[1998] Finance et silence

Par Noam Chomsky

Retour Le Monde Diplomatique, Décembre 1998 Imprimer

La libéralisation des mouvements de capitaux constitue une arme fabuleuse contre le contrat social. Elle peut être très efficacement utilisée pour saper tout effort de la puissance publique visant à promouvoir des mesures progressistes. Par exemple, si un pays cherche à stimuler son économie ou à accroître ses dépenses de santé, cet écart de conduite peut être immédiatement puni par une fuite des capitaux.

Cette mobilité de la finance a fait naître ce que certains économistes ont appelé un « Sénat virtuel » de dirigeants qui, simplement en transférant des fonds, se trouvent en mesure de décider des politiques sociales et économiques. Or le volume des transactions sur les marchés financiers a considérablement augmenté, pour atteindre quelque 1 800 à 2 000 milliards de dollars par jour, et il a changé de nature : alors que, il y a trente ans, près de 90 % des échanges étaient liés à l’économie réelle (commerce et investissement à long terme), il s’agit désormais surtout de flux spéculatifs à très court terme (très souvent moins d’une journée) sur les monnaies et les taux d’intérêt. Les marchés sont devenus de plus en plus volatils, de moins en moins prévisibles ; et les crises financières plus fréquentes.

La taxation des transactions sur les marchés des changes a été proposée, au début des années 70, par le Prix Nobel d’économie James Tobin pour mettre des « grains de sable » dans l’engrenage des flux spéculatifs et favoriser les investissements productifs à long terme (1). Ce type d’idée était alors courant : jusqu’aux années 80, la plupart des pays riches exerçaient un certain contrôle sur les flux de capitaux. Quelques Etats le font toujours, le Chili, par exemple.

La taxe Tobin est à l’ordre du jour depuis près d’un quart de siècle, mais les grandes institutions financières ne veulent absolument pas en entendre parler. Et pour cause : elles profitent énormément de la situation actuelle, même si c’est au prix d’un ralentissement de l’économie réelle et de crises importantes. Les secteurs manufacturiers et industriels, pourtant bénéficiaires potentiels d’une telle mesure, s’y sont, eux aussi, généralement opposés. Sans doute ne leur déplaît-il pas que la libéralisation financière contrecarre les politiques sociales et exerce une forte pression sur le coût du travail. On ne s’étonnera pas qu’un ouvrage majeur sur la taxe Tobin, publié il y a deux ans (2), ait été boycotté par la presse, sous la pression des organismes internationaux et des milieux financiers, notamment américains.

La dissimulation des solutions de rechange à la politique actuelle est d’autant plus nécessaire que l’opinion est souvent fermement opposée aux politiques de libre-échange et de libéralisation financière. Ainsi, l’administration Clinton a dû renoncer, en 1998, à obtenir l’accord du Congrès pour l’utilisation de la procédure dite fast track (voie express) pour négocier une zone de libre-échange des Amériques (3). Les élus avaient subi de telles pressions populaires – notamment syndicales – que le président constata qu’il lui était impossible de réunir une majorité.

CE qui était en jeu à l’époque, c’était également de préparer le terrain à l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui se négociait en catimini depuis mai 1995 au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). La mobilisation des mouvements de citoyens, notamment au Canada et en France, a finalement fait capoter le projet, le gouvernement de M. Lionel Jospin, sensible à leur pression, s’étant retiré de la négociation le 10 octobre dernier.

Mais le dossier n’est pas clos : les négociations vont reprendre d’une manière ou d’une autre, en premier lieu au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et autant que possible très discrètement. Une idée avancée par les promoteurs de la libéralisation financière serait de demander au Fonds monétaire international (FMI) d’imposer, dans les faits, les règles contenues dans le projet d’AMI aux différents Etats qu’il « aide ». L’« avantage » d’une telle solution, c’est que le FMI fonctionne à l’abri des regards et ne rend de comptes à personne.

© Noam Chomsky

(Propos recueillis par Normand Baillargeon.)

(1) Lire Howard M. Wachtel, « Trois taxes globales pour maîtriser le capital », Manière de voir, no 42, « Anatomie de la crise financière », novembre-décembre 1998.

(2) Mahbub Ul Haq, Inge Kaul, Isabelle Grunberg, The Tobin Tax : Coping with Financial Volatility, Oxford University Press, 1996. Sur le sujet, lire Ibrahim Warde, « La taxe Tobin, bête noire des spéculateurs, cible des censeurs », Le Monde diplomatique, février 1997.

(3) Doté de cette prérogative, le président peut signer des accords commerciaux auxquels les élus ne peuvent ensuite apporter aucun amendement. Ils doivent ratifier ou rejeter les textes tels quels.


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