[2006] L’Amérique latine et l’Asie se libèrent enfin de l’emprise de Washington

Par Noam Chomsky

Retour The Guardian, 15 mars 2006 Imprimer

La perspective d’une éventuelle élévation du niveau d’indépendance de l’Europe et de l’Asie angoisse les stratèges états-uniens depuis la Deuxième guerre mondiale. L’inquiétude augmentait à mesure que progressait « l’ordre tripolaire » – l’Europe, l’Amérique du nord et l’Asie. L’Amérique latine aussi gagne en indépendance de jour en jour. Actuellement l’Asie et les Amériques renforcent leurs relations tandis que le superpouvoir, la terreur, se morfond de ses mésaventures au Moyen Orient.

L’intégration régionale en Asie et en Amérique latine est un phénomène décisif et c’est un thème de plus en plus important parce que cela signifie, du point de vue de Washington, un monde qui échappe à tout contrôle. Les richesses énergétiques, bien entendu, demeurent partout un facteur déterminant -l’objet de toutes les attentions.

La Chine, à la différence de l’Europe, ne se laisse pas intimider par Washington, une première bonne raison de redouter la Chine pour les stratèges états-uniens. Cela représente un dilemme : une éventuelle stratégie de la confrontation est délicate parce que les multinationales états-unienne s comptent sur une Chine plate-forme d’exportation et marché en expansion. A cela s’ajoute les réserves financières de la Chine -estimées équivalentes à celles du Japon.

En janvier 2006 le roi Abdallah d’Arabie Saoudite a visité Pékin, et on attend la publication d’un memorandum conjoint appelant « à un accroissement de la coopération entre les deux pays, dans le pétrole, dans le gaz naturel et dans les investissements », selon le Wall Street Journal. Déjà la plus grosse part du pétrole iranien est vendu à la Chine, et la Chine fournit à l’Iran des armes, lesquelles sont probablemen t perçues par les deux pays comme jouant un rôle dissuasif face aux desseins des Etats-Unis. L’Inde est également très présente. L’Inde choisira peut-être de devenir un client des Etats-Unis, ou bien elle peut choisir de rejoindre le bloc asiatique plus indépendant qui est train de se former, avec encore davantage de liens avec les producteurs de pétrole du Moyen Orient. Siddharth Varadarjan, du périodique indien The Hindu, observe que « si le XXIème siècle doit être le siècle asiatique, la passivité de l’Asie dans le secteur des énergies doit cesser ».

La clef c’est l’éventuelle coopération Inde-Chine. En janvier 2006 un accord signé à Pékin « a ouvert la voie à une future collaboration de l’Inde et de la Chine non seulement dans les technologies mais également dans l’exploration et la production des hydrocarbures, un partenariat qui pourrait changer la donne de façon fondamentale dans le secteur pétrolier et dans le gaz naturel », souligne Varadarjan. Par ailleurs en Asie le marché pétrolier s’effectue en euros. L’impact sur le système financier international et sur l’équilibre des pouvoirs pourrait être significatif. On ne s’étonnera pas que le président Bush se soit récemment fendu d’une visite pour tenter de garder l’Inde dans son giron, offrant entre autres choses, comme appât, une coopération nucléaire.

Dans le même temps des gouvernements de centre-gauche s’imposent en Amérique latine, du Venezuela à l’Argentine. La population indigène est devenue beaucoup plus active et beaucoup plus influente, notamment en Bolivie et en Equateur, où ils veulent que le gaz et le pétrole soient contrôlés localement et dans certains cas ils s’opposent à la production. Beaucoup de peuples indigènes apparemment ne comprennent pas pourquoi leurs vies, leurs sociétés et leurs cultures devraient être bouleversée, voire détruites, afin que les new-yorkais pussent demeurer au volant de leurs confortables véhicules dans les embouteillages.

Le Venezuela, le plus gros exportateur de pétrole du continent, est probablement parmi les pays d’Amérique latine celui qui s’est le plus rapproché de la Chine. Le Venezuela envisage de vendre de plus en plus de pétrole à la Chine pour réduire sa dépendance vis-à-vis d’un gouvernement états-unien hostile. Le Venezuela a rejoint le MERCOSUR, l’union douanière de l’Amérique du sud – un événement à marquer d’une « pierre blanche », selon le mot du président argentin Nestor Kirchner, dans le développement de ce bloc commercial, et un événement accueilli favorablement par le président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva, qui parle d’« un nouveau chapitre de notre intégration ».

Le Venezuela fournit l’Argentine en pétrole. De plus le Venezuela a racheté presque un tiers de la dette argentine de 2005, opération s’inscrivant dans la stratégie de la région pour se libérer du contrôle du FMI après deux désastreuses décennies de respect des règles imposées par les institutions financières internationales dominées par les Etats-Unis. L’intégration du Cône Sud a encore fait un pas en avant en décembre 2205 avec l’élection d’Evo Morales en Bolivie, le premier président indigène du pays. Morales a vite cherché à signer des accords énergétiques avec le Venezuela. Le Financial Times estime que cela « devrait soutenir des réformes radicales à venir dans l’économie bolivienne et dans le secteur de l’énergie », la Bolivie disposant d’énormes réserves de gaz, en deuxième position juste derrière le Venezuela en Amérique du sud.

Les relations Cuba-Venezuela se resserrent, chacun s’appuyant s ur ses avantages comparatifs respectifs. Le Venezuela fournit de l’essence à bas prix, tandis que Cuba organise des programmes dans l’alphabétisation et dans la santé, envoyant des milliers de professionnels hautement formés, des enseignants et des docteurs, lesquels travaillent dans les zones les plus pauvres et dans les secteurs les plus négligés, comme ils le font ailleurs dans le monde.

Ailleurs également, l’assistance médicale cubaine est reçue avec satisfaction. L’une des plus grandes tragédies de ces dernières années ce fut le tremblement de terre au Pakistan en octobre dernier. En plus de la grande quantité de morts, un nombre incalculables de survivants devaient faire face à un terrible hiver sans guère d’abris, guère de nourriture et guère d’assistance médicale. « Cuba a fourni le plus gros contingent de médecins et de professionnels de la santé au Pakistan », assurant tous les coûts (peut-être avec un financement vénézuélien), écrit John Cherian dans le magazine indien Frontline, citant l’important périodique pakistanais Dawn.

Le président pakistanais Pervez Musharraf a exprimé sa « profonde gratitude » à Fidel Castro pour « l’esprit et la compassion » des équipes médicales cubaines – plus de 1000 personnes qualifiées professionnellement, dont 44% de femmes, qui restaient travailler dans les villages de montagne les plus reculés, « vivant dans des tentes durant un hiver glacial et dans une culture étrangère », après le retrait des équipes d’aides occidentales.

Les mouvements populaires croissants, d’abord dans le sud mais aussi de plus en plus dans les riches sociétés industrielles, sont à la base de beaucoup de ces développements vers davantage d’indépendance et davantage de considération pour les besoins de la grande majorité de la population.

© Noam Chomsky


Traduit par Numancia Martínez Poggi pour Le Grand Soir


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