[2008] Les médias et la « fabrication du consentement »

Noam Chomsky interviewé par Lucie Morillon

Retour Médias (France) Drapeau France, juin 2008  Imprimer

Penseur omniprésent de ces dernières décennies, Noam Chomsky est célèbre pour son militantisme contre la guerre du Viêt-nam, ses critiques acerbes de la politique étrangère américaine et ses prises de position controversées sur les limites de la liberté d’expression. Il revient ici sur le rôle des médias et ses démêlés avec les intellectuels français.

Question : On vous dit absent des médias traditionnels. Pourtant, vous avez été reconnu comme le « plus grand intellectuel vivant » par le New York Times. Comment l’expliquez-vous ?

Réponse de Noam Chomsky : Ce commentaire du New York Times est tiré d’une critique littéraire. Mais il faut faire très attention aux formules choc qu’elles affectionnent. L’article continue d’ailleurs ainsi : « Alors comment peut-il écrire des choses aussi horribles au sujet de la politique étrangère américaine ? » Puis les reproches s’enchaînent. Je ne m’attends pas à être choyé par les médias américains. Si je le voulais vraiment, si je faisais un minimum d’efforts, je pourrais y être davantage présent, mais c’est aussi une question de temps. Plusieurs dizaines de mes éditoriaux ont été distribués par le réseau du New York Times. Ils sont loin d’être confidentiels puisqu’ils sont publiés dans le monde entier. De mémoire, le seul qui soit paru aux États-Unis est une tribune que le New York Times m’avait demandée.

Q : Quel en était le sujet ?

R : À ma grande surprise, le New York Times m’avait demandé d’écrire un article sur le mur de séparation au Proche-Orient, sur le fait que c’est une mascarade que de prétendre qu’il permet d’assurer la sécurité d’Israël. Si Israël voulait vraiment assurer sa sécurité, elle construirait un mur de trois kilomètres de haut à l’intérieur de la ligne verte, protégé par des armes nucléaires et complètement infranchissable. Mais cela l’empêcherait d’avoir accès à ce qu’elle veut vraiment en Cisjordanie : les ressources naturelles, la terre cultivable, le démantèlement des communautés palestiniennes, etc. Ce mur construit pour protéger les colons est complètement illégal, comme des tribunaux l’ont d’ailleurs reconnu. Les autorités israéliennes savent depuis 1967 que toute installation de colons est une violation des conventions de Genève. C’est peut-être pour cela que le New York Times m’a commandé cette tribune. Personne d’autre n’en parle, aucun média n’en fait état alors que c’est une évidence. Mais pourquoi devrait-on s’attendre à ce que des opinions divergentes puissent être publiées dans les médias ?

Q : Les médias essaient-ils de vous contrôler en vous imposant des conditions particulières lorsqu’ils vous donnent la parole, par exemple à la radio ou à la télévision ?

R : Occasionnellement, oui. Mais tout est déjà établi d’avance, je ne m’en formalise pas. Laissez-moi vous donner un exemple : lors de la chute du Mur de Berlin, j’ai été contacté par l’émission « Nightline » de ABC. Je sais en quoi cette émission consiste. Vous devez remplir un certain nombre de conditions, notamment ce qu’ils appellent la concision. Votre intervention se résume à deux phrases entre chaque coupure publicitaire. Sachant exactement ce que ce serait, j’ai refusé d’y participer. Mon ami Alex Cockburn m’a appelé quelques minutes plus tard pour me dire que « Nightline » venait de l’inviter. Je lui ai conseillé de décliner l’offre mais il ne m’a pas écouté et il y est allé quand même. J’ai regardé, par curiosité, et mes prédictions se sont avérées. Le sujet montre la chute du Mur, des gens qui se réjouissent, et ensuite, dans le studio, le présentateur se tourne vers lui et lui demande : « Qu’en pensez-vous Mr Coburn, vous qui êtes un apologiste de Staline ? » Il commence à dire deux phrases, puis il est interrompu par un « Merci, Monsieur ». Tout est mis en scène. Vos critiques vous accusent de ne pas connaître suffisamment le fonctionnement des médias, d’en ignorer les contraintes.

Q : Pourquoi, par exemple, êtes-vous aussi hostile à la concision ?

R : C’est une méthode de propagande. Si j’ai trois minutes pour expliquer pourquoi la Libye est un État terroriste, je peux le faire. Si on me donne trois minutes pour expliquer pourquoi les États-Unis sont un État terroriste, ce n’est pas possible. D’abord parce que personne n’a jamais entendu ça auparavant. Il faut analyser la situation, donner des preuves. Sinon, cela semble sortir de nulle part. Quand on a été élevé dans une société hautement endoctrinée et qu’on en fait toujours partie, il faut maîtriser ce contexte, avoir des connaissances profondes afin de comprendre les idées qui se démarquent de la pensée commune. C’est quelque chose dont les journalistes sont tout à fait conscients. Ou plutôt, devrais-je dire, c’est une conception qu’ils ont complètement assimilée. Par exemple, Charlie Rose, dans son émission sur la chaîne PBS, interviewe John Burns, le doyen des envoyés spéciaux à l’étranger. John Burns y explique que les reporters défendent les couleurs de l’équipe locale. Ce ne sont évidemment pas ses mots, il dit en substance que les États-Unis, depuis la Seconde Guerre mondiale, sont certainement la principale source de stabilité et de soutien aux droits de l’homme. Il fait d’autres déclarations fantastiques du même genre, regrettant notamment que la situation en Irak diminue la capacité des États-Unis à promouvoir la paix, la justice et les droits de l’homme et à s’opposer aux régimes totalitaires dans le monde entier. De telles déclarations sont complètement étrangères à la réalité. Un journaliste de la Pravda aurait pu dire la même chose au sujet de Staline, en soulignant le fait qu’il défendait la démocratie, la liberté des peuples d’Europe de l’Est contre les fascistes, et que le jour où il ne pourrait plus le faire serait un triste jour. On en rirait. Mais aux États-Unis et dans le monde occidental en général, nous ne pouvons pas en rire car nous sommes profondément endoctrinés.

Q : Vous avez dit que « la propagande est à la démocratie ce que l’usage de la force est à un État totalitaire ». Quel est alors le rôle des médias dans ce système de propagande ? Comment ce système fonctionne-t-il et quels sont les intérêts en jeu ?

R : Les médias sont une énorme source d’informations. Je les lis tous les jours, on apprend beaucoup de choses à travers eux. Mais ils assurent, dans le cadre décrit par John Burns, la défense des couleurs de l’équipe locale. Regardons par exemple les journaux de ce matin et la une du Wall Street Journal : « L’Iran n’a pas cessé de vendre des armes à l’Irak. » C’est donc le problème en Irak : le fait que l’Iran envoie des armes. C’est peut-être vrai, ou peut-être pas, mais arrêtons-nous deux secondes sur ce qui est sous-entendu. En 1985, la une de la Pravda aurait très bien pu titrer : « Les États-Unis continuent à envoyer des armes aux terroristes en Afghanistan, qui résistent aux efforts de l’Union soviétique pour apporter la paix et la stabilité. » Il y a du vrai dans cette hypothèse, mais quelque chose manque. On arrive à le distinguer dans le cas russe, mais on ne parvient pas à le voir quand il s’agit de nous. Quand Condoleezza Rice est interrogée à la télévision ou à la radio sur la façon d’en finir avec cette guerre et qu’elle répond : « C’est très simple, il faut mettre un terme au flot de combattants et d’armes étrangers qui arrivent en Irak », personne ne tique. Y a-t-il des armes et des combattants étrangers en Irak ? Eh bien, oui, il y a plus de 150 000 soldats américains et plus de 100 000 mercenaires armés sur place. Mais ils ne sont pas des « étrangers » puisque nous considérons que le monde nous appartient.

Regardons maintenant le Financial Times, qui est, selon moi, en général plus sérieux que les autres. La une d’aujourd’hui est consacrée au fait que la Corée du Nord est en train de construire des installations nucléaires en Syrie. Or, si on regarde de près, cette construction aurait commencé en 2002 ou 2003. On ne sait pas d’où viennent les photos qui accompagnent l’article, elles auraient pu être prises il y a des années ou être de pures inventions. En 2002, le gouvernement Bush a démoli l’accord conclu avec la Corée du Nord, qui l’empêchait de développer des armes nucléaires, et inclus la Corée dans l’« axe du Mal ». Il a fait publier des rapports sur les atrocités qui s’y passeraient. Puis, quand il a été question d’envoyer des enquêteurs sur place, les États-Unis ont discrètement retiré les rapports classifiés qu’ils estimaient contenir des preuves finalement insuffisantes. En 2002, la presse n’a rapporté qu’une partie des faits. La Corée du Nord a peut-être le pire gouvernement du monde, mais elle a une attitude pragmatique. Quand les États-Unis deviennent plus agressifs, la Corée fait de même ; quand les États-Unis prennent le chemin de la négociation, elle joue le jeu. C’est ce qui se passait en 2002 et en 2003. Il y a donc toute une partie de l’histoire qui n’est pas racontée. Pourquoi, à l’origine, la Corée du Nord est-elle présente au Moyen-Orient ? En 1993, sous Clinton, Israël était prête à la reconnaître, et elle aurait ainsi mis un terme à ses activités au Moyen-Orient. Ce qui aurait été une avancée extraordinaire pour la sécurité d’Israël. Pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Clinton l’a interdit. Un fait crucial, qui aurait dû faire la une de n’importe quel média vraiment libre.

Donc oui, vous pouvez apprendre des choses des médias, mais elles sont présentées d’une manière particulière. Les personnes qui ont un minimum de connaissances en histoire, et qui lisent la presse, peuvent interpréter ce qu’on leur dit et savoir ce qui se passe vraiment. Des gens comme John Burns, qui croient tout ce qu’on leur dit, ne peuvent pas comprendre la réalité.

Q : Vous niez propager la « théorie du complot ». Vous parlez plutôt d’un système de « marché dirigé » où l’information est un produit que les médias cherchent à écouler. La véritable cible des médias n’est donc pas leur audience, mais le marché de la publicité ?

R : L’histoire le montre. Si on analyse de près la presse occidentale, ou même la presse américaine, on constate que d’énormes corporations y vendent leurs produits à un marché. Je parle ici des médias élitistes, ceux qui déterminent le message. Leur audience est constituée de gens éduqués, privilégiés, de leaders économiques, de docteurs, de décideurs politiques, de professeurs d’université. Ils représentent une petite partie de la population mais ils sont étroitement liés. Ces entreprises vendent une audience privilégiée éduquée à un marché qui regroupe d’autres entreprises importantes.

Q : À quoi pouvons-nous donc nous attendre en termes de contenu des médias ?

R : George Orwell explique très bien cela dans l’introduction de « La Ferme des animaux », qui décrit un monstre totalitaire. Il se demande pourquoi en Angleterre libre, des idées impopulaires peuvent être éradiquées sans recours à la force. Selon lui, la première raison est que les médias appartiennent à des hommes riches qui ont toutes les raisons de ne pas vouloir que certaines opinions s’expriment. La deuxième raison est l’endoctrinement. Vous avez reçu une bonne éducation, vous venez d’Oxford ou de Cambridge, vous avez assimilé la croyance qu’il y a des choses qu’il vaut mieux ne pas dire ni même penser. Par exemple, vous ne pouvez pas penser que les États-Unis et l’Angleterre sont responsables d’une quelconque agression. Cette hypothèse est inconcevable. Vous la formulez néanmoins quand cela vient de la Russie ou de Saddam Hussein. Mais quand nous nous livrons à une agression, il ne peut s’agir que d’une libération et ceux qui résistent sont alors les agresseurs. En Irak, si vous lisez la presse, vous pouvez penser que « le Renégat » fait partie intégrante du nom de Moqtada al-Sadr. On fait constamment référence à lui en tant que « rebelle » ou « membre radical du clergé ». Alors qu’en fait, il résiste à l’agression américaine, à une agression extérieure.

Q : Les médias sont souvent accusés de ne pas être objectifs, d’être de gauche. Est-ce une manière de les contrôler ?

R : La droite accuse en effet continuellement la presse d’être de gauche et, contrairement à mes amis, je suis d’accord avec elle. Les médias à tendance sociodémocrate sont les gardiens de la doctrine, les vigiles. Ce sont eux qui disent jusqu’où l’on peut aller. Par exemple, à la fin de la guerre du Viêt-nam, les commentaires les plus intéressants venaient de l’extrême gauche. Anthony Lewis, du New York Times, décrit ainsi le début de la guerre en 1975 : « Les États-Unis ont commencé par des efforts jalonnés d’erreurs pour faire le bien. » C’est de la tautologie. « Puisque les États-Unis l’ont fait, alors c’était une tentative de faire ce qui était juste. » Ensuite, on nous dit : « Désolés, ça n’a pas marché. » Dès 1979, on a commencé à se rendre compte que ces tentatives d’apporter la démocratie au Sud-Viêt-nam nous coûtaient trop cher. Alors qu’elles étaient du même niveau que les efforts de Staline en l’Europe de l’Est. Les autorités américaines savaient qu’elles étaient en train de lutter contre un mouvement populaire de masse et qu’elles ne pouvaient pas organiser d’élections sous peine de subir un échec cuisant. Mais nous n’avions pas le droit de penser ça. Ces tentatives pour faire le bien se sont finalement révélées inefficaces car trop coûteuses. C’était la critique faite par la gauche. En 1969, 70 % d’Américains décrivaient la guerre moins comme une erreur que fondamentalement et moralement mauvaise. Pas un mot là-dessus dans les médias traditionnels. Il n’est pas possible d’émettre une critique rationnelle de soi-même. Ça fait des années que je cherche, mais je n’ai encore jamais relevé dans la presse la mention d’agression américaine. Notamment sur l’Irak. Je ne parviens pas à trouver de critiques du principe même de l’invasion. La seule vient de Barack Obama, qui la qualifie d’« erreur stratégique ». Or, on n’a pas parlé d’« erreur stratégique » quand l’Union soviétique a envahi l’Afghanistan. Clinton a également dit que nous sommes impliqués dans une guerre civile que nous ne pouvons pas gagner. Mais ce n’est pas vraiment ce qu’on peut appeler une critique. La vraie question est : pourquoi y a-t-il une guerre civile ? Pourquoi ne le demande-t-on pas aux Irakiens ? Ils le savent, après tout : les violences sectaires ont été causées par l’invasion américaine. Vous pouvez le penser, mais vous ne pouvez pas exprimer cela dans les médias traditionnels.

Q : Pourtant, il existe de nombreux exemples de médias qui remettent en cause l’ordre établi. Je pense par exemple aux reportages du Washington Post sur les prisons secrètes de la CIA en Europe, ou aux articles sur l’espionnage des Américains par la National Security Agency (NSA). Ces faits ont été rendus publics par les médias et des membres du gouvernement américain ont alors accusé leurs journalistes d’avoir du sang sur les mains.

R : Oui, les médias défient parfois le pouvoir en place mais tout en respectant certaines limites. Ils ont, en effet, en partie relaté l’histoire des prisons secrètes de la CIA en Europe et les atrocités liées à la pratique des « renditions [1] ». Abu Ghraib et les atrocités à Guantanamo ont aussi été traités. Certains reporters font un très bon travail mais passent tout de même à côté du plus important. Par exemple, à Guantanamo, pas besoin des médias pour savoir que la torture s’y pratiquait. Vous le savez avant même que la presse n’en parle. Par le simple fait que cet endroit existe, que les prisonniers y sont amenés, hors de la juridiction américaine, plutôt que d’être envoyés dans une prison de l’État de New York. Une seule raison possible : c’est une chambre de torture. Même chose pour les « renditions » : nous ne pouvons pas les torturer suffisamment aux États-Unis, donc nous les envoyons en Égypte ou en Syrie où ils peuvent être joliment torturés. Avions-nous besoin de la presse pour le savoir ? Mais c’est une bonne chose que cela soit couvert par les médias, car cela ouvre les yeux des gens et peut les aider à commencer à penser.

Q : Vous avez dit que « le degré d’obéissance des médias aux autorités s’apparente à ce que l’on trouve dans des régimes totalitaires ». N’allez-vous pas un peu loin ? Pouvons-nous vraiment comparer le New York Times au journal cubain Granma ou aux médias birmans ?

R : J’adopte la même position que Orwell dans l’introduction non publiée de « La Ferme des animaux » quand il compare le régime autoritaire dont il fait la satire, à l’Angleterre libre. Il ne prétend pas que les médias de ces différents régimes sont similaires, bien sûr qu’ils ne le sont pas. Mais il dit que le résultat obtenu est le même. Les mécanismes sont en revanche complètement différents. En Angleterre libre, c’est volontaire. Il n’y a pas de contrainte, pas d’usage de la force ou très peu. Plus en Angleterre qu’aux États-Unis, d’ailleurs. L’Angleterre devrait avoir honte de l’étendue du contrôle exercé par le gouvernement sur la presse. Ce contrôle passe par l’application des lois monstrueuses sur la diffamation qui sont une manière pour les gens riches et puissants de faire taire les gens qu’ils n’aiment pas. Au contraire, aux États-Unis, la liberté de la presse est vraiment respectée. Ici c’est en partie volontaire et en partie le résultat de l’endoctrinement. Les systèmes ouverts sont donc beaucoup plus intéressants à étudier. Dans un système répressif comme l’URSS, les journalistes pouvaient se justifier par la peur. Aux États-Unis, un journaliste ou un professeur ne peut pas se réfugier derrière l’excuse de la peur. C’est juste de la lâcheté. Et aussi le fait qu’on vous a inculqué la croyance qu’il y a des choses que vous ne pouvez pas dire, pas penser. D’ailleurs, il n’est même pas garanti que l’accès à l’information soit meilleur ici.

[NDR : Vous pouvez consulter ce beau texte d’Orwell à la fin de cet autre article de Chomsky]

Le Washington Post a publié il y a trois ans de cela un article sur une étude du gouvernement et d’un institut de recher-che sur la manière dont les Russes s’informaient. Les résultats étaient assez intéressants. Ils ont fait la distinction entre la population la plus éduquée et la classe ouvrière. Je ne me souviens plus des chiffres exacts, mais environ 95 % de la population allait chercher ses informations auprès de sources comme la BBC. Ils écoutaient les radios étrangères, car ils ne faisaient visiblement pas confiance à leur propre presse. Parmi la population générale, c’était environ 70 %. Environ 50 % des éduqués et 15 % de la population moins éduquée consultaient les samizdats [2]. Regardons maintenant les États-Unis : à peine un dixième de la population ne se contente pas seulement des gros titres de la télévision et de la presse. Les Américains sont donc beaucoup moins éduqués que les Russes. Là-bas, les publications dissidentes sont illégales. Ici non. Existe-t-il ici une petite publication dissidente qui puisse atteindre 50 % de la population ? Non, c’est inconcevable. Donc, en comparaison, les Russes recourent à une plus grande variété d’informations que les Américains. Parce que c’est un État totalitaire, la propagande y est tellement manifeste que personne n’y fait attention. La méthode est, chez nous, plus sophistiquée. Donc les gens y adhèrent.

Q : Le développement d’Internet marque-t-il la fin de la « fabrication du consentement » avec la création du journalisme citoyen, la possibilité de développer des idées qui, d’après vous, seraient impossibles à relayer dans les médias traditionnels ?

R : Internet est une chose formidable, je l’utilise tout le temps, c’est une énorme source d’informations. Mais imaginez que vous soyez une biologiste et que vous ayez accès à tous les articles relevant de votre spécialité. Si vous passez votre temps à les lire, vous deviendrez le pire biologiste de tous les temps. Vous devez savoir ce que vous cherchez, maîtriser le contexte général pour vous y retrouver. Quand les gens sont profondément endoctrinés, ils ne savent pas ce qu’ils cherchent. Ils sont bombardés d’informations qui ne servent à rien. Donc Internet est très utile si vous savez ce que vous faites. Il faut savoir se libérer du système de propagande.

Q : Comment avez-vous vécu l’affaire Faurisson ? Que s’est-il passé exactement ?

R : En France, la communauté intellectuelle n’a aucune conception de la liberté d’expression. J’ai signé une pétition appelant au respect des droits civils dans l’affaire Faurisson. C’était l’une des dix mille autres pétitions de soutien, par exemple aux dissidents syriens ou iraniens, que j’ai signées. Les intellectuels français l’ont tout de suite décrite comme « ma pétition » alors que j’en étais seulement l’un des 500 signataires. Ils estimaient que je soutenais les thèses négationnistes de Faurisson, ce qui n’est pas du tout le cas. Je ne connaissais rien de ses prises de position, je n’en sais toujours pas plus et cela m’est ni plus ni moins égal que lorsque je signe les autres pétitions. C’est une question de principe. En réponse à ces réactions, un spécialiste de l’Asie du Sud-Est que je connaissais bien m’a demandé d’écrire des remarques sur la liberté d’expression, ce que j’ai fait. Ce texte est paru comme un point de vue, dans un mémoire publié pour défendre Faurisson et intitulé « Mémoire en défense des accusations contre ceux qui disent que je falsifie l’histoire sur le sujet des chambres à gaz ». Ça n’a rien à voir avec le négationnisme de l’Holocauste. Faurisson a été poursuivi en justice pour falsification de l’histoire. Un procès typiquement stalinien. J’ai protesté. C’était l’exemple parfait de l’État tout-puissant qui a décidé ce qu’est l’histoire et quiconque contredit sa version en subit les conséquences. Ce qu’il a écrit sur les chambres à gaz m’est égal. Le problème est qu’on lui a fait un procès non pas parce qu’il niait l’Holocauste, mais pour ne pas avoir exploité des documents de manière appropriée et pour avoir laissé d’autres personnes utiliser son travail. C’est un vrai scandale. Mais la seule chose que l’on retient, ce sont ces ragots affirmant que je soutiens ses thèses !

Q : Un tel tollé aurait-il été possible aux États Unis ?

R : C’est inconcevable aux États-Unis, et c’est l’une des bonnes choses de ce pays. Par exemple, un professeur de l’université NorthWestern de Boston, Arthur Butz, publie des livres niant l’existence de l’Holocauste. Est-ce qu’on le poursuit pour falsification de l’histoire ? Non, on l’ignore, ce qui est la meilleure des réponses. A Paris, si Faurisson avait été ignoré, on n’aurait jamais entendu parlé de lui. Mais c’est très excitant pour les intellectuels français de se tenir devant les caméras de télévision et de déclamer courageusement leur croyance en l’Holocauste, leur accord avec l’opinion publique. Donc oui, c’est un phénomène très parisien qui a ensuite été repris par le reste du monde… Pourtant, il s’agit d’un cas remarquablement clair d’atteinte à la liberté d’expression. L’État a-t-il le droit de poursuivre quelqu’un en justice pour falsification de l’histoire ? Ce sont les réflexes hérités de Staline ou de l’Allemagne nazie. La meilleure manière de défendre les victimes de l’Holocauste consiste-t-elle à reprendre les méthodes de leurs meurtriers ? Tel est le vrai problème. Mais ça ne peut pas être discuté de cette manière.

© Noam Chomsky


 [1]. Enlèvements de personnes, transportées clandestinement dans des pays où la torture est pratiquée afin d’y être interrogées.

 [2]. Un système clandestin de circulation d’écrits dissidents en URSS et dans les pays du bloc communiste. Les publications étaient auto-éditées et distribuées par les membres de ce réseau informel.


Traduit par Revue Médias.


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