[2009] Le tribunal international au Cambodge est une farce

Noam Chomsky interviewé par George McLeod

Retour The Phnom Penh Post (Cambodge) Drapeau Cambodge, 27 mars 2009 Imprimer

Considéré par le New York Times comme « l’intellectuel le plus important encore en vie », Noam Chomsky est depuis longtemps un observateur très critique de la politique étrangère américaine. Opposant de la guerre du Vietnam, ce professeur d’université a réalisé de nombreux écrits sur les Khmers Rouges mais aussi sur l’occupation vietnamienne. Il revient avec George Mcleod du PPPost sur le Procès Khmer Rouge, les bombardements américains, et le rapprochement Khmero-israélien.

Question : Le Tribunal Khmer Rouge maintient plusieurs dirigeants Khmer Rouge en détention. Un procès sous l’autorité des Nations Unies était-elle la meilleure solution, ou était-il au contraire préférable de laisser faire les Cambodgiens ?

Réponse de Noam Chomsky : Cela devrait être laissé aux cambodgiens. Je ne m’imagine pas un procès international organisé par les Nations Unies. Mais dans ce cas là on ne devrait pas se limiter aux cambodgiens. Après tout si c’est un procès international pourquoi ne pas prendre en compte Henry Kissinger, et les autres responsables des bombardements américains, ou ceux qui ont soutenu les KR bien après leur défaite. C’est une farce, d’autant plus que nous en savons désormais plus sur le bombardement du Cambodge, les enregistrements Kissinger-Nixon ont été rendu publics ainsi que bien d’autres documents qui ont déclassés sous le mandat Clinton.

On se rend désormais tout à fait compte de l’ampleur et de l’intensité des bombardements, et de leur aspect génocidaire. Pour un procès international omettre ces éléments est scandaleux !

Q: Jusqu’où dans la chaîne de commandement Khmer Rouge la Justice doit-elle aller ?

R: Cette décision doit être prise par les cambodgiens. La question devrait être: le procès devrait-il se limiter aux seuls criminels KR, quid des criminels du régime Lon Nol ou des régimes qui ont suivi, ces décisions doivent être prises par les cambodgiens.

On peut trouver des arguments en faveur d’un tribunal international mais comme je l’ai déjà dit, il est absolument grotesque de le limiter aux seuls dirigeants cambodgiens. Les enregistrements démontrent que les États Unies voulaient « utiliser tout ce qui vole contre tout ce qui bouge » (pendant le bombardement du Cambodge), les bombardements ont été cinq fois plus importants que ce qui avait été rapporté auparavant, plus importants que ceux de la deuxième guerre mondiale, tout cela a contribué à la création des Khmer Rouges. Cela peut être compréhensible du coté cambodgien, car ils sont en recherche de justice intérieure, et de réconciliation, mais d’un point de vue plus large, c’est tout simplement une farce.

Q: Donc vous pensez que les dirigeants américains devraient être jugés pour leurs liens avec le régime du Kampuchéa Démocratique (KD) ?

R: Pas seulement dans le contexte du régime du  Kampuchéa Démocratique, c’est la suite. Soutenir les KR après le régime du KD et après qu’ils se soient fait renversés, ou soutenir la Chine qui envahit le Vietnam pour le punir d’avoir renversé les KR, c’est déjà criminel. Mais le pire des crimes reste celui du duo Kissinger-Nixon, il est difficile de ne pas adhérer avec les thèses semblables à celles de Ben Kirnan a rendu public des pièces importantes durant le mandat Clinton. Ils en concluent que ces bombardements, dont l’ambition était clairement génocidaire : « tout ce qui vole contre tout ce qui bouge »,  a transformé les KR, de groupuscule les KR sont devenus une armée populaire composée de paysans enragés et vengeurs ainsi qu’ils les qualifient. Comment peut-on omettre ces éléments lorsque l’on parle des atrocités Khmer Rouge.

Q: Êtes-vous en train de dire que le Tribunal Khmer Rouge est en fait un procès spectacle ?

R: Tous les procès internationaux ont quelque chose de très particulier, le plus sérieux de tous a été celui de Nuremberg, suite à la deuxième guerre mondiale, il a été conçu sérieusement, organisé avec minutie, et les procédures légales ont été suivies avec beaucoup de précaution.

Mais si vous regardez plus attentivement c’est une farce. Ce tribunal a été créé dans le seul but de juger les criminels de guerre nazis. Ils ont été parmi les pires monstres de notre histoire, et il n’y aucun doute quant à leur culpabilité. Ils correspondaient à la définition du crime de guerre, et tout cela était après coup, ils ont été jugé pour des crimes qui ont été définis une fois qu’ils les ont commis.

Le tribunal de Nuremberg avait une définition très claire des crimes de guerre : des crimes que vous commettez alors que les alliés ne les ont pas commis. Et ainsi, par exemple, le bombardement des centres urbains n’était pas considéré comme un crime, et la raison était des plus explicites. Les Alliés y ont plus recouru que les allemands. Le bombardement du Japon a franchement détruit ce pays, et n’a pourtant pas été considéré comme criminel parce que les Alliés en sont les responsables. En réalité si les criminels de guerre allemands auraient pu de dégager de toute responsabilité en démontrant que leurs homologues occidentaux avaient agi de la même manière.

Un vice-amiral allemand a par exemple été innocenté des charges de crimes de guerre qui pesaient contre lui parce qu’il a réussi à recueillir le témoignage d’un amiral de la flotte américano-britannique admettant que « oui, nous avons aussi fait de même ». Cela a été reconnu, et le procureur en chef Jackson a dans un discours très éloquent au tribunal déclaré que nous tendions un calice empoisonné aux accusés, et que si nous devions y boire aussi, alors nous devrions subir les mêmes punitions, faute de quoi le tribunal n’aurait pas de sens.

Et bien, nous avons déjà bu le calice plusieurs fois depuis. Le principal crime était la guerre d’agression, le premier crime international, et bien combien de fois les États Unis ou le Royaume Uni ont ils été condamné pour une guerre d’agression, ont-ils déjà été jugés ?

C’est une farce, le Vae Victis, et lorsque l’on revient sur les autres procès internationaux, ils se ressemblent tous. Aucun procès international n’a été équitable à cet égard, en fait à mes yeux seules les commissions de Vérité et Réconciliation comme en Afrique du Sud, au Salvador, ou au Guatemala l’ont été, elles auront permis de dévoiler la vérité et d’identifier les coupables.  Et dans la plupart des cas, cela a été fait en toute honnêteté, et par les victimes elles mêmes, elles étaient les témoins.

Q: Pourquoi les KR passent-ils en jugement, et pas d’autres dirigeants internationaux ? Les Israéliens notamment ont été accusés de crimes contre l’humanité.

R: Un général israélien ne sera jamais condamné pour la simple raison qu’ils sont soutenus par les États-Unis. Cela reflète le jeu du pouvoir. Très souvent, les personnes qui sont jugés méritent d’être jugées, mais la structure même des tribunaux épargne les puissants. La situation est extrême. Les États-Unis sont le pays le plus puissant de la planète, et ils sont aussi ceux qui refusent le plus catégoriquement tout contrôle judiciaire. C’est le seul pays à avoir rejeté une décision d’une cour internationale… Et c’est pour cela qu’un général israélien ne peut pas être jugé. Si un israélien était amené à La Haye, les États-Unis pourraient invoquer ce que les européens appellent « Loi sur l’invasion des Pays-Bas ». Les États-Unis ont un arsenal juridique qui autorise le président américain à utiliser la force pour délivrer un citoyen américain emprisonné à La Haye.

Q: Ce procès ne relève donc pas de la justice ?

R: Il y a un fond de justice. Prenons le cas de Nuremberg encore une fois. Il n’y a aucun doute que les accusés étaient coupables, mais est-ce pourtant la Justice ? Dans le cas du ministre [des affaires étrangères nazi Joachim Von] Ribbentrop, il a été condamné et exécuté pour avoir ordonné une attaque préemptive contre la Norvège. La Norvège représentait alors une menace pour l’Allemagne nazie. Mais qu’a fait Colin Powell ? L’Irak ne représentait pas une menace.

Q: On vous a accusé d’avoir écrit plusieurs articles favorables aux KR. Ces critiques sont-elles justifiées ?

R: C’est ridicule. En fait, les critiques ont été très nombreuses sur ce qu’Edward Herman et moi avons écrit, et pourtant d’après moi ces écrits sont parmi les plus corrects de ce qui a été écrit sur le sujet. Personne n’a été capable de trouver une faute d’orthographe, ce n’est pas une surprise. Avant d’être publié, notre texte a été revu par les plus grands spécialistes du sujet, qui ont eu quelques suggestions, mais rien de bien important.

Nous devons dire la vérité, ne pas mentir à propos de nos crimes en cherchant à les nier, et ne pas mentir à propos des crimes des autres en les exagérant.
 — Noam Chomsky, The Phnom Penh Post

Notre principale conclusion était : nous devons dire la vérité, ne pas mentir à propos de nos crimes en cherchant à les nier, et ne pas mentir à propos des crimes des autres en les exagérant.

Et dans les faits, c’est ce que nous avons fait… la thèse principale porte sur un comparatif entre le Cambodge et le Timor Oriental. Et c’est une comparaison logique : des atrocités de masse commises dans la même partie du monde, à la même époque. Le Timor Oriental a continué ainsi 25 ans durant, et dans les deux pays, à l’échelle des populations respectives, les proportions ont été très proches. Et ce que nous avons découvert, c’est que le mensonge a été généralisé dans les deux cas, mais dans un sens contraire. Dans le cas du Timor, les crimes ont été ignorés et niés. Dans le cas du Cambodge, les accusations ont été lancées sans aucune preuve. Quelle était la différence ? En Indonésie, nous étions responsables, et nous aurions pu faire quelque chose. Au Cambodge, l’ennemi était le seul responsable.

Q: Une importante délégation israélienne est venue au Cambodge récemment. Le Cambodge doit il développer ses échanges avec Israël, ou soutenez vous un boycott ?

R: Les questions morales sont toujours les mêmes, même dans le cas des procès internationaux. Les israéliens commettent des actes terribles. Pourquoi ? Parce que les États-Unis les soutiennent. C’est comme l’Indonésie et le Timor Leste. Dés que Clinton a dit aux Indonésiens qu’ils devaient arrêter, il n’y a pas eu besoin de bombardement ou boycott, tout s’est arrêté. Ils se sont retirés immédiatement. Si les États-Unis arrêtaient toute aide  miliaire, économique, tout soutien idéologique, Israël ne pourrait pas continuer à faire ce qu’elle fait. Et pourquoi ne parle t on pas de boycotter les États-Unis ? Parce que les États-Unis sont trop puissants.

© Noam Chomsky


Traduit par LePetitJournal.com.


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