[1999] Deux heures de lucidité (2/9) – Les intellectuels

Noam Chomsky interviewé par Denis Robert & Weronika Zarachowicz

Extrait de deux chapitres du livre Deux heures de lucidité, éd. Les arènes

Retour Deux heures de lucidité (France) , 2001 Imprimer

Les intellectuels

Vous êtes un penseur majeur de notre époque, une sorte d’éternel dissident. On pourrait dire aussi que vous transmettez des «cours d’autodéfense intellectuelle», que vous donnez des clés permettant de se prémunir contre toute manipulation…

Noam Chomsky : C’est une tâche qui incombe à tout un chacun.

En réalité, le rôle des intellectuels – et cela depuis des milliers d’années – consiste à faire en sorte que les gens soient passifs, obéissants, ignorants et programmés. Alors qu’il commentait les programmes d’éducation, Ralph Waldo Emerson [1], le grand essayiste et philosophe américain du XIXesiècle, a dit : «Nous devons éduquer le peuple de sorte quil ne nous attrape pas à la gorge», autrement dit : il faut le rendre si passif qu’il ne se retournera pas contre nous. Et tel est, fondamentalement, le rôle des intellectuels dans beaucoup de domaines. Bien entendu, il y a des exceptions. Mais l’observation reste valable, en général.

En vous lisant, on découvre que vous luttez contre ce que vous appelez la «fabrication du consentement». Les intellectuels servent aussi à cela, non ?

Chomsky : Une expression comme « fabriquer le consentement » n’est pas de moi [1]. Je l’ai empruntée à Walter Lippmann, la personnalité la plus marquante du journalisme américain, au XXesiècle, qui était aussi un esprit progressiste. Dès les années 20, il a attiré l’attention sur l’importance des techniques de propagande pour contrôler les masses et fabriquer du consentement. Les mécanismes de la démocratie telle que nous l’appliquons sont clairs : le pays doit être dirigé par des citoyens «responsables», une avant-garde – ce qui n’est pas sans rappeler le léninisme -, les autres n’ont qu’à se tenir tranquilles. Pour cela, il faut contrôler ce qu’ils pensent et les enrégimenter comme des soldats. Tels sont, incidemment, les termes exacts utilisés par un autre penseur progressiste de premier plan, Edward Bernays, l’un des fondateurs de l’immense industrie des relations publiques, qui, comme Lippmann, fît partie de la machine de propagande officielle de Woodrow Wilson [3].

C’est là qu’il puisèrent quantité de leurs idées sur la nécessité de «contrôler l’opinion publique» et de s’assurer que les citoyens restent à l’écart de la vie publique. Ces questions devinrent cruciales en Grande-Bretagne et aux États-Unis dans les années 20.

Pourquoi, précisément, dans ces deux pays ?

Chomsky : Il s’agissait des sociétés industrielles où la liberté était la plus grande. Plus une société devient libre, plus il est difficile d’utiliser la force, plus il faut déployer d’énergie pour contrôler les opinions et les comportements. Ce n’est pas par hasard si l’industrie de la propagande est née en Grande-Bretagne et aux États-Unis.

Les régimes totalitaires – notamment l’Allemagne nazie, avec Joseph Goebbels – ont, eux aussi, fortement participé au développement de l’industrie de la propagande, pourtant on a le sentiment que vous les intégrez peu dans vos analyses…

C’est juste, et il y a de bonnes raisons à cela. Les régimes totalitaires sont plus transparents, plus immédiatement lisibles, et finalement moins intéressants. En outre ils n’ont pas besoin d’être très efficaces, car ils gardent toujours en réserve la possibilité d’utiliser la force et la peur; d’ailleurs, les études que j’ai lues montrent qu’ils sont bien moins efficaces. Et puis ils se sont développés plus tard, en prenant parfois pour modèles les pays occidentaux.

Durant la Première Guerre mondiale, les Britanniques d’abord, puis les Américains, ont créé de grands organes de propagande gouvernementale : le ministère britannique de l’Information et le Committee on Public Information de Woodrow Wilson [4]. Naturellement, l’objectif de la Grande-Bretagne était de convaincre les États-Unis d’entrer en guerre. Sa propagande s’adressait surtout aux intellectuels américains, et elle a d’ailleurs parfaitement rempli sa fonction.

Par la suite, de grands intellectuels progressistes se sont mutuellement congratulés pour le rôle qu’ils avaient joué en ce sens. C’était la première fois dans l’histoire, écriraient-ils, qu’une guerre avait été mise en branle non pas par des intérêts militaires ou économiques, mais par «les hommes intelligents de la nation» — lesquels ne faisaient souvent que répéter les affabulations des services de propagande britanniques. À l’époque, le peuple américain était opposé à l’entrée des États-Unis dans une guerre européenne. L’agence de propagande de Wilson a réussi à convertir une population essentiellement pacifiste en une horde de fanatiques anti-Allemands. Ce résultat a fait une forte impression sur les intellectuels américains, mais aussi sur le monde des affaires. L’industrie des relations publiques est, dans une large mesure, née de ces succès dans le contrôle des opinions et des comportements par la propagande — comme on le disait ouvertement à l’époque. Ce n’est que dans les années 30 que le terme sera discrédité, aujourd’hui il est surtout utilisé à propos des ennemis.

Cette propagande n’a pas séduit que les Américains. Les Allemands s’en sont largement servis…

Chomsky : Les ultranationalistes allemands furent, eux aussi, grandement impressionnés. Estimant visiblement que la propagande anglo-américaine – qui dépassait de loin celle de l’Allemagne en ampleur et en sophistication – était l’un des principaux facteurs de la victoire des armées alliées, Hitler jura que la fois prochaine l’Allemagne saurait rendre la pareille. On sait ce qu’il en est advenu. De même les Bolcheviques furent impressionnés par les exploits de propagande des démocraties et s’efforcèrent de s’en inspirer, mais sans grand succès : leur propagande était trop grossière.

Encore une fois, je tiens à le souligner : lorsque les sociétés se démocratisent, lorsque la coercition cesse d’être un instrument de contrôle et de marginalisation facile à mettre en œuvre, c’est tout naturellement que les élites se tournent vers la propagande [5]. Il s’agit d’un phénomène non seulement naturel, mais aussi tout à fait conscient, ouvertement analysé dans les travaux scientifiques et autres prônant l’utilisation de la propagande.

Les énormes firmes de relations publiques, de publicité, d’art graphique, de cinéma, de télévision… ont d’abord pour fonction de contrôler les esprits. Il faut créer des «besoins artificiels», et faire en sorte que les gens se consacrent à leur poursuite, chacun de leur côté, isolés les uns des autres. Les dirigeants de ces entreprises ont une approche très pragmatique : «Il faut orienter les gens vers les choses superficielles de la vie, comme la consommation, » Il faut créer des murs artificiels, y enfermer les gens et les isoler les uns des autres.

Qu’il s’agisse des médias, de la publicité ou des arts, rien de tout cela n’est très nouveau. Ce qui l’est, c’est l’échelle à laquelle cela se pratique de nos jours. Avant, ce rôle était dévolu aux intellectuels, aux détenteurs du savoir.

Aux prêtres, aussi ?

Chomsky : Oui, le Grand Inquisiteur de Dostoïevsky en fournit une magnifique illustration littéraire. On retrouve également cela dans la Bible, où le «prophète» désigne en fait «l’intellectuel».

Qu’entendez-vous précisément par « intellectuels » ?

Chomsky : Il s’agit moins d’une catégorie de personnes que d’une attitude : celle qui consiste à s’informer, à réfléchir sérieusement sur les affaires humaines, et à bien articuler sa compréhension et sa perspicacité.

Je connais des gens qui n’ont aucune instruction scolaire mais qui sont, à mes yeux tout au moins, de remarquables intellectuels. Et je connais des universitaires respectés et des écrivains qui sont très loin de correspondre à cet idéal.

Pour ce qui est des «intellectuels reconnus», c’est une question différente. Par ce terme, j’entends ceux qui, dans leur propre système de pouvoir, sont honorés du titre d’«intellectuels responsables» – et c’est d’ailleurs bien ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes en Occident. Parfois, on les appelle des «intellectuels technocrates», pour les distinguer des «intellectuels subversifs» qui sèment le trouble et sont «irresponsables».

Quand on parle des pays ennemis, il y a renversement des valeurs : nous dénonçons les intellectuels technocrates, en qui nous voyons des «commissaires» et des «apparatchiks», et nous entourons d’honneurs les intellectuels subversifs, les dissidents, méprisés et poursuivis dans leur propre pays.

Ces distinctions remontent à la plus haute Antiquité. Dans la Bible, par exemple, il y a un mot hébreu passablement obscur : nabi En Occident, on l’a traduit par «prophète». En fait, il désigne l’intellectuel. Ceux qu’on appelait des prophètes se livraient à des analyses politiques et prononçaient des jugements moraux. À l’époque de la Bible, ils étaient haïs et méprisés. On les jetait en prison ou on les envoyait dans le désert, parce qu’ils étaient dissidents. Des siècles plus tard, on a reconnu leurs mérites et on en a fait des prophètes.
Ceux qu’on honorait à l’époque étaient les flatteurs et les courtisans, et non ceux qu’on honorerait beaucoup plus tard comme de vrais prophètes. Au XXesiècle, c’est le genre d’intellectuels qu’on a emprisonnés dans la sphère d’influence soviétique et qu’on a assassinés dans la sphère d’influence américaine. Ce fut par exemple le cas de ces six jésuites du Salvador qu’en Europe personne ne connaît, parce qu’ils ont été abattus par des commandos entraînés par les Américains [6] – ce qui, donc, n’est pas un crime. Cela fait juste dix ans que ça s’est passé, et vous trouverez à peine quelques mots dans la presse sur ces assassinats. C’est un scandale. Mais il en a toujours été ainsi dans l’histoire.

Pouvez-vous revenir sur ces assassinats ?

Chomsky : Le 16 novembre 1989, il y a eu un terrible massacre au Salvador. Parmi les victimes se trouvaient six grands intellectuels latino-américains, dont le directeur de la principale université du pays [7]. Ils ont été exécutés à bout portant par un commando d’élite entraîné par l’armée américaine. Ce commando de mercenaires (la Brigade Atlacatl) était une composante particulièrement brutale des forces responsables de nombreux massacres dans le pays, notamment du meurtre de l’archevêque Romero [8] et du massacre de dizaines de milliers de paysans.

Il est stupéfiant de constater à quel point, lorsque six grands intellectuels latino-américains sont assassinés par des soldats entraînés par les Américains, cela n’intéresse personne. En revanche, si Vaclav Havel est mis en prison, alors tout le monde s’en émeut.

Havel a tout de même passé quatre années en prison pour ses idées !

Chomsky : C’était évidemment un scandale, et les grandes manifestations de protestation auxquelles nous avons tous participé en Occident étaient entièrement justifiées. Pourtant, le traitement réservé aux intellectuels dans la sphère d’influence américaine est bien pire que celui qui les attendait dans la Russie post-stalinienne. Mais les Européens s’en moquent.

Peu après le meurtre de ces intellectuels salvadoriens, Vaclav Havel est venu aux États-Unis et s’est adressé à la Chambre et au Sénat réunis en Congrès. Il a été ovationné par les sénateurs et les députés, qu’il a qualifiés de champions de la liberté. Dans tous les médias, les commentateurs étaient transis d’admiration. « Nous vivons dans une époque romantique », écrivit Anthony Lewis dans le New York Times, reflétant ainsi l’opinion générale. Les éditorialistes de la presse nationale se demandaient pourquoi les États-Unis ne pouvaient produire des personnalités aussi remarquables, prêtes à nous couvrir d’éloges alors que nous venions juste d’abattre six grands intellectuels, sans compter des milliers d’autres personnes. Nous vivons dans un monde surréaliste !

Imaginez que des soldats entraînés par les Russes aient tué six intellectuels tchèques, dont Havel, et que quelques semaines plus tard, un communiste du Salvador soit venu en Russie, se soit adressé à la Douma et se soit fait applaudir à tout rompre lorsqu’il a félicité les députés, au comble du ravissement, pour leur rôle dans la défense des libertés !

La presse américaine en a-t-elle parlé ?

Chomsky : L’un de mes amis a effectué une recherche, à travers une banque de données, pour voir ce que les médias avaient dit à l’occasion du dixième anniversaire du meurtre de ces six jésuites, en 1999. Leurs noms n’étaient même pas mentionnés dans la presse américaine. Les gens connaissent-ils le nom de ces intellectuels, ont-ils lu quelque chose au sujet de leur assassinat ? Non. En revanche, peuvent-ils citer par leur nom des dissidents d’Europe de l’Est? Bien sûr que oui.

Les dissidents courageux devraient être honorés, qu’ils soient victimes d’une implacable répression dans la sphère d’influence de nos ennemis ou brutalement assassinés dans la sphère d’influence américaine. Ce fut la même chose, en France, pour l’affaire Dreyfus. Aujourd’hui, on dit que les intellectuels soutenaient Zola, mais en fait, à l’époque, la majorité d’entre eux étaient du côté du gouvernement.

Vous dites souvent que le rôle des intellectuels devrait être de dire la vérité. Comment définiriez vous la vérité?

Chomsky : Prenez ce livre : il se trouve sur le divan. Il est donc vrai de dire que ce livre est sur le divan. Voilà la vérité. Un énoncé est vrai quand il correspond à la réalité. Les énoncés vrais ne sont pas faciles à élaborer, mais c’est un autre problème. Quand vous approchez d’une explication exacte, vous vous approchez de la vérité.

© Noam Chomsky


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Notes

1. Essayiste et poète américain, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) a fait partie, avec Nathaniel Hawthorne et Herman Melville, du cercle littéraire de Brook Farm, qui a encouragé l’émergence d’une littérature nationale aux États-Unis. L’œuvre de cet ancien ministre du Culte est imprégnée d’un humanitarisme religieux.

2. Noam Chomsky est l’auteur, avec Edward S. Herman, du livre Manufac-turing Consent. The Political Economy ofthe Mass Media> Panthéon Books, 1988. Ils y décrivent le « modèle de propagande» mis en place par les médias.

3. Le démocrate Thomas Woodrow Wilson fut Président des États-Unis de 1913 à 1921.

4. Connu sous le nom de Commission CreeU le Comité d’information publique fut mis en place par le président Wilson pour des objectifs de propagande de guerre.

5. Voir notamment le livre de Noam Chomsky Necessary Illusions : Thought Controlin Démocratie Societies, South End, Boston, 1989.

6. Dans la guerre civile qui a déchiré le Salvador, entre 1981 et 1992, les États-Unis ont pris parti pour la junte militaire au pouvoir. Des milliers de soldats et d*officiers salvadoriens ont été entraînés sur le sol américain.

7. Il s’agit du père Ellacuria, connu dans toute l’Amérique latine. Segundo Montes, le directeur de l’Institut des Droits de l’homme, compte également au nombre des victimes. La guerre civile au Salvador s’est achevée en 1992, elle a fait 80 000 morts. Le procès du crime des jésuites, qui a vu la condamnation à trente ans de réclusion d’un colonel et d’un lieutenant de l’armée, a représenté une étape majeure dans la réconciliation nationale.

8. Le 24 mars 1980, Oscar Romero, évêque catholique de San Salvador, était assassiné pendant l’office par les Escadrons de la mort. Dans ses prêches, il dénonçait ouvertement la violence des militaires au pouvoir et la misère des paysans. Ce défenseur des Droits de l’homme, que l’on appelait « la voix des sans voix », a été assassiné à l’instigation d’un dirigeant d’extrême droite.


Traduit par Éditions des arènes


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