[2008] Il y a toujours une lutte des classes, prête à exploser

Noam Chomsky interviewé par Vincent Navarro

Retour vnavarro.org (Espagne) Drapeau Espagne, 18 juillet 2008  Imprimer

Question : Merci beaucoup de nous accueillir.

Réponse de Noam Chomsky : C’est un plaisir.

Q : Nous sommes ici au nom de l’université d’été progressiste de Catalogne. Comme je vous l’ai dit, l’objectif de cette université est la réappropriation de l’histoire de la Catalogne, comme une réminiscence des années 30, lorsque ouvriers et universitaires se retrouvaient pendant l’été pour discuter de différents sujets d’intérêt. Bien sûr, c’était interdit sous la dictature de Franco. Lorsque les partis de gauche ont reconquis le gouvernement de la Catalogne en 2003, ils se sont engagés à relancer cette Université d’été progressiste. Nous aurions aimé vous avoir pour prononcer le discours inaugural. Je regrette que vous n’ayez pu venir. Espérons que ce sera pour une autre fois.

R : J’espère.

Q : J’aimerais que nous parlions de vous et des États-Unis. A l’extérieur des États-Unis, vous êtes l’intellectuel étatsunien le plus connu, et la plupart des gens à l’extérieur ne se rendent pas vraiment compte de ce que cela signifie le fait que le plus célèbre des intellectuels US soit rarement présent dans les médias étatsuniens. Vous n’êtes jamais présent dans les grandes chaines de télévision, CBS, NBC, et autres. Beaucoup de gens ne le comprennent pas parce que les États-Unis sont souvent idéalisés et présentés comme une démocratie extrêmement active et dynamique, et ils ne réalisent pas vraiment à quel point la gauche fait l’objet d’une discrimination aux États-Unis. Cette discrimination se produit y compris au sein de la gauche des milieux libéraux (« liberals » terme usuel aux US pour désigner les « progressistes » – NDT) de la classe politique. Comment réagissez-vous à cela ? Comment expliquez-vous cet ostracisme dans la plupart des forums de discussion ?

R : Je dois dire que c’est probablement dans les cercles intellectuels libéraux de gauche que je suis le plus craint et le plus méprisé. Si vous voulez un exemple, jetez un coup d’œil à une de mes couvertures préférées de magazine, qui est encadrée et accrochée à ma porte. Il s’agit de la revue plus ou moins officielle des intellectuels libéraux de gauche, « The American Prospect », et la couverture décrit les terribles conditions dans lesquelles ces milieux tentent de survivre, les énormes forces qui seraient en train de les mener à leur perte.

On y voit deux visages, sévères, coléreux. D’un côté, on voit Dick Cheney et le Pentagone. De l’autre côté, moi. Les intellectuels libéraux de gauche seraient donc coincés entre ces deux énormes forces… Cette illustration montre le degré de paranoïa qui règne et la peur qu’une petite fissure se produise dans l’orthodoxie ambiante. Les intellectuels libéraux (pas uniquement aux États-Unis) sont typiquement les gardiens du temple : on peut jusqu’à là, mais pas un millimètre de plus ; et l’idée que quelqu’un puisse franchir cette ligne les terrifie. C’est pareil pour les grands médias. Alors, oui, les États-Unis sont un pays très libre. C’est en fait le pays le plus libre au monde. Je ne crois pas qu’il y ait un pays dans le monde entier où la liberté d’expression, par exemple, soit mieux protégée qu’ici. Mais c’est aussi une société soigneusement gérée, comme une entreprise pourrait être gérée, avec un règlement intérieur strict et qui ne tolèrerait aucune déviation, ce qui serait trop dangereux.

Une des raisons de ce danger est que la classe dirigeante, les deux partis politiques et la classe politique, sur de nombreuses questions, est bien plus à droite que la population. Sur la santé, par exemple, la population se situe à gauche de la classe dirigeante, et l’a toujours été. Et c’est la même chose pour de nombreux autres sujets. Laisser libre cours aux débats sur certains sujets représente donc un danger et toute déviation par rapport à une sorte de ligne officielle représente une menace et doit être soigneusement contrôlée.

Alors oui, ce pays est très libre mais dans le même temps il y règne une idéologie très rigide.

Q : C’est surprenant parce que, vue de l’extérieur des États-Unis, on a l’impression que le pays jouit d’un système politique très sûr et stable. On pourrait penser qu’avec un système politique et médiatique si puissant, ils pourraient tolérer plus de voix dissidentes dans les médias.

R : C’est vrai !

Q : On dirait qu’ils ont peur des opinions critiques, comme la votre.

R : Oui, je crois qu’ils ont peur. Ils ont peur qu’une petite déviation puisse mener à un désastre. C’est une mentalité typiquement totalitaire. Il faut tout contrôler. Si quelque chose échappe au contrôle, c’est un désastre. Mais en fait, la stabilité de la société US n’est pas si évidente que ça. Cela demande beaucoup de censure – à cet égard, les Papiers du Pentagone sont très intéressants. Les Papiers du Pentagone ne sont pas des documents déclassifiés. Y avoir accès c’est comme réussir à cambrioler des archives secrètes. L’information qu’on trouve dans ces documents n’était pas destinée au grand public.

Il y a certaines choses intéressantes dans les Papiers du Pentagone qui sont censurées – pas formellement, mais dans la pratique. La plus intéressante est le compte-rendu de la fin de la période – les documents couvrent une période qui s’achève vers le milieu de l’année 1968, juste après l’offensive du Tet en janvier 1968 (nom d’une offensive militaire majeure lancée par les troupes Vietnamiennes contre l’armée US – NDT). L’offensive avait fini par convaincre les milieux économiques que la guerre était devenue trop couteuse. Mais dans les mois qui suivirent, le gouvernement a voulu d’envoyer 200.000 troupes supplémentaires au Vietnam, pour atteindre prés de 750.000 hommes. Il y a eu des discussions, comme décrit dans les Papiers du Pentagone, et ils ont finalement renoncé. La raison invoquée était la crainte d’un manque de troupes en cas de désordres sociaux à l’intérieur des États-Unis. Ils craignaient un soulèvement sans précédent parmi les jeunes, les femmes, les minorités, les pauvres, etc. Ils arrivaient à peine à contrôler la situation dans le pays et toute nouvelle mesure pouvait provoquer un soulèvement. Et ça n’a pas changé. Ils ne peuvent permettre que la population échappe à tout contrôle. Celle-ci doit être étroitement canalisée.

Une des raisons de cette pression extraordinaire exercée par la société de consommation, qui date des années 20, c’est que le monde des affaires a compris qu’elle doit atomiser les gens, les orienter vers ce qu’il appelle « les choses superficielles de la vie, telles que la consommation », sinon la population pourrait se révolter. Par exemple, actuellement, environ 80 % de la population aux États-Unis pense que le pays, selon leurs propres termes, est dirigé par « quelques gros qui ne servent que leurs propres intérêts », pas les intérêts de la population. Environ 95 % de la population pense que le gouvernement devrait régulièrement prêter attention à l’opinion publique. Le niveau de rupture avec les institutions est énorme. Tant que les gens sont éparpillés, préoccupés par le solde de leurs cartes de crédit, isolés les uns des autres, et n’entendent jamais un véritable discours critique, les idées peuvent être contrôlées

Q : Un autre phénomène à l’extérieur est l’idéalisation du système US dans les médias européens. Par exemple, les primaires aux élections présidentielles ont été décrits dans les médias européens comme le signe de la vitalité de la démocratie étatsunienne. Et le phénomène Obama est présenté comme la cause d’une mobilisation des masses. C’est faux. Mais comment expliquez-vous cette idéalisation de la scène politique étatsunienne, si courant en Europe ?

R : Les gens ont effectivement de telles illusions et la question qu’il faut se poser est : d’où viennent ces illusions ? Mais les choses sont claires et la classe dominante les comprend parfaitement. Par exemple, pendant une journée, qu’on appelle « Super Tuesday » (super mardi – ndt), le 5 février, se déroulent quelques dizaines de primaires, il y a donc toute une agitation autour. Examinez le quotidien The Wall Street Journal : sa première page sur Super Tuesday, avec un gros titre, proclame « les enjeux passent au deuxième plan en 2008 tandis que les électeurs privilégient la personnalité ». Peu de temps après, un sondage a été effectué, et qui n’a pas été diffusé, qui montrait que 75% de l’opinion publique voulait une couverture sur les positions respectives des candidats sur les enjeux. Exactement le contraire de la doctrine officielle annoncée en première page. Ceci n’a rien d’exceptionnel. On a connu le même phénomène lors de précédentes élections. Mais les enjeux sont soigneusement tenus à l’écart par les dirigeants des partis politiques. Dire que les électeurs s’intéresseraient plus aux personnalités des candidats qu’à leurs programmes, c’est faux.

Les électeurs seraient très heureux de pouvoir voter en faveur d’un système de santé, chose qu’ils réclament depuis des dizaines d’années. Mais il se trouve que ça ne fait pas partie des options proposées. Les dirigeants des partis, ou plutôt l’industrie des relations publiques qui vend des biens de consommations à la télévision, vend les candidats comme elle vend les biens de consommation. Lorsque vous regardez une publicité à la télévision, vous ne vous attendez pas à apprendre quelque chose. Si nous avions réellement un marché libre, comme celui dont les économistes parlent, un marché où des consommateurs informés feraient des choix raisonnés, alors General Motors présenterait à la télévision les caractéristiques techniques des voitures qu’ils veulent nous vendre. Ce n’est pas ce qu’ils font. Ils essaient de créer des illusions en faisant appel à des graphiques compliqués, à une actrice célèbre qui vous emmène au ciel, ou quelque chose comme ça. L’objectif est de duper le public et de le marginaliser afin que les consommateurs, qui ne sont pas informés, fassent des choix irrationnels. Lorsqu’un candidat fait l’objet d’un marketing, c’est la même chose. Il faut évacuer les enjeux parce que c’est trop dangereux, parce que le public n’est pas d’accord avec ses positions. Il reste quoi ? Sa personnalité, quelques détails insignifiants, des questions personnelles – un Pasteur fait une déclaration, (Hillary) Clinton commet une erreur en parlant de la Bosnie…

La fondation de recherche Pew a publié une étude sur la couverture des primaires par les médias. Le sujet principal abordé était les sermons du pasteur Jeremy Wright. Ensuite venait le rôle joué dans le scrutin par les « super-délégués ». En troisième position, il s’agissait de savoir si Obama s’était mal exprimé lorsqu’il a parlé « d’amertume » de l’électorat vis-à-vis de l’économie. Et ainsi de suite, jusqu’à la dixième place où on trouve la bourde de Clinton sur la Bosnie. Ainsi, tous les principaux thèmes abordés se rapportaient à des questions marginales et hors sujet. Aucun n’abordait la position des candidats sur un sujet quelconque, alors que la vaste majorité du public demande à les entendre. On parlera de tout, sauf des véritables enjeux. Du coup, et c’est assez évident, la population ignore quels sont les véritables enjeux.

L’opinion publique des États-Unis a fait l’objet d’études très complètes, d’abord parce que les milieux d’affaires, qui dirigent le pays, veulent connaître le pouls de la population dans un but de contrôle et de propagande. Il faut très bien connaître les gens si on veut contrôler leurs réactions et leurs opinions. Du coup nous connaissons très bien notre opinion publique. Lors de la dernière élection, en 2004, la plupart des électeurs de Bush se trompaient sur ses positions sur des sujets importants – pas parce qu’ils sont stupides ou qu’ils ne s’y intéressent pas, mais parce que les élections ne sont qu’un système de marketing commercial. Cette société est dirigée comme une entreprise : on commercialise des biens de consommation, on commercialise des candidats. Le public en est la victime, et il le sait. C’est pourquoi 80% de la population pense, avec plus ou moins de justesse, que le pays est dirigé par quelques gros qui ne servent que leurs propres intérêts. Les gens ne se font donc pas d’illusions, c’est juste qu’ils ne voient pas d’alternatives.

Le phénomène Obama est une réaction intéressante. Ceux qui sont derrière Obama, ceux qui gèrent sa campagne, ont crée une image qui n’est, pour l’essentielle, qu’une page blanche. Sa campagne s’appuie sur des termes comme « espoir », « changement », « unité » – autant de slogans creux prononcés par quelqu’un de gentil, qui présente bien, qui cause bien – ce que les commentateurs appellent une « rhétorique gagnante » – et du coup chacun est libre d’interpréter cette page blanche. Nombreux sont ceux qui croient y lire leurs espoirs d’un changement progressiste. Lors de la campagne, comme l’a très bien souligné le Wall Street Journal, les enjeux n’ont pratiquement pas été abordés. C’est la personnalité des candidats qui compte et qui est mis en avant.

Il est vrai que le soutien à Obama est un phénomène populaire, et je crois que ce phénomène montre la désaffection de la population pour les institutions. Les gens s’accrochent à l’espoir que quelqu’un pourrait défendre leurs idées. Et même si Obama ne l’a jamais confirmé, il ressemble à ce « quelqu’un ».

Il est intéressant d’examiner les comparaisons qui sont faites. Obama est comparé à John F. Kennedy et Ronald Reagan – Kennedy et Reagan furent inventés par les médias, surtout Reagan. Ce dernier ne savait probablement même pas de quelle politique il s’agissait, mais il était un produit des médias. Et, soi-dit en passant, il n’était pas particulièrement populaire mais les médias avaient crée cette image du merveilleux cow-boy qui allait nous sauver et tout le tralala.

L’administration Kennedy contrôlait plus les choses ; ce fut le premier groupe dirigeant à comprendre le pouvoir exercé par la télévision et ils ont crée une sorte de charisme par le biais d’une bonne campagne de relations publiques : l’image de Camelot, un endroit merveilleux, où se déroulaient de grands événements, avec un grand président. Mais lorsque nous examinons les choses de près, ça devient grotesque.

Kennedy est le président qui a envahi le Sud Vietnam et lancé une guerre terroriste majeure contre Cuba, et on pourrait continuer à en énumérer ainsi pendant des heures. C’est son gouvernement qui instaura la dictature néonazie au Brésil. Le coup d’état eut lieu juste après l’assassinat de Kennedy, mais le terrain avait été préparé par les Kennedy et déboucha sur une terrible vague de répression dans toute l’Amérique latine, et ainsi de suite. Mais l’image de Camelot était là, et l’image est très importante lorsqu’il s’agit de contrôler une population dissidente.

En fait, les États-Unis sont loin d’être un pays fasciste, ça c’est une mauvaise analogie. Mais la similitude avec les techniques de propagande fasciste est frappante et n’est pas fortuite. Les Nazis, explicitement, consciencieusement et ouvertement ont adopté les techniques de la publicité commerciale étatsunienne. Ils ne s’en sont pas cachés. Ils ont pris quelques idées simples pour les marteler sans cesse tout en leur donnant un côté « glamour » – c’était la technique employée par la publicité commerciale aux États-Unis dans les années 20 et ce modèle fut explicitement adopté par les Nazis. Et c’est sur ce même modèle qu’est basée la propagande commerciale aujourd’hui.

Donc, oui, je crois que le phénomène Obama reflète la désaffection de la population que l’on retrouve dans les sondages : 80 % pensent que le pays est dirigé par une poignée de gros intérêts. Obama annonce qu’il va tout changer, mais il ne donne aucun élément précis pour indiquer en quoi consistera le changement. En fait, les institutions financières, qui sont ses principaux bailleurs de fonds, trouvent qu’il est très bien. Il n’y a donc aucune indication de changement. Mais si vous prononcez le mot « changement », les gens vont s’y raccrocher ; si vous prononcez les mots « changement » et « espoir », les gens vont s’y raccrocher et se dire « bon, c’est peut-être lui le sauveur qui appliquera enfin la politique que nous voulons », même s’ils n’ont aucune raison précise de le penser.

Q : C’est certain.

R : Donc, je pense que le phénomène Obama et celui de la désaffection vont de pair et sont intimement liés.

Q : Quelle serait la différence entre une administration McCain et une administration Obama ?

R : McCain est un autre exemple de la redoutable efficacité de la machine propagandiste pour créer une image.

Par exemple, imaginez un pilote de chasse russe en train de bombarder des objectifs civils en Afghanistan. Imaginez que son avion soit abattu et qu’il soit fait prisonnier et torturé par les terroristes islamiques soutenus par les États-Unis. Qui le qualifierait de « héro » de la guerre ? Qui le qualifierait d’expert sur des questions stratégiques, de sécurité, parce qu’il bombardait des objectifs civils ? Certainement pas nous. C’est pourtant l’image qu’on a crée pour McCain. Son héroïsme, son expertise, son sens stratégique, sont basés sur le fait qu’il bombardait des civils à 30.000 pieds d’altitude et qu’un jour son avion a été abattu. Oui, il a été torturé, ce qui est condamnable, ce qui constitue un crime, etc. Mais ça ne fait pas de lui un héro de guerre ou un spécialiste en affaires internationales. Tout cela n’est qu’une image créée par une opération de relations publiques.

L’industrie de relations publiques est une industrie énorme, très sophistiquée. Quelque chose comme le sixième de notre Produit Intérieur Brut est dirigé vers le marketing, la publicité, et ainsi de suite, c’est un noyau de la société. C’est ainsi que l’on arrive à isoler les gens, à les subjuguer, à détourner leur attention. Et comme je le dis, ceci n’est pas un secret, ce sont des choses qui sont ouvertement abordés dans les documents de l’industrie.

Q : Verriez-vous une différence entre McCain et Obama en matière de politique étrangère ?

R : Oui. McCain pourrait être pire que Bush. Il ne dit pas grand-chose, parce qu’on n’est pas censé aborder les vrais sujets, mais le peu qu’il a déjà dit fait plutôt peur. Il pourrait faire des dégâts.

Q : Pourriez-vous expliquer la sympathie qu’Obama suscite en Europe ?

R : Je suppose que les Européens sont aussi en train d’interpréter à leur manière la page blanche. Ce n’est pas un secret que de dire qu’ils craignaient Bush et que celui-ci leur faisait peur. La classe dirigeante étatsunienne elle-même avait peur de Bush. Bush a fait l’objet de critiques sans précédent, y compris de la part d’anciens officiels de l’administration Reagan et de l’ensemble des médias dominants en général. Par exemple, lorsque sa stratégie de sécurité nationale fut annoncée en septembre 2002, appelant à la guerre préventive et annonçant ainsi la guerre contre l’Irak, immédiatement, dans les semaines qui ont suivi, un article important fut publié dans la revue Foreign Affairs (principale revue de la classe dirigeante). Cet article condamnait ce qu’ils qualifièrent de Nouvelle Grande Stratégie Impériale – la condamnation ne portait pas sur le principe de cette stratégie, mais sur le fait qu’elle risquait de nuire aux États-Unis.

L’administration Bush a reçu aussi beaucoup de critiques pour son extrémisme, pour ne pas dire son nationalisme radical extrémiste, et McCain est probablement sur les mêmes positions. Obama reviendra très probablement à une politique de centre-droite, comme l’administration Clinton.

En tant que tel, la doctrine de Bush, celle de la guerre préventive – vous savez, le mépris non dissimulé envers nos alliés, etc – est un exemple intéressent. Cependant, cette doctrine n’était pas une nouveauté. Celle de Clinton était encore pire, littéralement. La doctrine officielle de Clinton était que les États-Unis avait le droit de recourir à la force pour protéger leurs accès aux marchés et aux ressources naturelles et ça, ça va plus loin que la doctrine de Bush. Mais l’administration de Clinton l’a présenté poliment, posément, d’une manière qui préservait les relations avec nos alliés. Les Européens ne pouvaient pas faire semblant de ne pas comprendre. Ils avaient évidemment compris et même, probablement, les dirigeants européens l’approuvaient. Mais l’arrogance, le culot, l’extrémisme et l’ultranationalisme de l’administration Bush a offensé le centre des classes dominantes aux États-Unis et en Europe. Il y a donc des manières plus polies pour mener la même politique.

Q : Voyez-vous un espace pour la gauche aux États-Unis ?

R : Je crois que ce pays représente un énorme potentiel pour des organisateurs. On le constate si on examine l’opinion publique, qui a été largement étudiée. Nos propres enquêtes d’opinion montrent que la population veut un système de sécurité sociale aux États-Unis. Si notre démocratie fonctionnait réellement, un tel système aurait vu le jour aux États-Unis il y a des années. La population l’a toujours demandé.

C’est pareil en politique étrangère. Prenez par exemple l’Iran, le prochain sujet brûlant. Chaque candidat, y compris Obama, affirme que nous devons persister à brandir la menace d’un recours à la force contre l’Iran, qu’il ne faut pas exclure une telle option. Il se trouve que c’est là une violation de la Charte des Nations Unies. Mais les élites considèrent comme acquis le fait que les États-Unis se placent au-dessus des lois, alors personne ne dit rien. Mais ce n’est pas ce que veut l’opinion publique.

Une large majorité de la population pense que nous ne devrions pas brandir des menaces, que nous devrions emprunter des voies diplomatiques. La grande majorité de la population, environ 75%, pense que l’Iran a les mêmes droits que n’importe quel signataire du traité de non prolifération des armes nucléaires : le droit d’enrichir de l’uranium pour produire de l’énergie nucléaire, mais pas pour produire des armes nucléaires. Et, de manière étonnante, une très large majorité de la population pense que nous devrions soutenir le projet d’une zone dénucléarisée dans la région, incluant l’Iran, Israël et les troupes étatsuniennes basées là-bas. Et il se trouve que c’est justement, aussi, la position officielle de l’Iran. En fait, c’est aussi la position officielle des États-Unis et de la Grande-Bretagne, mais il ne faut pas le dire.

Lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne ont tenté de fabriquer un semblant de couverture légale à leur invasion de l’Irak, ils ont invoqué la résolution 687 de 1991 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, qui demandait à l’Irak d’éliminer toutes ses armes de destruction massive, et ils ont affirmé que l’Irak ne l’avait pas fait. On connait cette partie de l’histoire mais pas celle où cette même résolution engage ses signataires à œuvrer en faveur de la création d’une zone dénucléarisée au Moyen Orient (article 14). Mais aucun candidat ne peut se permettre de mentionner une telle possibilité. Si les États-Unis étaient une véritable démocratie, avec une opinion publique qui aurait son mot à dire, la confrontation très dangereuse avec l’Iran pourraient peut-être être réglée pacifiquement.

Prenez aussi le cas de Cuba. Depuis 45 ans, les États-Unis se consacrent à punir les Cubains – il existe des documents internes de l’administration Kennedy et d’autres pour le prouver. Nous devons punir les Cubains pour leur « défi victorieux » de la politique des États-Unis qui remonte à la Doctrine Monroe de 1823. La Doctrine Monroe affirmait le droit des États-Unis à gérer l’ensemble du continent. Les Cubains réussissent à défier cette politique et la population, par conséquence, doit être punie par une guerre tout à fait réelle, une guerre terroriste. Cet objectif n’a pas été caché. Arthur Schlesinger, le biographe quasi-officiel de Robert Kennedy et conseiller des Kennedy, dit que Robert Kennedy fut chargé de faire abattre « toutes les misères du monde » sur Cuba. C’était sa mission principale. Ils étaient obsédés par cette tâche – y compris celle d’étrangler Cuba économiquement et de punir sa population pour sa mauvaise conduite.

Qu’en pense la population étatsunienne ? Dans les sondages effectués depuis 1970, environ 75 % de la population dit que nous devrions établir des relations diplomatiques normales avec Cuba, comme le reste du monde. Mais le fanatisme règne dans toute la classe dirigeante – de tous bords, les Kennedy, qui ont commencé, mais tous les autres aussi. Aucun candidat n’oserait en parler. Et c’est la même chose sur tout un ensemble de sujets.

Donc, comme je le disais, les États-Unis devraient être un paradis pour des organisateurs. Je pense que les possibilités pour la gauche sont extraordinaires et c’est aussi une des raisons pour lesquelles les questions politiques sont évacuées du débat. En réalité, la population du pays est plutôt militante. Il y a probablement aujourd’hui plus de gens engagés pour une cause ou une autre qu’il n’y en avait dans les années 60. Mais cet engagement est plutôt retenu, et éparpillé. Il y a de nombreux mouvements populaires qui n’avaient jamais existé auparavant.

Prenez par exemple les mouvements de solidarité avec le tiers monde : c’est quelque chose de totalement nouveau dans l’histoire de l’impérialisme européen, et cela a surgi de la base dans les années 80. Des églises rurales, des évangélistes, des gens ordinaires, des milliers de personnes, se rendaient en Amérique centrale pour vivre avec les victimes des guerres terroristes menées par Reagan, pour les aider, pour tenter de les protéger, etc. Nous parlons de milliers ou de dizaines de milliers de personnes. Une de mes filles est encore là-bas, au Nicaragua. Un tel phénomène ne s’était jamais produit auparavant dans l’histoire de l’impérialisme. Personne en France n’allait vivre dans un village algérien pour aider peuple, pour le protéger des atrocités françaises. Ce n’était même pas envisageable, pendant la guerre d’Indochine non plus, à part pour quelques très rares individus isolés. Mais dans les années 80, le phénomène s’est développé spontanément, non pas à partir des centres des élites, comme Boston, mais à partir du Kansas rural ou de l’Arizona. Et à présent le mouvement s’étend dans le monde entier. C’est ainsi que l’on retrouve des pacifistes chrétiens, que sais-je.

Un autre mouvement très important et en développement est celui du mouvement international pour une justice globale qu’on qualifie, d’une manière assez ridicule, d’antimondialiste. La propagande affirme que le soi-disant mouvement antimondialiste a commencé à Seattle. C’est faux. Il a commencé dans le tiers-monde. Mais lorsque des centaines de milliers de paysans en Inde prennent d’assaut un parlement, ça ne fait pas la une des journaux. Il faut que cela se passe dans une ville du Nord pour mériter une mention dans les médias. C’est ainsi que les mouvements populaires de masse au Brésil et en Inde, et ailleurs, n’ont commencé à exister que lorsqu’une ville du Nord s’est trouvée mêlée. A présent le mouvement se répand aussi bien dans le Nord que dans le Sud.

Q : Lle mouvement « antimondialisation » a été un mouvement splendide. Mais parfois on a l’impression qu’il n’avance plus et se retrouve paralysé. Que pensez-vous de l’idée de créer une 5eme internationale, une forme d’organisation qui pourrait représenter une alternative dans le système mondial actuel ?

R : J’ai fait des interventions lors des Forums Sociaux Mondiaux, qui se tiennent toujours dans le Sud, et j’ai dit que ce mouvement pouvait peut-être être le premier pas vers la constitution d’une véritable Internationale et même, à mon avis, de la première véritable Internationale. Ce qu’on a appelé la 1ere International fut très important, mais c’était quelque chose de très localisée, uniquement en Europe. L’organisation fut détruite par Marx qui n’arrivait pas à la contrôler. La 2eme Internationale s’est effondrée avant la 2eme guerre mondiale. La 3eme devint un appareil de propagande de l’Union Soviétique. Et la 4eme devint trotskyste et marginale.

Mais ceci est la première véritable Internationale, ou du moins ça en a l’air. Je ne parle pas seulement du Forum Social Mondial mais aussi par exemple de Via Campesina. La dernière fois que je me suis rendu à Puerto Alegre au Brésil, pour assister au Forum Social Mondial, le premier endroit que j’ai visité fut la réunion de Via Campesina, une organisation internationale de paysans. C’était très vivant, très enthousiasmant. Elle représente la majeure partie de la population dans le monde, et c’était très excitant d’être là. Le Forum Social Mondial, aussi. Il s’agit là d’une authentique globalisation. Ce sont des gens qui viennent de partout dans le monde, de toutes les couches, qui échangent, qui discutent, puis qui rentrent chez eux pour tenter de mettre en œuvre les idées sur le changement social.

La nouvelle Internationale sera peut-être un échec, je ne sais pas. Mais un échec rehaussera la barre du niveau des actions à mener pour une nouvelle tentative. Ce que vous dites a donc un sens. Nous pourrions voir les prémisses de la première véritable Internationale, constituée par les classes populaires de partout, qui tenteraient de surmonter l’aliénation extraordinaire que les gens ressentent partout, aux États-Unis comme ailleurs, le sentiment que les institutions n’agissent pas pour nous mais pour quelqu’un d’autre. Ces groupes pourraient mobiliser et organiser, profiter des libertés dont nous jouissons. C’est une perspective très importante.

Q : Une chose qui est très préoccupante est l’américanisation de la politique européenne que l’on constate partout, je crois. Même la gauche européenne a perdu son langage. Par exemple, même les dirigeants de gauche ne parlent plus de classe ouvrière, mais de classe moyenne. La lutte des classes a complètement disparu du discours de gauche. C’est une tendance très préoccupante. Le langage politique étatsunien fait son apparition en Europe en même temps que la gauche connait un énorme affaiblissement. Cette américanisation de la vie politique européenne paraît paradoxale parce qu’elle intervient au moment où l’influence des États-Unis est en déclin dans le monde. L’Europe devient de plus en plus comme les États-Unis. Les partis politiques, par exemple, ont perdu leur puissance et leur utilité. Plutôt que des partis politiques, on voit plutôt des réseaux médiatiques autour de dirigeants. Et la politique devient un spectacle, du théâtre. Comment expliquer, alors que l’influence des États-Unis est en déclin, que les valeurs culturelles et politiques de la classe dirigeante US deviennent de plus en plus dominantes en Europe ?

R : C’est un vaste sujet. Mais examinons-en quelques aspects. Si vous examinez les choses sur une période plus longue, l’Europe a été, pendant des siècles, la région la plus sauvage et brutale du monde. L’instauration du système d’état-nation en Europe s’est accompagnée de meurtres et de destructions en masse. Au 17eme siècle, 40 % probablement de la population en Allemagne avait disparu à cause des guerres.

Dans ce processus de sauvagerie et de brutalité, l’Europe a crée une culture de sauvagerie et de sauvagerie technologique qui lui a permis de conquérir le monde. Par exemple, la Grande Bretagne est une petite île au large de l’Europe, mais elle a dominé le monde. Et le reste des pays de l’Europe n’avaient pas à proprement parler des pratiques politiques très gentilles. Un petit pays comme la Belgique a été capable de tuer probablement 10 millions de personnes au Congo. Ceci, bien sûr, était associé à une arrogance raciste des plus extrêmes, pour finalement culminer par deux guerres mondiales.

Depuis la 2eme guerre mondiale, l’Europe est en paix. Pas parce que les Européens sont devenus des pacifistes, mais parce qu’ils ont réalisé que s’ils continuaient à jouer au jeu traditionnel de massacres réciproques, c’est le monde entier qui risquait de disparaître. Ils ont crée une telle culture de sauvagerie et une technologie de destruction qu’il leur a fallu arrêter de jouer.

La seconde guerre mondiale a aussi vu un transfert du pouvoir mondial. Les États-Unis étaient déjà la plus puissante économie du monde, depuis longtemps déjà, bien plus que l’Europe, mais ne jouaient pas un rôle majeur dans les affaires internationales. Les États-Unis dominaient le continent et avaient quelques positions dans le Pacifique, mais étaient derrière l’Angleterre et même la France.

La deuxième guerre mondiale a tout changé. Les États-Unis ont énormément profité de la guerre alors que le reste du monde s’est retrouvé sérieusement abîmé. La guerre mit fin à la Dépression et la production industrielle quadrupla. A la sortie de la guerre, les États-Unis se retrouvèrent en possession de la moitié des richesses du monde et des forces militaires et de sécurité incomparables. Les décideurs le savaient. Ils décidèrent d’imposer une domination globale où l’expression de souveraineté des autres pays ne serait pas tolérée.

Les plans furent développés et mis en œuvre. En Europe, à la fin de la guerre, il y eût une vague de démocratie radicale, d’antifascisme, de résistance, de contrôle par les travailleurs – et certains n’étaient pas insignifiants – et la première tâche des États-Unis et de la Grande-Bretagne, les vainqueurs, furent d’écraser ces mouvements.

C’est ainsi que, un pays après l’autre, y compris au Japon, la première tâche des libérateurs fut d’écraser la résistance au fascisme et de restaurer l’ordre traditionnel. Peut-être pas sous le même nom, mais souvent avec les mêmes dirigeants. Cela ne se fit pas du jour au lendemain. Par exemple, l’Italie fut probablement la principale cible de la subversion de la CIA, au moins jusqu’aux années 70 selon les documents disponibles. Il fallait empêcher l’expression de la démocratie en Italie parce que le monde du travail risquait d’y tenir un rôle important, ce qui était intolérable.

Petit à petit, les élites européennes ont finit par intégrer l’idée qu’ils devaient céder aux États-Unis le rôle de diriger le monde par la sauvagerie et la barbarie, et se contenter d’une partie des bénéficies tirées de la domination mondiale par les États-Unis.

Les démocrates radicaux n’avaient pas totalement perdu en Europe car ils ont gagné une dose de social-démocratie. En fait, par bien des aspects, les Européens vivent mieux que les étatsuniens : ils sont en meilleur santé, ils sont plus grands, ils ont plus de loisirs. Les États-Unis, surtout depuis les années 70, ont en gros la plus longue durée du travail du monde industrialisé, les salaires les plus bas, le moins d’avantages sociaux, le plus mauvais système de santé. Si on ne tient compte que de la taille, la première chose qui frappe un étatsunien en Europe c’est la taille des gens, et c’est vrai. L’Europe a donc largement tiré profit de sa position de subordonnée – laissant aux États-Unis le soin de prendre la tête des destructions, des massacres, etc. L’Europe s’est en quelque sorte confortablement adaptée à sa position. Il y a pratiquement eu un soupir de soulagement car, après des siècles de sauvagerie et de barbarie, l’Europe pouvait se détendre et suivre quelqu’un d’autre qui ferait le travail, et se contenter de profiter de la situation. Ce qui ne dérange pas la moins du monde les classes politiques, les milieux d’affaires, etc. Ce que vous appelez « américanisation » est en réalité une extension du contrôle exercé par les milieux d’affaires. Ces derniers sont tout à fait heureux. Même s’il y a quelques conflits, ils sont étroitement intégrés aux États-Unis.

Il est intéressant d’examiner ces conflits. La doctrine officielle nous dit que nous avons un marché libre. En fait, nous avons un système basé sur une économie d’état. Le dynamisme de l’économie Hi-Tech est largement généré par le secteur public, dans des endroits comme celui-ci où nous sommes (Massachusetts Institute of Technology), puis on en fait cadeau au secteur privé qui l’exploite. Parfois ça frise le comique. Un de nos principaux secteurs d’exportation est l’aviation. L’industrie aéronautique est actuellement dominée par deux compagnies, Airbus et Boeing, qui se livrent constamment des batailles au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce pour savoir qui reçoit le plus de subventions. En réalité, les deux compagnies sont des branches du pouvoir d’état. Aux États-Unis, l’aviation commerciale est largement une branche de l’armée de l’air et de l’industrie spatiale, et n’existerait pas sans ces dernières.

En Europe, l’industrie aéronautique civile reçoit massivement des aides de l’état. Aux États-Unis récemment, on a entendu des cris d’horreur lorsqu’Airbus a remporté un contrat pour le ravitaillement des avions de l’Armée de l’air US. En examinant le contrat on se rend compte qu’il s’agit d’une opération conjointe entre une entreprise US et Airbus. Et c’est ça que nous appelons un marché libre : des industries d’état intégrés les unes aux autres. Mais pour les milieux d’affaires européens et étatsuniens, cet arrangement est acceptable et puisqu’ils dominent largement leurs sociétés, tout va bien. C’est ce que la propagande et la doctrine officielle nous disent aussi.

Je pense que, sous la surface des apparences, il y a toujours une lutte de classes en cours, qu’elle est bien comprise comme telle, et qu’elle est prête à exploser à tout moment. Il est vrai qu’on n’est pas censé en parler. Une de mes filles enseigne dans un établissement scolaire public et ses étudiants sont originaires de milieux relativement modestes. La plupart ont comme aspiration de devenir infirmière ou policier, ou quelque chose comme ça.

Lors de la première journée, elle leur demande de s’identifier, d’indiquer leur « classe » d’origine, de la qualifier. La plupart n’en avaient jamais entendu parler. On n’est pas censé utiliser ce mot. La plupart des réponses sont « classe défavorisée » ou « classe moyenne ». Si le père travaille comme agent d’entretien, la réponse sera « classe moyenne ». S’il est en prison, ce sera « classe défavorisée ». Voilà les deux classes. C’est un piège idéologique. La relation entre classes et rapports de pouvoir – qui donne les ordres et qui les reçoit – est une idée qui a été totalement effacée des consciences, du moins en apparence. Mais elle est toujours présente, sous la surface. Dés que vous parlez à des gens de la classe ouvrière, ils réagissent parce qu’ils la ressentent.

Q : Merci. J’avais promis de ne pas prendre trop de votre temps. Une dernière question personnelle. De nombreuses personnes dans le monde vous sont reconnaissantes pour le travail que vous faites, mais d’où tirez vous toute cette énergie ? Comme faites vous ? Vous êtes ici, au centre de l’Empire, vous parlez clairement aux puissances, tout en étant réduit au silence, ostracisé, marginalisé. Pendant ce temps, dans le reste du monde, les gens vous admirent, lisent vos travaux et les trouvent extrêmement utiles.

R : Je ne me sens pas marginalisé aux États-Unis. En arrivant à la maison ce soir je vais passer cinq heures à répondre aux courriers, dont plusieurs dizaines seront probablement des invitations.

Q : Je voulais dire marginaliser par les structures du pouvoir.

R : Peu m’importent les structures de pouvoir, ce n’est pas là où je vis. Si je n’étais pas leur ennemi, je penserais que quelque chose ne va pas. C’est pour cela que j’ai cette couverture de magazine que je vous ai décrite affichée en bonne place.

Q : C’est la meilleure manière de savoir que vous ne faites pas fausse route.

R : Oui, que je fais ce qu’il faut faire. C’est cela, en partie. Mais ce qui me fait avancer ce sont certaines choses illustrées par ces photos là-bas [il les désigne]. Une d’entre elles montre ce qui fut peut-être le pire massacre de travailleurs de l’histoire. Au Chili, il y a un siècle, a Iquique, les conditions de travail dans les mines étaient indescriptibles. Les travailleurs et leurs familles ont marché environ 30 km jusqu’à la ville pour demander une légère augmentation de salaire. Les propriétaires britanniques des mines les ont accueillis, les ont dirigé vers la cour d’une l’école, les ont autorisé à tenir un meeting. Puis ils ont fait venir des soldats et les ont tous fait mitrailler : hommes, femmes, enfants. Personne ne connait le nombre de morts – nous ne comptons pas le nombre de gens que nous tuons – peut-être des milliers. Il a fallu attendre un siècle pour voir la première commémoration de cet événement. Ca [dans la photo], c’est un petit monument, que j’ai vu l’année dernière. Il fut érigé par de jeunes gens qui commencent tout juste à se sortir de la poigne de fer de la dictature. Je ne parle pas uniquement de la dictature de Pinochet. Le Chili a une triste histoire de violence et de répression. Mais ils commencent à s’en libérer. Oui, cette atrocité a eu lieu, et ils commencent maintenant à en parler.

L’autre image là-bas [pointant du doigt] – vous savez ce que c’est bien sûr – est une peinture qui m’a été donnée par un prêtre jésuite. D’un côté, l’archevêque Romero, qui fut assassiné en 1980. Devant lui, six intellectuels éminents, des prêtres jésuites, qui furent abattus en 1989 par des forces terroristes dirigées par les États-Unis, des forces qui avaient déjà un palmarès macabre de massacres des victimes habituelles. Et puis il y a l’Ange de la Mort qui se tient au-dessus. L’ensemble résume Reagan – pas vraiment le joyeux luron qu’on nous présente.

Ca, c’était la réalité des années 80. Je l’ai mise là pour me souvenir du monde réel. Mais c’est un test de « Rorschach » intéressant car pratiquement personne aux États-Unis ne sait de quoi il s’agit. Nous ne sommes pas au courant du massacre parce que nous en sommes responsables. En Europe, ils sont peut-être 10 % à le savoir. En Amérique du Sud, je dirais que tout le monde le sait. Jusqu’à récemment. A présent, les jeunes sont souvent ignorants parce qu’à eux aussi on leur vide la tête de toute histoire. L’Histoire et la réalité sont trop dangereuses. D’un autre côté, elles sont en train de revenir. La commémoration d’Iquique fut principalement une initiative de jeunes, qui commencent à bouger, qui veulent retrouver le passé, retrouver un idéalisme, et faire quelque chose. C’est suffisant, je dirais même plus que suffisant, pour me faire avancer.

Q : Merci. C’était super. Vous êtes notre invité à Barcelone et en Catalogne, quand vous voulez. Merci au nom de millions de gens.

© Noam Chomsky


Traduit par VD pour Le Grand Soir.


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