gagné un joli pouvoir économique ; elles avaient triplé leur part des profits d’entreprises. Après le crash un certain nombre d’économiste ont commencé à enquêter sur leur fonctionnement en termes purement économiques. Le lauréat du Prix Nobel, Robert Solow estime que leur impact a probablement été négatif : « Leurs succès ont vraisemblablement peu à voir avec l’efficience de l’économie réelle. En plus, ce désastre permet le transfert de la richesse des mains des contribuables à celles des financiers».

En réduisant ce qu’il nous reste de démocratie, les institutions financières installent les outils pour poursuivre un processus mortel. Elles continueront aussi longtemps que leurs victimes consentirons à souffrir en silence.

Le plus récent ouvrage de N.Chomsky a pour titre : «9-11 : Tenth Anniversary». Il est professeur émérite en linguistique et philosophie au Massachussetts Institute of Technology à Cambridge, Mass.

© Noam Chomsky


Traduit par Alexandra Cyr pour www.noam-chomsky.fr


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