Noam Chomsky interviewé par Sameer Dossani
Foreign Policy In Focus (États-Unis) , 10 février 2009
Sameer Dossani : En première année d’études d’économie on apprend que les marchés connaissent des hauts et des bas, c’est pourquoi la crise actuelle n’est peut-être pas si extraordinaire. Mais cette baisse-ci est intéressante pour deux raisons : la première tient au fait que la dérégulation des marchés dans les années 1980 et 1990 a entraîné une période de prospérité artificiellement haute, la récession sera donc plus importante qu’elle aurait dû être normalement. La deuxième raison est liée au fait que malgré l’explosion de l’économie dans les années 1980, la majorité des membres de la classe ouvrière états-unienne a vu ses revenus stagner. Pendant que les riches ont prospéré, la plus grande partie du pays n’a pas progressé du tout. Etant donné cette situation, je crois que les décideurs économiques sont susceptibles de revenir à une certaine forme de keynésianisme, peut-être pas très différente du système de Bretton Woods en cours entre 1948 et 1971. Quel est votre avis ?
Noam Chomsky : Et bien je suis fondamentalement d’accord avec votre présentation des faits. Selon moi, la panne du système de Bretton Woods au début des années 1970 est probablement l’événement international le plus considérable depuis 1945, un événement beaucoup plus important dans ses implications que l’effondrement de l’Union soviétique.
Depuis à peu près 1950 jusqu’au début des années 1970, il y a eu une période de croissance économique sans précédent, une croissance économique égalitaire. Ainsi les 20% les moins fortunés progressèrent autant (voire même un peu plus) que les 20% les plus riches. C’était également une période où se développèrent des avantages pour la population : des acquis limités mais réels. En fait les indicateurs sociaux qui mesurent la santé de la société suivirent de très près la croissance. Tandis que la croissance augmentait, les indicateurs sociaux progressaient, comme on pouvait s’y attendre. Beaucoup d’économistes ont appelé cette période l’âge d’or du capitalisme moderne, ils devraient l’appeler capitalisme d’Etat parce que les dépenses publiques étaient le moteur le plus important de la croissance et du développement.
Au milieu des années 1970, tout ceci a changé. Les régulations de la finance prévues par le système de Bretton Woods ont été démantelées, la finance a été dérégulée, la spéculation a explosé, des montants énormes de capitaux ont été utilisés pour spéculer contre les monnaies et pour d’autres manipulations, et toute l’économie s’est financiarisée. Le pouvoir de l’économie s’est déplacé des industries vers les institutions financières. Et depuis ce moment, c’est devenu très dur pour une majorité de la population, c’est peut être une période unique dans l’histoire américaine. Il n’y a pas d’autre époque où les salaires réels d’une majorité de la population (les salaires tenant compte de l’inflation) ont stagné pendant si longtemps et où le niveau de vie a stagné, voire baissé. Si vous regardez les indicateurs sociaux, ils suivent l’évolution de la croissance d’assez près jusqu’en 1975, et à ce moment là ils commencent à baisser, à tel point que nous sommes actuellement revenus au niveau de 1960. La croissance était là, mais il s’agissait d’une croissance hautement inégalitaire, qui n’a bénéficié qu’à un très petit nombre de personnes. Il y a eu quelques moments où ceci a changé, notamment durant la bulle spéculative des valeurs technologiques, une bulle qui a eu lieu lors des dernières années Clinton : les salaires ont augmenté et le chômage a baissé, mais il s’agit de petites déviations par rapport à la tendance continue de stagnation et de déclin pour une majorité de la population.
Les crises financières se sont multipliées pendant cette dernière période, ainsi que l’avaient prévu certains économistes internationaux. Une fois que les marchés financiers ont été libéralisés, il était prévu que le nombre de crises financières augmente et c’est ce qui est arrivé. Il se trouve que la crise actuelle explose dans les pays riches, c’est pourquoi les gens en parlent, mais c’est arrivé régulièrement ailleurs dans le monde, et parfois de manière très grave. Ces crises n’arrivent pas seulement plus fréquemment, elles sont également plus profondes. Ceci avait été prédit et avait fait l’objet de discussions.
Il y a à peu près 10 ans paraissait un livre important intitulé « Global finance at risk » écrit par deux économistes renommés : John Eatwell et Lance Taylor. Ils font référence dans ce livre au fait bien connu qu’il existe des inefficacités intrinsèques aux marchés. Pour ce qui concerne les marchés financiers ils sous-évaluent le risque. Ils ne prennent pas en compte le risque systémique (les coûts sociaux pour la collectivité). Par exemple, si vous me vendez une voiture, vous et moi pouvons faire une bonne affaire mais nous ne prenons pas en compte les coûts pour la société : la pollution, les embouteillages et tout le reste. Sur les marchés financiers, cela signifie que les risques sont sous-évalués, et donc les risques pris sont plus importants que dans un système efficace. Et bien-sûr cela nous mène à l’accident. S’il existait une régulation adéquate, on pourrait contrôler et prévenir les inefficacités du marché. Si vous dérégulez, vous allez maximiser l’inefficacité des marchés.
Il s’agit d’économie passablement élémentaire. Ils en parlent dans leur livre, d’autres en ont également discuté. Et c’est ce qui arrive. Les risques étaient sous-évalués, donc plus de risques qu’il n’aurait fallu ont été pris, et tôt ou tard cela devait exploser. Personne n’a prédit exactement quand cela arriverait et l’importance du krach est un peu une surprise. C’est en partie lié à la création des instruments financiers exotiques qui ont été dérégulés, ce qui signifie que personne ne savait vraiment qui possédait quoi. Tout était réparti n’importe où. Alors l’étendue de la crise est plutôt considérable (nous ne sommes pas encore au bout) et les architectes de tout ça sont ceux qui maintenant conçoivent la politique économique d’Obama.
Dean Baker, qui est l’un des rares économistes ayant vu venir tout ça, a dit que c’est un peu comme demander à Oussama Ben Laden de mener la soi-disant « guerre contre le terrorisme ». Robert Rubin et Lawrence Summers, les Secrétaires au Trésor de Clinton, comptent parmi les principaux architectes de la crise. Summers est intervenu fermement pour empêcher toute régulation des produits dérivés et autres instruments exotiques. Rubin, qui l’a précédé au poste de Secrétaire au Trésor, était en tête du travail de sape du « Glass-Steagall Act », tout ceci est assez ironique. Le « Glass-Steagall Act » protégeait les activités des banques de dépôt des activités risquées des banques d’investissement et des compagnies d’assurance, ce qui d’une certaine façon protégeait le cœur de l’économie. Il a été abrogé en 1999, largement sous l’influence de Rubin. Celui-ci a immédiatement quitté le Secrétariat au Trésor pour devenir un des directeurs de Citigroup, qui a bénéficié de l’abrogation du « Glass-Steagall Act » en s’agrandissant et devenant un « supermarché financier », c’est ainsi qu’il l’appelait. Et pour augmenter l’ironie (ou la tragédie si vous préférez) Citigroup reçoit actuellement d’énormes subventions provenant des contribuables pour essayer de maintenir les deux activités ensemble et a pourtant annoncé au cours des dernières semaines qu’il se démembrait. Citigroup va essayer de protéger à nouveau ses activités commerciales de dépôts des activités d’investissement risquées. Rubin a démissionné dans le déshonneur, il est largement responsable de tout cela. Pourtant il est l’un des principaux conseillers économiques d’Obama, Summers en est un autre ; le protégé de Summers, Tim Geithner, est Secrétaire d’Etat au Trésor.
Rien de tout cela n’est en dehors de nos capacités d’anticipation. Il y a de très bons économistes qui écrivent sur ce sujet depuis des années, comme David Felix, un économiste international. Les causes sont connues : les marchés sont inefficaces, ils sous-évaluent les coûts sociaux. Les institutions financières sous-évaluent le risque systémique. Imaginons que vous êtes PDG de Goldman Sachs. Si vous faites votre travail correctement, quand vous proposez un prêt vous vous assurez que le risque que vous prenez est faible. Donc si cela s’effondre, vous pouvez faire face. Vous faites attention au risque que vous prenez, vous l’évaluez. Mais vous n’évaluez pas le risque systémique, le risque que la totalité du système financier s’érode. Cela ne fait pas partie de votre calcul.
Et bien, c’est intrinsèque aux marchés : ils sont inefficaces. Robin Hahnel a écrit récemment dans la presse économique quelques très bons articles là-dessus. Il s’agit en fait de sujets de première année d’économie : les marchés sont inefficaces. Voilà quelques exemples de leur inefficacité, il y en a bien d’autres. Les marchés peuvent être contrôlés grâce à la régulation, mais celle-ci a été anéantie par ce fanatisme religieux du marché efficace, un principe qui manquait d’étayage empirique et de fondement théorique. C’était seulement basé sur du fanatisme religieux. Et maintenant cela s’effondre.
Les gens parlent d’un retour au keynésianisme, mais c’est parce qu’ils refusent systématiquement de voir comment l’économie fonctionne. On entend en ce moment beaucoup de lamentations autour de la « socialisation » de l’économie puisque l’on se porte garant des institutions financières. Oui dans un sens nous socialisons mais il s’agit en fait de la cerise sur le gâteau. L’économie toute entière a été socialisée depuis…et bien en fait depuis toujours, mais avec certitude depuis la seconde guerre mondiale. Il existe un mythe selon lequel l’économie repose sur l’initiative individuelle et le choix du consommateur, qui est en partie fondé. Sous l’angle du marketing vous pouvez choisir l’équipement électronique que vous souhaitez. Mais le cœur de l’économie repose principalement sur les activités de l’Etat, très visiblement. Prenons l’exemple du dernier boom économique basé sur les technologies de l’information, quel est son origine ? Les ordinateurs et Internet. Ce secteur dépendait pratiquement entièrement de l’Etat depuis 30 ans, notamment pour ce qui concerne la Recherche et le Développement, les équipements ; et tout ceci a finalement été remis aux entreprises privées pour générer du profit. Ce ne fut pas un changement brusque mais c’est en gros ce qui est arrivé. Et c’est assez similaire avec ce qui se passe dans l’ensemble de l’économie.
Le secteur public est dynamique et innovant. Ce qui se confirme si l’on considère les industries électronique, pharmaceutique et les plus récentes liées à la biologie. L’idée est que le secteur public est supposé payer le prix et prendre les risques, et finalement si ces activités génèrent du profit, on les transmet aux tyrannies privées : les entreprises privées. Si vous deviez résumer l’économie en une phrase, ceci serait l’idée principale. Quand vous regardez en détail évidemment c’est beaucoup plus compliqué mais il s’agit de l’idée principale. Alors oui, la socialisation du risque et des coûts (et non du profit) est en partie quelque chose de nouveau pour les institutions financières, mais cela s’ajoute à ce qui arrive tout le temps.
SD : Quand on réfléchit à l’effondrement de certaines de ces grosses institutions financières on ferait bien de se rappeler que les politiques de fondamentalisme du marché ont déjà été exportées à travers le monde. En particulier le Fonds monétaire international (FMI) a imposé à pas mal de pays un modèle de croissance basé sur les exportations, ce qui signifie que l’actuelle baisse de consommation aux Etats-Unis aura d’importantes conséquences dans d’autres pays. Pendant ce temps, certaines régions du monde (en particulier l’Amérique du sud) travaillent à des alternatives permettant de ne pas avoir recours au fondamentalisme du marché prôné par le FMI. Pouvez-vous dire quelques mots sur les implications internationales de la crise financière ? Et comment se fait-il que certaines institutions responsables de ce gâchis, le FMI par exemple, utilisent la crise comme une opportunité pour se refaire une crédibilité sur la scène internationale.
Chomsky : Il est frappant de remarquer que le consensus sur la manière de gérer la crise dans les pays riches est presque l’opposé du consensus sur la manière dont les pays pauvres devraient gérer ce même type de crise. Quand ce que l’on appelle les pays en développement connaissent une crise financière, les règles du FMI sont les suivantes : augmenter les taux d’intérêt, réduire la croissance, se serrer la ceinture, (nous) rembourser les dettes, privatiser et ainsi de suite. C’est l’opposé de ce qui est prescrit ici. Ce qui est prescrit ici c’est de baisser les taux d’intérêt, d’utiliser l’argent public pour stimuler l’économie, de nationaliser (mais n’utilisez pas le terme) etc… Alors oui, il y a un ensemble de règles pour les pauvres et un autre ensemble de règles pour les puissants. Rien de nouveau là dedans.
Quant au FMI, ce n’est pas une institution indépendante. C’est un peu comme une branche du Secrétariat au Trésor états-unien. Pas officiellement, mais c’est pourtant presque ainsi que cela marche. Le FMI a été bien défini par un directeur général états-unien : « l’homme de main de la communauté du crédit ». Si un prêt ou un investissement d’un pays riche vers un pays pauvre tourne mal, le FMI s’assure que les prêteurs n’en souffrent pas. Si nous étions dans un système capitaliste, ce que les riches et leurs protecteurs ne veulent évidemment pas, cela ne se passerait pas ainsi.
Par exemple, supposons que je vous prête de l’argent et que je sache que vous pourriez ne pas être en mesure de me rembourser. Alors je vous impose des taux d’intérêt très élevés, pour que je récupère au moins ça si vous n’avez plus aucun argent. Et supposons qu’à un certain moment vous ne puissiez plus payer votre dette. Et bien dans un système capitaliste cela devrait être mon problème. J’ai fait un prêt risqué qui m’a fait gagner beaucoup d’argent grâce aux taux d’intérêt élevés et maintenant vous ne pouvez plus me rembourser. D’accord, c’est dur pour moi. C’est le système capitaliste. Mais ce n’est pas la manière dont fonctionne notre système. Si les investisseurs font des prêts risqués (disons à l’Argentine) avec des taux d’intérêt élevés et que l’Argentine ne peut pas rembourser, c’est alors qu’intervient le FMI « l’homme de main de la communauté du crédit » pour dire que les Argentins doivent rembourser. Maintenant si vous ne pouvez pas me rembourser, je ne vais pas dire que vos voisins doivent me rembourser. Mais c’est ce que dit le FMI. Le FMI dit que les citoyens du pays doivent rembourser la dette, bien qu’elle ne les concerne pas. Cet argent a souvent été donné à des dictateurs ou aux riches élites qui l’ont envoyé en Suisse ou ailleurs, mais vous les gars, les pauvres gens vivant dans le pays vous devez rembourser. Et en plus, si je vous prête de l’argent et que vous ne me remboursez pas, dans un système capitaliste, je ne peux pas demander à mes voisins de me rembourser, mais le FMI le fait, à savoir le contribuable états-unien. Il s’assure que les prêteurs et les investisseurs sont protégés. Alors il s’agit bien de « l’homme de main de la communauté du crédit ». C’est une attaque radicale contre les principes fondamentaux du capitalisme, comme l’est tout le fonctionnement de l’économie basée sur le secteur public, mais cela ne change pas la rhétorique.
Ce que vous dîtes à propos de l’Amérique du sud est parfaitement vrai. Depuis un certain nombre d’années ces pays ont essayé de se retirer de tout ce désordre néolibéral. Une des façons de le faire était, si l’on prend l’exemple de l’Argentine, de ne pas rembourser ses dettes ou plutôt de les restructurer en les rachetant en partie. Et quelqu’un comme le Président de l’Argentine a déclaré : « Nous allons nous débarrasser du FMI » grâce à ces mesures. Et bien qu’est-il arrivé au FMI ? Le FMI a été en difficulté. Il a perdu du capital et des emprunteurs, et donc il a perdu un peu de ses prérogatives « d’homme de main de la communauté du crédit ». Mais la crise actuelle est utilisée pour restructurer le FMI et lui redonner vie.
Il est également vrai que ces pays sont poussés à exporter des marchandises, c’est le modèle de développement que nous leur réservons. Ces pays seront donc en difficulté si le prix des marchandises chute. Ce n’est pas 100% des cas, mais en Amérique du sud, les pays ont plutôt bien réussi en s’appuyant très fortement sur l’exportation de marchandises, en fait l’exportation de matières premières. C’est vrai pour le pays qui a le mieux réussi : le Chili, que nous considérons comme notre favori. L’économie chilienne s’appuie principalement sur les exportations de cuivre. La plus grosse entreprise de cuivre est la CODELCO, l’entreprise de cuivre nationalisée par le président Salvador Allende que personne n’a cherché à privatiser intégralement depuis, tellement c’est une vache à lait. Cette entreprise a été sapée, c’est pourquoi elle contrôle moins les exportations de cuivre que par le passé, mais elle fournit encore une bonne partie des revenus fiscaux de l’économie chilienne et c’est également un gros pourvoyeur de revenus. C’est une entreprise nationalisée de cuivre efficace. Mais compter sur l’exportation de cuivre signifie que vous êtes exposé à une baisse du prix de cette ressource. Les autres exportations du Chili, disons les fruits et légumes qui sont adaptés aux marchés états-uniens en raison des différences de saison, sont également vulnérables. Et ils n’ont pas fait grand-chose pour le développement de l’économie, au-delà de la confiance mise dans l’exportation des matières premières, un peu mais pas énormément quand même. La même chose peut être dite des autres pays qui réussissent actuellement. Si vous regardez les taux de croissance du Pérou et du Brésil, ils sont lourdement dépendants du soja et d’autres exportations agricoles ou de minéraux ; ce n’est pas une base solide pour l’économie.
La Corée du sud et Taïwan sont des exceptions notables à tout ceci. Ce furent des pays très pauvres. La Corée du sud à la fin des années 1950 était probablement au niveau actuel du Ghana. Ces pays se sont développés en suivant le modèle du Japon, en violant toutes les règles du FMI et des économistes occidentaux, ils se sont développés à la manière des pays occidentaux : avec une forte implication du secteur public. La Corée du sud, par exemple, a développé une très importante industrie de l’acier, l’une des plus efficaces au monde, en passant outre les conseils du FMI et de la Banque mondiale qui décrétèrent tout cela impossible. Mais les Coréens l’ont fait grâce à l’intervention de l’Etat, la gestion des ressources et aussi par une restriction à la fuite des capitaux. La fuite des capitaux est un très gros problème pour un pays en développement, et aussi pour la démocratie. La fuite des capitaux pouvait être contrôlée grâce aux règles du système de Bretton Woods, mais elle a été rendue possible à nouveau ces 30 dernières années. En Corée du sud, vous pouviez être condamné à mort pour fuite de capitaux. Alors oui, ils ont développé une économie assez solide, comme a fait Taïwan. C’est une autre histoire pour la Chine mais ils ont aussi radicalement enfreint les règles et il est difficile de dire comment cela évoluera. Il s’agit là de phénomènes très importants en économie internationale, l’investissement public.
SD : Pensez-vous que la crise actuelle va permettre à d’autres pays de suivre l’exemple de la Corée du sud et de Taïwan ?
Chomsky : Et vous pourriez aussi dire l’exemple des Etats-Unis. Durant sa plus grosse phase de croissance, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, les Etats-Unis ont probablement été le pays le plus protectionniste au monde. Nous avions des barrières protectrices très élevées, et cela aspirait l’investissement, mais l’investissement privé n’a joué qu’un rôle secondaire. Prenez l’exemple de l’industrie de l’acier. Andrew Carnegie a mis sur pied la première entreprise d’un milliard de dollars en se nourrissant du secteur public, construisant des bateaux pour la marine et d’autres choses encore, il s’agit de Carnegie, le grand pacifiste. La plus nette période de croissance économique dans l’histoire des Etats-Unis fut la seconde guerre mondiale, il s’agissait fondamentalement d’une économie semi-dirigée ; la production industrielle a plus que triplé. Ce modèle nous a sorti de la dépression, après quoi nous sommes devenus de loin la plus grosse économie au monde. Après la seconde guerre mondiale, la substantielle phase de croissance économique que j’ai évoquée (1948-1971) était très largement fondée sur le secteur public et son dynamisme ; cela reste encore vrai aujourd’hui.
Prenez l’exemple de l’institution où je travaille : le Massachussetts Institute of Technology (MIT). J’y suis depuis les années 1950, vous pouvez le constater à vue d’œil. Dans les années 1950 et 1960 le MIT était largement financé par le Pentagone. Il y avait des laboratoires qui classaient le travail de guerre, mais le campus lui-même ne faisait pas un travail de guerre. On développait les bases de l’économie électronique moderne : les ordinateurs, Internet, la micro-électronique et ainsi de suite. Tout cela était développé sous couverture du Pentagone. IBM apprenait ici comment passer des cartes perforées aux ordinateurs électroniques. IBM est arrivé dans les années 1960 à produire ses propres ordinateurs, mais ils étaient si chers que personne ne pouvait les acheter, c’est donc le Gouvernement qui les a achetés. En fait, la commande publique est une forme importante d’intervention du Gouvernement dans l’économie pour développer les structures qui permettront en fin de compte de faire du profit. Il y a eu de bonnes études techniques sur ce sujet. Des années 1970 jusqu’à aujourd’hui, le financement du MIT est passé du Pentagone à l’Institut National de Santé et aux institutions liées. Pourquoi ? Parce que les bases de l’économie de pointe sont en train de passer de l’électronique à la biologie. Et actuellement le secteur public doit payer le prix pour cette nouvelle phase de l’économie via d’autres institutions étatiques. Là aussi, ce n’est qu’une part de l’histoire, mais il s’agit d’une part substantielle.
En raison de la catastrophe actuelle il va y avoir un changement vers plus de régulation, mais combien de temps ils pourront maintenir le renflouement des banques et des institutions financières n’est pas très clair. Il y aura plus de dépenses d’infrastructure, sûrement, parce que quelle que soit la place que l’on occupe dans le spectre économique, on réalise que c’est absolument nécessaire. Il va y avoir des ajustements à faire concernant le déficit commercial, ce qui est dramatique, cela signifie moins de consommation ici, plus d’exportations, et moins d’emprunts.
Et il va falloir s’occuper d’une manière ou d’une autre de cet éléphant dans le placard, une des principales menaces pour l’économie américaine : l’augmentation des coûts de soins de santé. Les soins de santé sont souvent présentés comme des « allocations » afin de les assimiler à la Sécurité sociale, pour tenter de la saper. Mais en fait, la Sécurité sociale est plutôt en bon état, probablement dans un état plus sain que jamais et les problèmes qui existent pourraient être résolus grâce à des réparations mineures. Mais Médicare est énorme, et ses coûts augmentent, principalement à cause du système de soins privé qui est très inefficace. C’est très cher et les résultats sont mauvais. Les Etats-Unis ont des coûts de santé par habitant deux fois plus élevés que les autres pays industrialisés et ont pourtant des résultats qui comptent parmi les pires. La principale différence entre le système états-unien et les autres systèmes est que celui-ci est extrêmement privatisé, ce qui signifie des coûts administratifs énormes, de la bureaucratie, du contrôle de gestion et ainsi de suite. Mais il va falloir s’en occuper maintenant car c’est un fardeau croissant pour l’économie, cela va restreindre le budget fédéral si les tendances actuelles persistent. Parlons maintenant de l’Amérique du sud.
SD : Est-ce que la crise actuelle est une opportunité pour que d’autres pays suivent des objectifs ayant davantage de sens ?
Chomsky : En fait, c’est ce qui est en train de se passer. L’Amérique du sud est un des coins les plus excitants du monde. Depuis une dizaine d’années il y a eu de très intéressants et importants changements vers davantage d’indépendance, et ceci pour la première fois depuis les conquêtes espagnole et portugaise. Ces changements comprennent des étapes vers l’unification (qui est crucialement importante) et aussi le fait de commencer à s’attaquer aux gros problèmes internes. Il existe une nouvelle Banque du sud, qui est basée à Caracas et qui n’a pas encore vraiment décollé à l’heure actuelle. Cette banque a pourtant des perspectives et est soutenue par plusieurs pays. Le MERCOSUR est l’espace commercial de l’Amérique du sud. Très récemment, il y a 6 ou 8 mois s’est développé l’UNASUR, l’Union des nations sud-américaines, qui a été très efficace. Si efficace que l’on n’en parle pas aux Etats-Unis, vraisemblablement parce que c’est un instrument trop dangereux. Alors quand les Etats-Unis et les élites traditionnelles en Bolivie ont commencé à initier une sorte de mouvement sécessionniste pour saper la révolution démocratique qui a lieu là-bas, et que c’est devenu violent il y a eu une réunion de l’UNASUR, en septembre dernier à Santiago. Lors de cette réunion a été publiée une déclaration importante défendant le président élu, Evo Morales, et condamnant la violence et les efforts pour miner le processus démocratique. Morales a réagi en remerciant l’UNASUR pour son soutien et en déclarant que pour la première fois depuis 500 ans l’Amérique du sud prenait son destin en mains. C’est important, si important que je ne crois pas que nous en ayons entendu parler ici. Jusqu’à quel point ces progrès peuvent aller, en tenant compte des problèmes internes et aussi des problèmes d’unification et d’intégration, nous ne le savons pas, mais des progrès ont bien lieu. Les relations entre pays du sud se développent également, par exemple entre le Brésil et l’Afrique du sud. Cela aussi brise le monopole impérialiste, le monopole des Etats-Unis et de la domination occidentale. La Chine est un nouvel acteur sur la scène. Le commerce et l’investissement augmentent, et cela donne plus d’options et d’opportunités à l’Amérique du sud. L’actuelle crise financière pourrait amplifier le mouvement, cela pourrait également jouer dans le sens inverse. La crise financière fait bien sûr du mal aux pauvres dans les pays plus faibles et peut réduire leurs choix. Ce sont des questions dont l’issue sera liée à la possibilité ou non pour les mouvements populaires de prendre le contrôle de leur propre destin (pour emprunter les mots de Morales). S’ils le peuvent, alors oui il existe des opportunités.
© Noam Chomsky
Traduit par Thomas Legoupil et Sam Levasseur pour Chomsky.fr