[2008] Qui entend la voix du peuple irakien ?

Par Noam Chomsky

Retour Kaleej times (Dubaï), 1er février 2008 Imprimer

Chomsky examine de récents sondages en provenance des zones de conflit. On y trouve de bonnes nouvelles, note-t-il. Effectivement afghans et irakiens pensent possible de trouver le chemin de la réconciliation nationale. A une condition : que les forces étrangères cessent d’occuper ou de combattre sur leur sol. Mais qui prend la peine d’entendre ce que disent et veulent ces peuples au destin tragique ?

L’armée d’occupation américaine en Irak (nommée par euphémisme la Force Multi-Nationale) conduit des études d’opinion approfondies. En décembre 2007, son compte rendu d’une étude qualitative était particulièrement optimiste.

Ce document concluait que cette étude « fournit des présomptions très fortes » permettant de réfuter l’opinion usuelle selon laquelle « une réconciliation nationale n’est ni prévisible, ni possible. » Au contraire, l’étude révélait qu’une « atmosphère optimiste régnait dans tous les groupes interrogés…et que l’on observait bien plus de point communs que de différences parmi les groupes apparemment si divers d’irakiens. »

Cette découverte d’ « opinions partagées » chez les irakiens à travers le pays « est une bonne nouvelle, selon l’analyse des résultats effectuée par les militaires, » notait Karen deYoung, dans le Washington Post.

Ces « opinions partagées » étaient détaillées par ce rapport. Selon deYoung, « les irakiens de tous groupes ethniques et religieux pensent que l’invasion américaine est la première cause des violences parmi eux, et ils voient dans le départ des forces d’occupation le facteur clé en direction d’une réconciliation nationale. »

Ainsi, selon les irakiens, il existe un espoir de réconciliation, si les envahisseurs, responsables de la violence dans le pays, se retirent et laissent l’Irak aux irakiens.

Mais ce document ne mentionnait pas cette autre bonne nouvelle : les irakiens semblent adopter les valeurs américaines les plus élevées, telles qu’elles ont été définies par le Tribunal de Nuremberg. Tout particulièrement, l’agression, « l’invasion par la force armée, » d’un état « du territoire d’un autre état » est le « crime suprême au plan international, différent uniquement des autres crimes de guerre en ce sens qu’il implique en lui-même l’accumulation des méfaits de tous les autres. » Le Procureur en chef américain à Nuremberg, Robert Jackson, affirma que le Tribunal ne serait qu’une farce si nous ne nous appliquions pas ces principes.

A la différence des irakiens, les USA et de fait l’occident dans son ensemble, rejettent les nobles valeurs professées à Nuremberg, ce qui constitue une indication intéressante sur la substance de ce fameux « clash des civilisations. »

Le général David Petraeus et Ryan Crocker, l’ambassadeur US en Irak, ont annoncé d’autres bonnes nouvelles en grande pompe à l’occasion d’une mise en scène du 11 septembre 2007. Seul un esprit cynique, bien sûr, pourrait croire que cette date ait été choisie en un rappel discret des affirmations de Bush et Cheney sur l’existence de liens entre Saddam Hussein et Oussama Ben Laden. Leur permettant ainsi, en commettant ce « crime international suprême » de prétendre qu’ils défendaient le monde contre le terrorisme.

Petraeus et Crocker communiquèrent des chiffres montrant que le gouvernement irakien avait notablement accéléré les dépenses de reconstruction, atteignant un quart des sommes allouées à cet effet. De bonnes nouvelles, effectivement, jusqu’à ce que la Cour des Comptes (GAO, Government Accountability Office) mène son enquête à ce sujet, et découvre que les montants réels n’étaient que le sixième de ceux qu’avaient annoncé Petraeus et Crocker, en baisse de 50% depuis l’année précédente.

D’autres bonnes nouvelles concernent le déclin de la violence confessionnelle, due en partie à la réussite du nettoyage ethnique meurtrier, dont les irakiens rendent responsable l’invasion. Il y a désormais moins de cibles pour les meurtres confessionnels. Mais on peut également l’attribuer à la décision de Washington de soutenir les groupes tribaux qui se sont organisés pour chasser Al Qaïda en Irak, ainsi qu’à l’augmentation du nombre de soldats sur le terrain.

Il est possible que Petraeus parvienne au même genre de succès que les russes en Tchétchénie, où les combats sont maintenant « limités et sporadiques, » et où Grozny connaît un boom immobilier, après avoir été réduite en ruine par l’attaque russe, comme l’a écrit CJ Chivers en septembre dernier dans le New York Times.

Un jour prochain peut-être, Bagdad et Falloujah bénéficieront de « l’électricité rétablie dans de nombreux quartiers, de nouvelles entreprises de rues principales de la ville reconstruites, » à l’image de Grozny, en plein développement. Possible, mais douteux, si l’on considère les conséquences vraisemblables de la créations d’armées dirigées par des seigneurs de la guerre qui pourraient bien donner le jour à une violence confessionnelle accrue, venant s’ajouter à tous les « méfaits accumulés » par l’agression.

Les irakiens ne sont pas les seuls à penser qu’une réconciliation nationale est possible. Un sondage mené par les canadiens montre que les afghans sont pleins d’espoir pour leur futur et sont favorables à la présence des canadiens et des forces étrangères. Ces « bonnes nouvelles » ont fait la une des journaux.

La lecture du détail de ces articles révèle cependant quelques précisions intéressantes. Seuls 20% « pensent que les talibans l’emporteront après le départ des troupes étrangères. » Les trois quarts des sondés sont favorables à des négociations entre les talibans et le gouvernement Karzai, soutenu par les USA, et plus de la moitié approuvent l’idée d’un gouvernement de coalition. La grande majorité sont en désaccord avec la position des USA et du Canada, et pensent qu’une paix est possible en mettant en œuvre une approche pacifique. Bien que la question n’ait pas été posée dans le sondage, il semble raisonnable de penser que si la présence étrangère est acceptée, c’est pour mener des missions d’aide et de reconstruction.

On peut évidemment se poser de nombreuses questions au sujet de sondages effectués dans des pays sous occupation militaire étrangère, tout particulièrement dans des régions comme le sud de l’Afghanistan. Mais les résultats des sondages en Irak et Afghanistan sont conformes à ceux des études précédentes et ne doivent pas être ignorés.

De récents sondages au Pakistan ont également apporté des « bonnes nouvelles » à Washington. Cinq pour cent des sondés sont d’accord pour autoriser les USA ou d’autres troupes étrangères à entrer au Pakistan, pour « poursuivre ou capturer les combattants d’Al Qaïda. » Ils sont 9% en faveur d’une autorisation pour les forces américaines de « poursuivre ou capturer les insurgés talibans qui ont franchi la frontière depuis l’Afghanistan. »

Près de la moitié souhaitent accorder aux troupes Pakistanaises une autorisation semblable. Et ils ne sont qu’un petit 80% à considérer que la présence militaire américaine en Asie et en Afghanistan représente une menace pour le Pakistan, tandis qu’une large majorité pensent que les USA veulent s’en prendre au monde musulman. La bonne nouvelle, c’est que ces résultats sont nettement meilleurs par rapport à ceux d’octobre 2001, où un sondage Newsweek avait révélé que « 83% des pakistanais interrogés déclaraient se ranger dans le camp des talibans, et à peine 3% exprimaient un soutien aux USA. » Plus de 80% décrivaient alors Oussama Ben Laden comme un guérillero et 3% comme un terroriste.

Au milieu de ce flot de bonnes nouvelles en provenance de la région, le débat gagne en intensité parmi les candidats à la présidentielle, les membres du gouvernement et les commentateurs, sur les options dont disposent les USA en Irak. Cependant une voix est toujours absente de ce débat : celle des irakiens. Leurs « opinions partagées » sont connues de tous, comme elles l’étaient déjà par le passé. Mais ils ne peuvent être autorisés à choisir leur propre destin, pas plus que des enfants ne le seraient. Seuls les conquérants ont ce droit.

Peut-être y a-t-il là aussi quelque leçon à tirer au sujet du « clash de civilisation. »

© Noam Chomsky


Traduit par Contre Info.


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