[2009] L’Iran est trop indépendant et désobéissant

Noam Chomsky interviewé par Kourosh Ziabari

Retour Tehran Times (Iran) Drapeau Iran, 15 avril 2009 Imprimer

On ne présente plus Noam Chomsky. Il est sans conteste l’analyste et le conférencier en sociologie politique le plus important de la période contemporaine.

Comme l’écrit le Guardian, « il fait partie des dix sources les plus citées dans le domaine des lettres aux côtés de Marx, de Shakespeare et de la Bible, et il est le seul parmi ces auteurs à être encore vivant ».

Aux Nations Unies, le président vénézuélien Hugo Chavez a évoqué « Dominer le monde ou sauver la planète ? : l’Amérique en quête d’hégémonie mondiale (2003) » de Chomsky en ces termes : « J’aimerais inviter très respectueusement ceux d’entre vous qui n’ont pas lu ce livre à le faire ».

En 2006, en réponse à une question posée par un correspondant du New Statesman, Andrew Stephen, sur ce qu’il aurait fait s’il avait été président des États-Unis, Chomsky a proposé ceci : « Je mettrais sur pied un Tribunal contre les crimes de guerre à propos de mes propres crimes, parce que si je m’engage dans cette position [il me faudrait] m’occuper de la structure et de la culture institutionnelles, de la culture intellectuelle. La culture doit être guérie ».

Au cours de cet entretien avec le professeur Chomsky, nous avons parlé de l’Iran, de la question nucléaire, des relations entre Washington et Téhéran et de l’impact mondial des lobbys sionistes. Un extrait de cette conversation a d’abord été publié dans le Tehran Times, le principal journal iranien en anglais.

Question : Professeur Chomsky, vous avez réitéré à plusieurs reprises que la majorité des pays dans le monde soutenaient le dossier nucléaire iranien, y compris des membres du Mouvement des Non Alignés. Pourtant, les néo-conservateurs américains claironnent toujours leurs slogans bellicistes. Pourquoi ?

Réponse de Noam Chomsky : Il n’y a pas que le mouvement non aligné. La majorité des Américains croient aussi que l’Iran a le droit de développer l’énergie nucléaire. Mais presque personne n’en est conscient aux États-Unis, y compris ceux qui sont sondés, et qui pensent sans doute être les seuls à avoir cette opinion. On ne publie jamais rien là-dessus. Ce qui apparaît, constamment, dans les médias, c’est que « la communauté internationale » demande à l’Iran d’arrêter d’enrichir de l’uranium. On ne souligne quasiment jamais que l’expression « communauté internationale » est classiquement utilisée pour désigner Washington et tous ceux qui en viennent à s’aligner avec elle, pas seulement sur cette question, mais d’une manière assez générale.

Q: La plupart des analyses en affaires internationales ne parviennent toujours pas à digérer le deux poids deux mesures du gouvernement américain sur le nucléaire. Tout en soutenant l’arsenal nucléaire d’Israël, les États-Unis font continuellement pression sur l’Iran pour mettre un terme à ses programmes nucléaires civils. Quelles en sont les raisons ? Est-ce que l’AIEA a autorité pour enquêter sur les cas d’armement atomique d’Israël ?

R: À la base, il y a ce point expliqué de manière candide par Henry Kissinger lorsque le Washington Post lui demanda pourquoi il prétendait désormais que l’Iran n’avait pas besoin d’énergie nucléaire et devait donc être en train d’élaborer une bombe, alors que dans les années soixante-dix il insistait vigoureusement pour dire que l’Iran avait besoin d’énergie nucléaire et que les États-Unis devaient donner au Shah les moyens de la développer. Sa réponse était du pur Kissinger : « C’était un pays allié », donc ils avaient besoin d’énergie nucléaire. Maintenant que ce n’est plus un allié, ils n’ont donc plus besoin d’énergie nucléaire. Quant à Israël, c’est un allié, et plus précisément un État client. Donc ils héritent du maître le droit de faire comme bon leur semble.

L’AIEA a l’autorité qu’il faut, mais les États-Unis ne permettraient jamais qu’elle l’exerce. La nouvelle administration américaine n’a pas montré de signes qu’il en serait en quoi que ce soit autrement.

Q: Il y a quatre États souverains qui n’ont pas encore ratifié le TNP [traité de non-prolifération nucléaire] et qui aspirent librement à détenir des armes nucléaires. Est-ce que l’Iran échapperait aux pressions fréquentes s’il revenait sur cette ratification et se retirait du traité ?

R : Non, cela ne ferait qu’accentuer les pressions. À part la Corée du Nord, tous ces pays ont droit à un soutien considérable de la part des États-Unis. L’administration Reagan faisait semblant de ne pas savoir que son allié, le Pakistan, développait des armes nucléaires, afin que la dictature puisse recevoir une aide massive de la part des USA. Ceux-ci ont donné leur accord pour aider l’Inde à développer ses installations nucléaires, et Israël est un cas spécial.

Q: Quels sont les facteurs qui peuvent empêcher que se tiennent des discussions directes entre l’Iran et les USA ? Est-ce que l’influence du lobby israélien sur le régime capitaliste des USA est un facteur essentiel ?

R : Le lobby israélien a une certaine influence, mais elle est limitée. Cela a été à nouveau démontré dans le cas de l’Iran l’été dernier, durant la campagne présidentielle, un moment où l’influence des lobbys en est à son paroxysme. Le lobby israélien voulait que le Congrès vote une législation aboutissant pratiquement à un blocus de l’Iran, un acte de guerre. La mesure reçut énormément de soutiens avant de disparaître soudainement, probablement parce que la Maison Blanche avait clairement fait comprendre, simplement, qu’elle était contre.

Quant aux vrais facteurs, nous n’avons pas encore les archives internes qu’il faut, alors il nous faut spéculer. On sait bien qu’une proportion largement majoritaire d’Américains veut avoir des relations normales avec l’Iran, mais l’opinion publique influence rarement la politique. Les principales grandes entreprises américaines, dont les puissantes entreprises énergétiques, aimeraient être en mesure d’exploiter les ressources pétrolières de l’Iran. Mais l’État insiste pour qu’il en soit autrement. Je suppose que la principale raison en est que l’Iran est simplement trop indépendant et désobéissant. Les grandes puissances ne le tolèrent pas dans ce qu’elles jugent être leurs domaines réservés, et les régions qui produisent beaucoup d’énergie pour le monde ont longtemps été considérées comme étant le domaine de l’alliance anglo-américaine, avec une Grande-Bretagne désormais réduite au niveau de partenaire subalterne.

Q : Est-ce qu’on verra, durant le mandat d’Obama, une transformation tactique ou systématique de l’approche des médias américains institués envers l’Iran ? Devra-t-on s’attendre à une interruption de l’immense propagande noire anti-iranienne ?

R : En général, les médias adhèrent de près à la structure générale de la politique de l’État, bien que ces politiques soient parfois critiquées au niveau tactique. Par conséquent, cela dépend beaucoup de la position que l’administration Obama va prendre.

Q: Et enfin, pensez-vous que le président américain devrait suivre la proposition iranienne et demander pardon pour ses crimes passés contre l’Iran ?

R: Je pense que les puissants devraient toujours avouer leurs crimes et demander pardon aux victimes, et en fait aller beaucoup plus loin en attribuant des réparations. Malheureusement, le monde est avant tout gouverné par la maxime de Thucydide : « le fort fait ce qu’il peut faire et le faible subit ce qu’il doit subir ». Lentement, au fil du temps, et d’un point de vue général, le monde devient plus civilisé. Mais il reste encore beaucoup de chemin à faire.

© Noam Chomsky


Traduit par Sacha Sher pour Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique.


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