[2009] La militarisation de l’Amérique Latine

Par Noam Chomsky

Retour chomsky.info, 30 aout 2009 Imprimer

La « guerre contre la drogue » — comme la « guerre contre le crime » et la « guerre contre le terrorisme » — est menée pour d’autres raisons que les objectifs annoncés officiellement.

Les États-Unis ont été fondés en tant que « bébé empire », selon les termes de George Washington. La conquête du territoire national était une expérience impériale grandiose. Dès le tout début, l’objectif suprême avait été de contrôler l’hémisphère.

L’Amérique Latine a conservé sa suprématie dans les projets US d’aménagement de la planète. Si les États-Unis ne peuvent pas contrôler l’Amérique Latine, ils ne peuvent prétendre « réussir un ordre mondial dans le reste du monde », avait fait remarquer le Conseil de Sécurité nationale du président Richard M. Nixon en 1971, alors que Washington se préparait à renverser le gouvernement de Salvador Allende au Chili.

La question de l’hémisphère s’est récemment intensifiée. L’Amérique du Sud s’est engagée dans un processus d’intégration, condition préalable à l’indépendance, a tissé d’autres liens au niveau international et a cherché à résoudre les problèmes internes – et tout d’abord, le pouvoir qu’exerçait traditionnellement une riche minorité européanisée sur un océan de misère et de souffrances.

La question est arrivée à un point critique il y a un an en Bolivie, le pays le plus pauvre de l’Amérique du Sud, où, en 2005, la majorité indigène avait élu un président sorti de leurs rangs, Evo Morales.

En août 2008, alors que Morales était sorti vainqueur du référendum pour révoquer le mandat du président, l’opposition composée des élites soutenues par les États-Unis s’est livrée à des manifestations violentes, provoquant le massacre d’une trentaine de partisans du gouvernement.

La nouvelle « Union sud-américaine des Nations » (l’UNASUR) a réagi en organisant une rencontre au sommet. Les participants (tous les pays d’Amérique du Sud) ont exprimé « leur soutien entier et ferme au gouvernement constitutionnel du président Morales dont le mandat a été ratifié par une large majorité ».

« Pour la première fois de l’histoire de l’Amérique du Sud, les pays de notre région décident de la façon de régler leurs problèmes en dehors de la présence des États-Unis », a déclaré Morales.

Une autre manifestation : le président de l’Équateur, Rafael Correa, a promis de ne pas renouveler l’accord de l’utilisation par Washington de la base militaire de Manta, la dernière base de ce type dont disposaient les Etats-Unis en Amérique du Sud.

En juillet, les États-Unis et la Colombie concluaient un accord secret permettant aux États-Unis d’utiliser sept de leurs bases militaires en Colombie. Officiellement, il s’agit de lutter contre le trafic de drogue et le terrorisme, mais « de hauts responsables militaires et civils colombiens au courant des négociations » ont déclaré à l’Associated Press que « le but est de faire de la Colombie une plaque tournante des opérations du Pentagone dans la région ».

D’après les comptes-rendus, cet accord permettrait en échange de faciliter à la Colombie l’accès au matériel militaire US. La Colombie est déjà le principal bénéficiaire de l’aide militaire US (à l’exception d’Israël et de l’Egypte, qui font partie d’une catégorie à part). La Colombie détient, et de loin, le pire record en matière de droits humains dans l’hémisphère depuis les guerres en Amérique centrale dans les années 80. La corrélation entre l’aide des États-Unis et les violations des droits de l’homme est depuis longtemps établie par les études spécialisées.

L’AP citait également un document datant d’avril 2009 de l’« U.S. Air Mobility Command » qui suggère que la base de Palanquero en Colombie devienne un « site destiné à la sécurité bilatérale ».

D’après ce document, en partant de Palanquero, « un C-17 (pour les transports militaires) peut parcourir près de la moitié du continent avec un seul plein de carburant ». Ce disposition pourrait s’inscrire dans le cadre de la stratégie mondiale des infrastructures logistiques, en contribuant à mettre en œuvre les interventions militaires dans la région et en donnant davantage de mobilité pour les transports vers l’Afrique.

Le 28 août, l’UNASUR s’est réunie à Bariloche en Argentine pour parler des bases militaires US en Colombie.

Après des débats animés, il a été conclu qu’il fallait conserver à l’Amérique du Sud son statut de « terre de paix », et que les forces militaires étrangères ne devaient menacer la souveraineté ou l’intégrité d’aucun des pays de la région. Et le sommet a ordonné au Conseil de Défense de l’Amérique du Sud d’enquêter sur ce document de l’Air Mobility Command.

La raison officielle qui a été donnée de l’utilisation de ces bases n’a pas échappé aux critiques. Morales a déclaré qu’il avait vu des soldats US avec les troupes boliviennes qui tiraient sur les membres de son syndicat de producteurs de coca.

« Et donc, maintenant, nous sommes des narcoterroristes », a t-il poursuivi. Quand ils ne pouvaient plus nous traiter de communistes, ils nous ont traités d’agitateurs, puis de trafiquants de drogue et depuis les attentats du 11 septembre, de terroristes. « L’histoire de l’Amérique latine se répète », a-t-il dit.

La responsabilité finale de la violence en Amérique Latine incombe lieu aux consommateurs usaméricains de drogues illicites, d’après Morales qui indique : « si l’UNASUR envoyait des troupes aux États-Unis pour y contrôler la consommation, seraient-ils d’accord ? Impossible ».

Que la justification des États-Unis pour le programme de lutte anti-narcotique à l’étranger soit même considérée comme un sujet de discussion digne d’intérêt illustre une fois de plus la mentalité impériale. En février dernier, la commission Drogue et Démocratie en Amérique Latine publiait son propre rapport sur la lutte anti-narcotique des États-Unis au cours des dernières décennies.

La commission, présidée par les anciens présidents latino-américains Fernando Cardoso (Brésil), Ernesto Zedillo (Mexique), et Cesar Gaviria (Colombie), concluait que la lutte contre la drogue avait été un échec total et préconisait un changement radical de politique, à l’opposé des mesures répressives, que ce soit à l’intérieur du pays ou à l’étranger, en cherchant à mettre sur pied des programmes bien moins coûteux et plus efficaces – la prévention et le traitement. Le rapport de cette commission, de la même façon que les études réalisées antérieurement et le bilan historique, n’a eu aucun effet visible.

Cette absence de réaction confirme donc bien que la « lutte contre la drogue » – de même que “la lutte contre la criminalité » ou « la lutte contre le terrorisme » – est menée pour d’autres raisons que les objectifs annoncés, et dont on peut en constater les conséquences.

Au cours de ces dix dernières années, les États-Unis ont augmenté leur aide militaire et l’entraînement d’officiers latino-américains aux tactiques de l’infanterie légère pour combattre le « populisme radical » – un concept qui, dans le contexte latino-américain, fait froid dans le dos.

La responsabilité de l’entraînement militaire passe actuellement du Département d’Etat au Pentagone, ce qui abolit les clauses sur les droits humains et la démocratie qui étaient jusqu’alors contrôlés par le Congrès, de peu d’effet, certes, mais cela servait au moins de moyen de dissuasion contre certaines des pires atrocités.

La Quatrième Flotte américaine, démantelée en 1950, a repris du service en 2008, peu après l’invasion de l’Equateur par la Colombie, avec pour mission de contrôler les Caraïbes, l’Amérique de Sud et Centrale, et les eaux qui les entourent.

Selon l’annonce officielle, ses diverses missions comprennent « la lutte contre le trafic illégal, la coopération dans le domaine de la sécurité, les opérations militaires conjointes et l’entraînement bilatéral et multinational ».

La militarisation de l’Amérique Latine s’aligne sur des objectifs beaucoup plus vastes. En Irak, on n’a pratiquement aucun renseignement sur la destination des énormes bases militaires là-bas, et donc, on suppose qu’elles ne vont servir qu’aux projections de forces. Estimé au départ à 1,5 milliards de dollars, le coût de l’immense ambassade US, ville à l’intérieur de la ville, à Bagdad devrait atteindre 1,8 milliards de dollars par an.

L’administration Obama fait également construire des méga-ambassades au Pakistan et en Afghanistan. Les États-Unis et le Royaume-Uni exigent que la base militaire de Diego Garcia ne soit pas incluse dans la « zone exempte d’armes nucléaires (ZEAN) » prévue en Afrique – comme c’est le cas pour les bases américaines dans le Pacifique.

En résumé, les avancées vers « un monde de paix » n’entrent pas dans le cadre du « changement en lequel on peut croire », pour reprendre le slogan de campagne d’Obama.

© Noam Chomsky


Traduit par Emcee pour Le Grand Soir (traduction incomplète)


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