[2011] Les évènements en Tunisie et en Egypte ne sont comparables à rien d’autre

Noam Chomsky interviewé par Fayçal Anseur

Retour Algerie-Focus.Com (Algérie)Drapeau Algérie, 3 février 2011 Imprimer

Dans un entretien téléphonique qui a duré 40 minutes, Noam Chomsky nous a livré ses analyses sur les révoltes populaires en Tunisie, en Égypte et dans d’autres pays et l’embarras des États-Unis, d’Israël et de l’Europe qui craignent de voir des régimes “amis” tomber et remplacés par des démocraties libres.
Nous avons également abordé avec lui plusieurs autres points : la situation en Algérie, le positionnement militaire américain dans la région du sahel, la nature de l’AQMI, etc.
Il a aussi été question dans l’entretien, des dernières révélations de wikileaks, de la politique d’Obama au Moyen-Orient, du cas iranien, de la politique israélienne, des attentats du 11 septembre,…

Algerie-Focus.Com : Quelle lecture faites-vous des révoltes populaires qui secouent actuellement la Tunisie et l’Egypte et plusieurs pays arabes ? Le gouvernement Américain s’attendait-il à des soulèvements aussi importants ?

Noam Chomsky : Ces évènements sont vraiment spectaculaires, il a eu, au moins en Tunisie, une victoire partielle des forces populaires, qui ont chassé le dictateur qui a tenté de réinstaller un gouvernement similaire au sien. Où cela mènera-t-il à présent ? C’est difficile à dire.
En Égypte, il y a une démonstration de force et de courage remarquable de la part d’une partie massive de la population pour tenir la place, lutter contre la police et résister contre le pouvoir étatique et continuer à étendre les protestations. C’est vraiment impressionnant et c’est difficile de penser à des évènements semblables et comparables nulle part ailleurs dans le monde.

Certaines personnes comparent ces évènements aux révolutions qui ont eu lieu en Europe de l’Est, mais ce n’est pas du tout la même situation. Pour commencer, il n’y a pas de Gorbatchev parmi ces pouvoirs impériaux. Par ailleurs, les USA et leurs alliés, nous ne devons pas l’oublier, gardent leurs positions habituelles : La démocratie, pour eux, est une bonne chose, mais jusqu’à un certain point. Elle est acceptable chez l’ennemi, et nous (les américains ndrl) ne voulons pas aller à contre courant. Car, la démocratie n’est bonne que si elle participe à des objectifs stratégiques et économiques. Ainsi, les opposants en Europe de l’Est ont eu un soutien puissant de la part des principaux pouvoirs dirigeants dans le monde et ils ont rencontré peu de résistance. Dans les cas tunisien et égyptien, c’est tout à fait différent. Il n’y a pas de soutien puissant, les USA et la France, dans le cas de l’Afrique du Nord plus particulièrement, tentent sans aucun doute, de trouver une solution leur permettant de coller au scénario prévu dans ces cas là.

Nous ne devons pas oublier qu’il existe une longue série de situations où il était impossible de soutenir quelques uns des tyrans favoris et il y a une routine standard pour répondre à cette situation : vous les soutenez aussi longtemps que possible, lorsque cela devient impossible, par exemple lorsque l’armée se retourne contre le tyran, alors il faut effectuer un virage à 180°, prétendre soutenir la révolte populaire, effacer le passé – à l’évidence le passé est embarrassant – ensuite il faut travailler dur pour essayer de restaurer une situation à peu de choses près identique à celle qui précédait.

C’est le scénario que jouent les USA, la Grande-Bretagne et la France de manière répétée au cours des dernières années avec entre autres : Marcos aux Philippines, Duvalier en Haïti, Chun en Corée du Sud, Ceausescu en Roumanie – qui était le « chéri » de l’occident – Suharto en Indonésie. C’est tout simplement une routine. Je présume qu’actuellement c’est ce qu’ils essayent de faire avec Moubarak, il est reconnu qu’il ne peut plus être soutenu mais, en même temps ils ne veulent pas qu’un réel changement arrive.

Algerie-Focus.Com : Dans son discours du Caire, Obama a appelé les gouvernements arabes à promouvoir la démocratie. Washington acceptera-t-il aujourd’hui que des pays comme l’Egypte, la Jordanie ou l’Arabie saoudite deviennent démocratiques, sachant que leurs peuples ont toujours été contre la politique de soumission de leurs dirigeants à Washington et à Tel Aviv ?

Noam Chomsky : Nous devrions nous rappeler que tout le monde dit combien nous aimons la démocratie, y compris Staline, George Bush, et toute personne à laquelle vous pouvez penser. Oui, nous aimons tous la démocratie, mais personne ne prête aucune attention dans son for intérieur à cette rhétorique et regarde ce qu’ils font tous. C’est la même chose avec Obama. J’ai été franchement ébahi par l’impression qu’il a fait dans le monde arabe avec son discours du Caire. Tout ce qu’il faut faire pour comprendre ce discours, c’est relire la conférence de presse donnée sur le chemin du Caire.

Car Obama a donné, bien entendu, une conférence de presse. On lui a posé la question : Allez-vous dire quelque chose sur le gouvernement autoritaire de Moubarak ? – autoritaire étant un pléonasme – et Obama a répondu : Je n’aime pas coller des étiquettes aux gens, c’est un homme bon, il fait des choses biens, il sauvegarde la stabilité, c’est un allié, donc pas de critique. Comment peut-on écouter ces mots et prendre au sérieux une de ses rhétoriques, franchement cela me dépasse !

Il y a eu une courte période d’enthousiasme pour Obama, elle a peut-être duré un peu plus longtemps dans les milieux éduqués, mais parmi la population générale elle a décliné très rapidement. Tout ce que vous avez à faire c’est de prendre connaissance des enquêtes faites dans l’opinion publique « arabe » qui sont réalisées régulièrement par les agences de statistiques occidentales. Elles sont réalisées, mais pas publiées dans la presse à l’Ouest car on n’aime pas leurs résultats. Par exemple, une indication du complet mépris pour la démocratie dans les cercles intellectuels, y compris dans les cercles politiques, a été donnée par les révélations de Wikileaks.

Les plus intéressantes, à mon avis, sont celles concernant l’Iran. Pas tellement par les révélations elles-mêmes mais par les réactions qu’elles ont suscitées de la part des commentateurs. Le gouvernement, les journalistes, les intellectuels et les autres ont tous été vraiment excités et enthousiastes à propos du fait que les dirigeants Arabes soutenaient, prétendument, la politique américaine à propos de l’Iran. Ceci est vraiment intéressant, car si vous êtes un minimum informés, vous savez que les principales enquêtes faites auprès de l’opinion publique arabe ont été réalisées par le Brookings Institute, un des plus important think-tank à Washington. Ces enquêtes, montrent que parmi le public dans le monde arabe, quelques-uns soutiennent effectivement la position Européenne et Étasunienne, que l’Iran est une importante menace : principalement 10 %; alors que, par ailleurs, – comme on peut le deviner – 80 % pensent que les US et Israël, (88% dans le cas d’Israël), sont les menaces majeures.

L’antagonisme vis à vis de la politique américaine est si extrême qu’une majorité de la population dans le monde arabe pense que la région serait plus sûre si l’Iran possédait des armes nucléaires, et c’est ça la menace iranienne. Mais lorsque vous méprisez totalement la démocratie, cela n’a pas d’importance. Si les dictateurs nous soutiennent, alors qu’importe ce que pense la population. Et cette réaction a été quasi uniforme. Il a fallu que je recherche très précisément pour trouver une exception à cette réaction : aux États-Unis, en fait, où j’ai fait une recherche dans les archives, les enquêtes sur l’opinion publique n’ont pas même été rapportées, et à peine en Angleterre. Voilà quelle est l’attitude envers la démocratie : si tout est sous contrôle alors qu’importe !

Cela remonte très loin dans le temps. Par exemple, nous savons, selon des documents déclassés aujourd’hui, qu’en 1958 le Président Eisenhower a soulevé la question pendant une discussion interne, pour savoir pourquoi il y avait, ce qu’il a appelé : une campagne de haine contre nous dans le monde arabe ? Et cela non pas de la part des gouvernements qui nous soutenaient, mais de la part des peuples. La plus haute agence du Conseil National de Sécurité, à peu près au même moment, avait publié une étude secrète, déclassifiée, qui expliquait que la perception que le monde arabe avait des US, était que ces derniers soutenaient des dictateurs durs et brutaux, bloquaient la démocratie et le développement, et que nous (les US) le faisions car nous voulions maintenir le contrôle sur leurs ressources pétrolifères. Cela continuait en expliquant que cette perception était plus ou moins précise.

C’est ce qu’il convient de faire et c’est le principal : si la population peut être contrôlée et si le dictateur nous soutient alors c’est suffisant. C’était en 1958, c’est, depuis, la même politique dans le reste du monde, et, en fait, il existe même une variante locale qui est également applicable. C’est ce que nous voyons aujourd’hui et c’est ce qui devrait prioritairement surprendre les gens, s’ils sont un peu au fait de la nature de l’histoire et des archives documentaires. Mais c’est encore plus évident lorsqu’on regarde les actions. Par exemple : il y a eu une seule élection vraiment libre dans le monde arabe, c’était en Palestine, en Janvier 2006. Cette élection a été menée avec attention. Tout le monde s’accorde sur sa liberté et sa justice. Immédiatement après l’élection, en quelques jours, Israël et les US ont initié un programme de punition, sévère, contre le peuple palestinien parce qu’il a mal voté pendant une élection libre. Que peut-on vouloir savoir de plus, particulièrement quand on sait que cette politique est suivie de par le monde et pas seulement au Moyen-Orient.

C’est, d’ailleurs, un fait reconnu par les universitaires conservateurs, ils prétendent qu’ils n’aiment pas ça et qu’il ne le comprennent pas, mais ils le reconnaissent. Le meilleur travail de recherche universitaire conclut en effet, que les US soutiennent la démocratie si, et seulement si, elle se conforme aux leur objectifs économiques et stratégiques. Cela a été écrit dans la principale étude présentée par O’Neil Reagan du Département d’Etat sous Reagan, et intitulée “Scope of Democracy Promotion ” Portée de la promotion de la démocratie ».

Algerie-Focus.Com : A propos des révélations de Wikileaks, pensez-vous que ces révélations soient une tentative de manipulation de l’opinion publique américaine pour préparer une éventuelle attaque contre l’Iran ?

Noam Chomsky : Non je ne pense pas, en fait Washington n’aime pas du tout ça. En revanche, cela donne une description raisonnablement précise et exacte de ce que racontent les dictateurs arabes à Washington. Seulement cela peut ou ne pas être leurs opinions, car il ne faut pas oublier que toutes les correspondances diplomatiques sont filtrées. Les diplomates sur le terrain entendent ce qu’ils veulent entendre et transmettent à Washington ce qu’ils savent que Washington veut entendre. Donc cela peut ou ne peut pas être une exacte description de l’étendue des opinions parmi les dictateurs arabes, mais cela pourrait bien l’être. Néanmoins, ce que nous devons garder à l’esprit c’est que même prises littéralement ce sont les opinions des dictateurs, les populations sont elles totalement en opposition, mais cela n’a pas d’importance pour l’Occident, tant que ces dernières sont sous contrôle.

Quant à l’idée que Wikileaks est manipulé, bien qu’elle soit répandue dans certaines parties du monde, je ne pense pas que cette idée soit fondée.

Algerie-Focus.Com : Que pensez-vous du gouvernement algérien et de la situation de l’Algérie actuellement ?

Noam Chomsky : J’hésite à en parler car je ne connais pas vraiment le sujet, mais de ce que je peux en percevoir, le gouvernement garde une chape de plomb sur les protestations, du moins jusqu’à présent. Néanmoins cela pourrait exploser d’un moment à l’autre comme partout ailleurs dans la région. De plus – je n’ai pas besoin de vous le dire – il y existe une longue histoire de répression et d’actes de violence.

Algerie-Focus.Com : Les États-Unis semblent s’intéressent au Maghreb particulièrement à l’Algérie. Washington cherche à implanter des bases militaires US en Algérie dans le cadre de l’Africom, sous prétexte de lutter contre El Qaida au Maghreb Islamique dans le Sahel. Quelles seraient les raisons cachées derrière ce déploiement militaire américain dans la région ?

Noam Chomsky : Ce n’est pas seulement la région du Maghreb, les US tentent d’étendre leur structure de bases militaires à travers l’Afrique entière. Il y a un nouveau commandement Africain qui n’existait pas auparavant, en fait il y en a deux : un pour l’Ouest, et un pour l’Est. L’Algérie et l’Afrique du Nord dans son ensemble ont toujours été d’une grande importance pour les US et depuis longtemps. Par exemple : Si nous revenons une fois de plus aux années 50, l’administration Eisenhower avait identifié trois préoccupations majeures dans les affaires du monde, l’une d’entre elles était le Maghreb, la seconde l’Indonésie, la troisième l’Asie occidentale soit le Moyen Orient, l’Arabie Saoudite et la péninsule arabique, etc.

Impossible de ne pas noter que ces trois problèmes majeurs sont tous parmi les plus importantes régions de productions de pétrole et ils sont tous Islamiques, bien que je ne pense pas que cela ait été une raison mais juste un état de fait. Ainsi à la fin des années 50 la première préoccupation des US était la France et ses difficultés à restaurer et conserver sa main mise coloniale sur l’Afrique du Nord. Donc à cette période, les US pressaient la France pour qu’elle permette enfin une réelle indépendance, ce but n’était qu’une étape car ils voulaient maintenir leur contrôle comme auparavant. C’est donc le scénario standard qui a été appliqué comme toujours dans ces cas là (voir la première partie de l’interview). Mais cette région reste encore aujourd’hui une préoccupation sérieuse. Le Maroc a toujours été un proche allié militaire comme dans d’autres domaines. Les US veulent être sûrs que ces relations perdurent, même chose pour la France, qui plus particulièrement et significativement impliquée en Afrique du Nord.

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