[2010] Futurs proches

Par Noam Chomsky

Retour Futurs Proches, Aout 2010 Imprimer

Dans son livre Futurs proches – Liberté, indépendance et impérialisme au XXIe siècle, paru chez Lux le 13 janvier 2011 et traduit de l’anglais par Nicolas Calvé, Noam Chomsky nous propose, au chapitre 7, une réflexion sur « Les défis du XXIe siècle ».

Le principal défi que l’humanité est aujourd’hui appelée à relever est littéralement celui de sa propre survie. Le général Lee Butler, ex-commandant du Strategic Command (Stratcom) des États-Unis, a abordé le problème sans détour voilà plus de dix ans. Pendant toute sa longue carrière militaire, écrivait-il, il a compté « parmi les plus ardents défenseurs des armes nucléaires » ; il disait désormais avoir « le devoir de déclarer, avec toute la certitude dont je suis capable, que je considère qu’elles nous ont extrêmement mal servis », puis expliquait les raisons de ce revirement. Il posait ensuite une question lancinante : « De quel droit les générations successives de dirigeants des puissances nucléaires se sont-ils arrogé le pouvoir de décider des chances de maintien de la vie sur notre planète ? Question plus urgente : comment une telle impudence peut-elle persister en cette époque où nous devrions trembler d’effroi devant notre sottise et s’unir en vue de mettre un terme à ses manifestations les plus funestes ? » À notre grande honte, sa question est non seulement restée sans réponse, mais est aussi devenue plus urgente.

Peut-être le général Butler réagissait-il à l’un des documents de planification les plus stupéfiants qu’on puisse consulter, le rapport du Stratcom intitulé Essentials of Post-Cold War Deterrence (« Éléments essentiels à la dissuasion dans l’après-guerre froide »), paru en 1995. On y recommande de maintenir en place les ressources militaires orientées contre l’ex-URSS, mais en élargissant leur mission. Il faut désormais les diriger vers les « États voyous » du tiers-monde, conformément à la thèse du Pentagone selon laquelle « l’environnement international est passé d’un “milieu riche en armes” [l’URSS] à un “milieu riche en cibles” [le tiers-monde] ». En outre, le Stratcom considère que les États-Unis doivent avoir « toute la gamme des moyens de riposte » à leur disposition. De ces moyens, les armes nucléaires sont les plus importants, car, « au contraire des armes chimiques ou biologiques, celles-ci provoquent une destruction massive et immédiate, et il existe peu de moyens permettant d’en atténuer les effets, s’il en existe ». De plus, même si l’on ne s’en sert pas, « dans toute crise ou tout conflit, les armes nucléaires font planer une menace » nous permettant d’atteindre nos objectifs par l’intimidation. Les armes nucléaires « semblent vouées à devenir la clé de voûte de la dissuasion stratégique américaine pour un avenir prévisible ». Nous devons rejeter la « politique du non-recours en premier à l’arme nucléaire » et bien faire comprendre à nos adversaires que nous pourrions « réagir […] soit par une riposte, soit par une attaque préemptive ». En outre, « il nous est dommageable de donner de nous-mêmes une image trop rationnelle et modérée ». Par la « personnalité nationale que nous projetons », nous devons faire clairement comprendre au monde que « les États-Unis peuvent se montrer irrationnels et vindicatifs si l’on s’en prend à leurs intérêts vitaux », et que « certains de leurs éléments pourraient perdre toute retenue ».

Quarante ans plus tôt, Bertrand Russell et Albert Einstein faisaient une mise en garde en expliquant que l’humanité était confrontée à une alternative « douloureuse, terrible et inévitable : allons-nous mettre un terme à l’existence de la race humaine, ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre » ? Ils n’exagéraient pas. Si un extraterrestre avait été témoin des événements survenus depuis cette époque, il pourrait s’émerveiller du fait que l’humanité a survécu si longtemps sous la menace d’armes nucléaires ; dans le contexte actuel, il ne prendrait pas à la légère le titre de l’article de Robert McNamara, « Apocalypse Soon » (« L’Apocalypse est pour bientôt »), dont la voix rejoint celle de bon nombre d’éminents spécialistes modérés et respectés.

On sait depuis un bon moment déjà que, tout autant que les armes nucléaires, la crise écologique menace la survie de l’espèce à relativement brève échéance. Pour résoudre le problème, selon de nombreux scientifiques, une stratégie valable impliquerait de se tourner sans attendre vers la conservation et les énergies renouvelables tout en affectant des ressources considérables à des innovations technologiques comme le captage de l’énergie solaire. Qui plus est, des changements socioéconomiques importants s’imposent afin de contrer les effets des vastes programmes d’ingénierie sociale mis en oeuvre par l’État et les grandes entreprises après la Seconde Guerre mondiale dans le but de créer une économie fondée sur le gaspillage des combustibles fossiles.

La limitation de l’accès aux moyens de subsistance, c’est-à-dire à l’eau et à la nourriture, n’est pas étrangère à la crise écologique. Il existe des solutions à court terme, comme le dessalement de l’eau. L’Arabie saoudite occupe le premier rang en ce qui a trait à la quantité d’eau traitée, tandis qu’Israël est à l’avant-garde en matière de technologies de dessalement. Voilà qui pourrait constituer une occasion de coopération parmi d’autres si les États-Unis et Israël autorisaient le règlement du conflit israélo-palestinien selon les conditions du consensus international d’une solution à deux États, qu’ils ont bloqué depuis plus de 30 ans sauf en de rares et brèves exceptions ; il s’agit là d’un autre enjeu crucial, dont les répercussions sont considérables. Aujourd’hui, le dessalement est une opération très énergivore : tant qu’elle ne sera pas alimentée par une source d’énergie renouvelable et non polluante, cette technique ne sera pas applicable à grande échelle.

D’autres dangers sont imminents. L’éventualité peut-être pas si lointaine d’une pandémie incontrôlable en est un. Une telle calamité pourrait s’avérer dévastatrice en l’absence d’une planification rigoureuse et d’une allocation de ressources à la neutralisation de la menace.

Il subsiste de nombreuses incertitudes quant aux manières de remédier à ces problèmes. Une chose est sûre, cependant : plus on attendra, pires seront les conséquences sur les générations futures.

Par contraste, la façon de mettre fin à la menace que représentent les armes nucléaires va de soi : leur élimination. Les puissances nucléaires sont d’ailleurs légalement tenues de le faire, comme l’a statué la Cour internationale de justice en 1996. Par ailleurs, on envisage sérieusement de réserver la production de matières fissiles pouvant entrer dans la fabrication d’armement à une agence internationale à laquelle les États pourraient présenter des demandes pour un usage non militaire. Un vote sur un traité vérifiable comportant de telles clauses a eu lieu à la Conférence du désarmement de l’ONU en novembre 2004. Il a été adopté par 147 voix contre une (les États-Unis), plus deux abstentions (Israël et le Royaume-Uni). Un vote négatif de la superpuissance mondiale équivaut à un veto, ou plutôt à un double veto : les propositions ne peuvent être mises en oeuvres et ne font pas l’objet d’un débat public. Un tel dénouement n’est cependant pas immuable. Des mesures concrètes pourraient être prises pour se rapprocher de l’atteinte de ces objectifs cruciaux. Une population mondiale informée et mobilisée pourrait veiller à ce qu’on ne rate pas cette occasion.

La création de zones exemptes d’armes nucléaires est l’une de ces mesures importantes. Il en existe déjà quelques-unes, bien que, comme toujours, leur effet soit subordonné à la volonté des grandes puissances d’en respecter les règles. Selon l’analyste stratégique indien Brahma Chellaney, le Traité pour une zone exempte d’armes nucléaires dans le Pacifique Sud de 1985 n’a été signé et ratifié par le Royaume-Uni et la France que 11 ans plus tard (les États-Unis l’ont signé, mais pas ratifié), « bien après qu’il eut cessé d’avoir sa raison d’être ». On a retardé son adoption jusqu’à ce que « la France eut terminé d’accomplir une dernière série d’essais nucléaires dans la région, avec l’aide, notamment logistique, des Américains et des Britanniques, et malgré les protestations de nombreux pays d’Asie-Pacifique ». En outre, la Micronésie, les îles Marshall et les Palaos, colonies américaines de facto, n’ont pas été incluses dans cette zone et abritent des bases pour les sous-marins nucléaires américains. Par ailleurs, « les cinq puissances nucléaires font toutes obstacle à l’atteinte des objectifs [de la zone exempte d’armes nucléaires] d’Asie du Sud-Est », ajoute Chellaney.

Le mépris sans doute le plus flagrant des objectifs d’une zone exempte d’armes nucléaires met en jeu l’île de Diego García, où se trouve une importante base militaire partagée par les États-Unis et le Royaume-Uni pour leurs opérations au Moyen-Orient et en Asie centrale. On y entrepose aussi des armes nucléaires en vue de leur utilisation ultérieure. Cette île, dont la population a été sauvagement et illégalement expulsée par son maître britannique afin de permettre la construction de l’immense base militaire américaine, est revendiquée par la république de Maurice, signataire du traité ayant établi la zone exempte d’armes nucléaires d’Afrique. De telles zones couvrent en théorie la majeure partie de l’hémisphère sud, mais, si les grandes puissances ne les respectent pas, peut-être « évitent-elles à plusieurs le contact direct avec la dure réalité du nucléaire, mais elles ne protègent personne du péril de la guerre nucléaire », observe Chellaney.

C’est en juillet 2009 que le Traité de Pelindaba, instituant la zone exempte d’armes nucléaires d’Afrique, est entré en vigueur. On y mentionne sans équivoque l’inclusion de Diego García dans la zone, bien qu’une note de bas de page fasse état des réserves du Royaume-Uni quant à sa souveraineté. L’Union africaine considère ce territoire comme « partie intégrante de la république de Maurice », qui fait partie de ses membres. Bill Clinton a signé ce traité, mais ne l’a jamais soumis au Congrès pour ratification. Si les États-Unis le ratifiaient, ils ne pourraient plus engranger leurs armes nucléaires dans leur base de Diego García. Quant à la Russie, elle ne ratifiera pas le traité tant que Washington ne lui aura pas garanti que l’île ne servira plus à ce funeste stockage. Les États-Unis soutiennent que la note de bas de page évoquant la contestation de la souveraineté de Diego García les autorise à y poursuivre leurs opérations offensives et l’entreposage de leurs armes nucléaires, malgré l’unanimité contraire de l’Union africaine.

Le 1er décembre 2009, la force navale des États-Unis a annoncé « le déploiement avancé » d’un ravitailleur de sous-marins « dans son nouveau port d’attache de Diego García ». Cela « conférera une capacité expéditionnaire de maintenance aux sous-marins nucléaires d’attaque (SSN) et aux sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière (SSGN), en particulier à ceux qui opèrent dans la zone se trouvant sous la responsabilité de la Cinquième flotte américaine », c’est-à-dire les eaux bordant le Moyen-Orient et l’Afrique de l’Est. Cette mesure « démontre l’engagement constant de la force navale des États-Unis pour la paix et la sécurité dans la région par le maintien d’une forte présence militaire » – et sans doute par l’utilisation d’une base à des fins de missions de bombardement et d’entreposage d’armes nucléaires. Un tel souci de paix et de sécurité ne manquera pas d’épater les Iraniens et d’autres cibles, réelles ou potentielles.

Malgré l’obstruction des États-Unis et de leur vassal britannique, la création de zones exemptes d’armes nucléaires pourrait être un facteur appréciable de progrès, surtout au Moyen-Orient. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 5, le Conseil de sécurité de l’ONU s’est engagé sur « la voie de l’établissement au Moyen-Orient d’une zone exempte d’armes de destruction massive et de tous missiles vecteurs, ainsi que vers une interdiction générale des armes chimiques » (article 14 de la résolution 687, à laquelle se sont montrés particulièrement attachés les États- Unis et le Royaume-Uni en 2003, pour les raisons que l’on sait). Même l’Iran souscrit au projet de zone, qui bénéficie par ailleurs de l’appui d’une vaste majorité d’Américains et d’Iraniens. Aux États-Unis, cependant, le gouvernement et les deux grands partis politiques le rejettent, et on en trouve difficilement la moindre mention dans les débats publics, en dépit de l’attention soutenue accordée à la prétendue menace d’un programme iranien de développement d’armes nucléaires. Tout aussi remarquable est le fait que la grande majorité des Américains et des Iraniens, à l’instar des pays en développement (le Groupe des 77, qui compte aujourd’hui plus de 130 membres), considèrent que l’Iran dispose du « droit inaliénable de toutes les Parties au Traité [de non-prolifération (TNP)] de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, sans discrimination », droits dont jouiraient également les alliés des États-Unis que sont Israël, le Pakistan et l’Inde s’ils adhéraient au TNP. Quand Washington et les médias prétendent, comme ils le font régulièrement, que l’Iran nargue le « monde » en procédant à l’enrichissement de l’uranium, leur définition du « monde » (ou, selon une autre formule, de la « communauté internationale ») se limite aux États-Unis et à quiconque est leur allié du moment.

Washington, par définition, fait partie du monde. Londres aussi, par intermittence. La relation entre les États-Unis et le Royaume-Uni depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale n’est pas facile à cerner. En 1945, le Foreign Office britannique a reconnu avec regret que le Royaume-Uni ne serait plus désormais qu’un simple « partenaire » dans la gouverne du monde. Il a invariablement essuyé les rebuffades du maître du monde lorsque, à l’occasion, il a tenté d’en faire un peu plus. Les médias britanniques ont ridiculisé Tony Blair pour son rôle de lèche-bottes de George Bush. La meilleure description de cette relation a sans doute été donnée par l’un des principaux conseillers de John F. Kennedy pendant la crise des missiles de Cuba, alors que les stratèges américains traitaient leur allié britannique avec le plus grand mépris, allant jusqu’à omettre de l’informer de plans qui, en cas de représailles soviétiques, auraient pu mener à la destruction du Royaume-Uni. Le conseiller, donc, a donné cette définition de la « relation spéciale » entre les deux pays : le Royaume-Uni est « notre lieutenant (le terme en vogue est “partenaire”) ». Il va sans dire que Londres préfère le terme en vogue.

Cette nuance explique l’enthousiasme européen envers l’élection de Barack Obama. Bush et ses collègues, en particulier lors du premier mandat, ont cavalièrement avisé les Européens de leur statut de lieutenants : vous ne nous serez « d’aucune utilité » si vous n’obéissez pas à nos ordres. Au contraire, Obama les qualifie de partenaires respectés – des mots qui leur sont doux à entendre –, ce qui ne l’empêche pas de les traiter en lieutenants, mais sans le dire.

Une étape cruciale vers la mise en oeuvre de la résolution 687 serait franchie si Washington et une partie de l’élite décidaient de prêter attention à l’opinion publique, geste qu’on pourrait qualifier de « promotion de la démocratie ». L’assentiment des pays de la région est tout aussi nécessaire, ainsi que des inspections rigoureuses. Ces défis ne seront peut-être pas toujours insurmontables. Même si 80 % des Américains croient que le gouvernement est « mené par une poignée de riches groupes d’intérêt ne se préoccupant que d’eux-mêmes » plutôt que de « l’ensemble de la population », il n’est pas dit qu’ils s’accommoderont éternellement de cette situation. Comme par le passé, ils pourraient décider d’agir pour mettre un terme à cette privation de leurs droits ; un tel changement représente d’ailleurs tout un défi pour l’avenir, et ce, à l’échelle mondiale. En matière d’inspections, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) s’est montrée très compétente et pourrait le devenir davantage avec le soutien des grandes puissances. Zeev Maoz, un des plus éminents analystes stratégiques israéliens, a avancé de solides arguments pour démontrer que le programme nucléaire d’Israël nuit à sa propre sécurité, et a pressé son pays de « réexaminer sérieusement sa politique nucléaire et d’envisager d’user de son influence en la matière pour susciter un accord régional en vue de la création d’une zone exempte d’armes de destruction massive au Moyen-Orient ». Comme nous l’avons vu, l’Iran appuie officiellement ce projet depuis quelques années. Selon Ervand Abrahamian, spécialiste de l’histoire de l’Iran, il semble que ce pays soit le seul endroit au monde où « un vrai débat sur les avantages et inconvénients de la construction d’une bombe » ait eu lieu au su du public. Il cite « des militaires assez conservateurs se prononçant contre l’option nucléaire », dont un ministre de la Défense.

Si ces projets devaient s’avérer illusoires, cela pourrait bien signifier qu’on est en train de faire le choix de « mettre un terme à l’existence de la race humaine ».

La tournure actuelle des événements n’est pas très encourageante. Compte tenu de l’écrasante puissance des États-Unis, leur position sur ces sujets est un facteur décisif. Dans ses dernières années, l’administration Bush a été louangée dans les pays occidentaux pour ce qui a été perçu comme un abandon, en faveur de la diplomatie, du militarisme belliqueux du premier mandat. L’enthousiasme n’était toutefois pas unanime. Commentant le séjour effectué par Bush en janvier 2008 dans les États du golfe Persique, l’ex-ambassadeur et spécialiste du Moyen-Orient Chas Freeman a écrit :

Les Arabes sont réputés pour leur courtoisie et leur sens de l’hospitalité, même lorsqu’ils n’aiment pas leurs visiteurs. […] Pourtant, quand le président américain s’est prononcé sur l’Iran lors d’une visite en Arabie saoudite, sa déclaration a suscité, dans les principaux quotidiens de langue anglaise de ce pays, des éditoriaux déplorant le fait que « la politique étrangère des États-Unis n’a rien d’une diplomatie aspirant à la paix, mais tout d’une folie aspirant à la guerre ».

Les démocrates, quant à eux, n’ont pas grand-chose d’autre à proposer. La position des deux grands partis politiques est en général nettement plus belliciste que celle de la majorité de la population américaine, et ce, non seulement à l’égard du Moyen-Orient.

En Europe, la situation n’est guère plus rassurante. Pour les dirigeants de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), il va de soi que cette dernière est une force de paix, un peu comme la force navale des États-Unis à Diego García. Cette bienveillance occidentale est cependant perçue tout autrement ailleurs dans le monde. C’est le cas en Russie, en partie à cause du reniement par Clinton de la promesse, informelle mais claire, faite à Mikhaïl Gorbatchev de ne pas élargir l’OTAN à l’ex-Allemagne de l’Est, sans parler de l’Europe orientale. Les États-Unis ont aussi rejeté la proposition de la Russie (ainsi que de l’Ukraine et du Belarus) d’instituer formellement une zone exempte d’armes nucléaires s’étendant de l’océan Arctique à la mer Noire et englobant l’Europe centrale. La Russie a réagi en abandonnant la politique du non-recours en premier à l’arme nucléaire qu’elle avait adoptée à la suite de la conclusion de l’accord entre George Bush père et Gorbatchev, revenant ainsi à la politique du recours en premier, à laquelle l’OTAN, de son côté, n’a jamais renoncé.

La tension n’a pas tardé à monter quand Bush fils a pris le pouvoir : intimidation, renforcement substantiel de la capacité offensive de l’armée, désengagement de traités de sécurité névralgiques, agression directe… Comme il fallait s’y attendre, la Russie a réagi en augmentant elle aussi sa capacité militaire, suivie plus tard par la Chine. Les programmes de défense antimissiles balistiques représentent une menace particulière, en partie parce qu’ils constituent une étape vers la militarisation de l’espace. Washington s’entête à les mettre en oeuvre, au mépris de l’opposition persistante du reste du monde. En février 2008, l’Union of Concerned Scientists a rapporté que « l’administration Bush a rejeté un projet de traité, présenté à la Conférence du désarmement de l’ONU, qui aurait banni les armes spatiales et interdit l’attaque de satellites depuis le sol ou l’espace ». Il va sans dire que des cibles potentielles répliqueront à la militarisation de l’espace, non pas en tentant d’égaler la colossale machine militaire américaine, mais en agissant selon leurs moyens propres, ce qui accentuera la menace de destruction, ne serait-ce qu’accidentellement. Ce sont de telles raisons qui, en 2004, avaient poussé deux des plus éminents et modérés analystes stratégiques américains à déclarer que le programme militaire et le bellicisme de l’administration Bush « risquent sérieusement de provoquer la fin du monde ».

Tous les camps conviennent du fait qu’un système de défense antimissiles balistiques consiste en une arme de première frappe pouvant aussi servir à neutraliser une riposte, ce qui remet en question son caractère dissuasif. La RAND Corporation, organisation quasi gouvernementale, considère la défense antimissiles balistiques « non seulement comme un bouclier, mais aussi comme uninstrument de l’action des États-Unis ». Dans presque tout le spectre politique, les analystes militaires estiment que « la défense antimissiles n’a pas vraiment pour objectif de protéger les États- Unis ; il s’agit plutôt d’un outil au service de leur hégémonie mondiale ». La défense antimissiles balistiques « a pour raison d’être le maintien de la capacité des États-Unis d’exercer leur puissance à l’étranger. Ce n’est pas une question de défense, mais d’offensive. Voilà exactement pourquoi nous en avons besoin ».

Les analystes russes et chinois en arrivent aux mêmes conclusions. Il est difficile pour les stratèges russes de ne pas considérer les installations américaines de défense antimissiles balistiques en Europe de l’Est comme de potentielles menaces à la sécurité de leur pays. Ils « en déduiront avec raison que ce système pourrait être conçu pour empêcher les Russes d’utiliser leurs armes de dissuasion en plus de servir à riposter contre une attaque nucléaire de l’Iran », ont conclu deux importants spécialistes américains. Dans leur étude détaillée, ceux-ci ont en outre énuméré les raisons pour lesquelles la Russie considère la prétendue menace iranienne comme un simple prétexte, en particulier après que Bush eut refusé la proposition de Poutine d’orienter les installations de Géorgie, d’Azerbaïdjan ou de Turquie orientale vers l’Iran plutôt que vers la Russie. D’autres raisons incitent à ne pas prendre au sérieux la prétendue menace militaire iranienne. L’une d’elles est que toute menace potentielle pourrait être écartée si les puissances occidentales acceptaient l’établissement d’une zone exempte d’armes nucléaires au Moyen-Orient. Aussi, à moins que les dirigeants iraniens ne soient suicidaires, les risques de voir l’Iran armer le moindre missile – sans parler de l’utiliser – sont infimes. Si, comme Washington le prétend, le système de défense antimissiles balistiques américain est orienté vers l’Iran, cela ne peut être que dans le but de neutraliser toute arme pouvant dissuader une première frappe émanant des États-Unis.

La Russie a réagi de manière prévisible en mettant au point de nouvelles armes offensives (dont des systèmes de missiles à tête nucléaire embarqués sur sous-marins), en se retirant du Traité sur les forces conventionnelles en Europe et en menaçant de pointer ses missiles vers les pays européens participant au programme américain de défense antimissiles balistiques. « Nous serons obligés de rediriger nos missiles contre les installations qui, nous le croyons bien, menacent notre sécurité nationale, a averti Poutine. Je suis obligé de le dire ouvertement et honnêtement aujourd’hui. »

La détermination des États-Unis à élargir l’OTAN vers l’est obéit aussi à d’autres motifs. Dans les années 1820, les stratèges américains ont décidé de conquérir les Amériques ; pendant la Seconde Guerre mondiale, cette ambition s’est étendue à la planète entière : il s’agissait désormais de conquérir l’Extrême-Orient et les territoires de l’ancien Empire britannique, et, tout particulièrement, de faire main basse sur les ressources énergétiques de l’ouest de l’Asie. Alors que l’URSS commençait à refouler les troupes nazies à la suite de la bataille de Stalingrad et qu’on prenait conscience que l’Allemagne d’après-guerre ne serait plus une grande puissance, les États-Unis ont étendu leurs objectifs d’hégémonie à la plus grande partie possible de l’Eurasie, en prenant soin d’y inclure au moins son centre économique, l’Europe occidentale. Sur ce que les stratèges appelaient le « Grand Area » (« Grand territoire »), les États-Unis allaient détenir un « pouvoir incontesté » et exercer une « suprématie militaire et économique », en veillant à « limiter tout exercice de la souveraineté » de la part d’États pouvant nuire à leur dessein mondial. Ils ont toujours été conscients du risque de voir l’Europe emprunter sa propre voie en optant peut-être pour la vision gaulliste d’un continent s’étendant de l’Atlantique à l’Oural. C’est en partie dans le but de parer à cette menace que l’OTAN a été créée. Pour des raisons similaires, Washington est nettement favorable à l’inclusion dans l’OTAN de petits États, plus susceptibles d’acquiescer à ses demandes. Cela aurait pour effet d’amoindrir l’influence de la « Vieille Europe » condamnée par Donald Rumsfeld, c’est-à-dire l’Allemagne et la France, poumon économique et industriel du continent. L’élargissement de l’OTAN et la redéfinition de son rôle font progresser cet objectif de maîtriser l’Europe.

Le « Grand territoire », toutefois, est plutôt chancelant, même en son centre. Comme nous l’avons vu dans le chapitre 1, le Conseil de sécurité concluait en 1971, sous Nixon, que, si les États-Unis n’ont pas la haute main sur l’Amérique latine, ils ne peuvent s’attendre à « pouvoir imposer leurs vues ailleurs dans le monde ». Dans cette optique, le fait que l’Amérique du Sud soit en train de se libérer de la mainmise américaine est un problème de plus en plus épineux pour Washington. Plus globalement, on constate que l’économie mondiale est devenue tripolaire depuis quelques années, ses grands centres se trouvant en Amérique du Nord, en Europe et dans l’est et le nord de l’Asie, tandis que l’importance de l’Asie du Sud et du Sud-Est va croissant. De plus, de nouvelles puissances, comme le Brésil, sont en pleine émergence, bien qu’elles accusent encore un net retard. Les États- Unis maintiennent cependant leur hégémonie dans un domaine : la puissance militaire, pour laquelle ils dépensent presque autant d’argent que tous les autres pays réunis et détiennent une avance technologique considérable. Il n’en demeure pas moins que, sous d’autres aspects, le monde est de plus en plus diversifié, complexe.

Les modalités classiques de la domination n’ont en rien changé. Nous avons déjà traité de la militarisation de l’Amérique latine. À l’échelle mondiale, le recours à l’étranglement économique se perpétue, notamment contre Cuba (au mépris de l’opinion publique américaine), contre les Palestiniens (afin de les punir d’avoir voté « pour le mauvais parti » lors d’élections libres) et, de plus en plus, contre l’Iran. En mars 2008, le département du Trésor des États-Unis a prévenu les grandes institutions financières mondiales qu’elles ne devaient plus effectuer de transactions avec les principales banques iraniennes, propriétés de l’État. Une clause du Patriot Act donne au gouvernement les moyens de faire respecter cette règle en l’autorisant à bloquer l’accès au système financier américain à toute institution faisant fi de ses directives. Rares seront celles qui oseront s’exposer à cette menace, peut-être même pas les banques chinoises. L’économiste John McGlynn exagère à peine en dépeignant cette politique du Trésor comme une déclaration de guerre à l’Iran, qui risque d’isoler considérablement ce pays de l’économie mondiale.

L’analyse de McGlynn est corroborée de manière inattendue par la « nouvelle stratégie totale » proposée en janvier 2008 par cinq anciens haut gradés de l’OTAN, selon lesquels « les armes nucléaires – et avec elles la possibilité d’y recourir en premier – sont indispensables, compte tenu du fait que l’avènement d’un monde exempt d’armes nucléaires est tout simplement improbable ». Parmi les « actes de guerre » éventuels dont il faudrait se protéger, ils mentionnent l’« abus des moyens » offerts par les « armes de la finance », en prenant soin de rappeler la doctrine habituelle selon laquelle le recours à de telles armes ne constitue un « acte de guerre » que s’il est le fait d’autrui. Dès que ce sont les États-Unis qui les utilisent – réellement, et non potentiellement –, ces armes deviennent de vertueux moyens d’autodéfense, entrant dans la même catégorie que tous les actes d’agression qu’eux et leurs vassaux ont commis au fil de l’histoire.

Jusqu’à maintenant, l’Europe a choisi de demeurer largement subordonnée aux États-Unis, tout comme le Japon. La Chine a suivi sa propre voie, embarrassant les faucons de Washington, qui doivent cependant composer avec la situation compte tenu de la dépendance de l’économie américaine envers ce pays. L’Inde a renforcé son alliance avec les États-Unis tout en conservant une certaine indépendance. Ces deux grands pays d’Asie ont connu une croissance rapide, mais sont confrontés à de graves problèmes internes ; il est loin d’être certain qu’ils soient en mesure de les surmonter, comme en fait foi leur rang dans l’indice de développement humain de l’ONU (IDH) en 2009 : l’Inde se classe 134e, et la Chine 92e (bien que ce dernier chiffre soit plus hypothétique vu les restrictions d’accès aux données chinoises). Les pays producteurs de pétrole du Moyen-Orient s’exposent à des problèmes plus graves, et ce, malgré la richesse colossale qu’ils ont accumulée. En 1978, l’économiste français Maurice Guernier, cofondateur de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), a annoncé que la région courrait « à la catastrophe » si elle n’adoptait pas une politique d’investissement rationnelle visant à s’affranchir de sa dépendance envers une ressource non renouvelable, dont l’abondance n’est que passagère et qui exige donc une exploitation adéquate.

Je n’ai abordé ici que quelques-uns des défis majeurs qui attendent l’humanité. Si elle n’arrive pas à s’y attaquer de manière responsable, cela pourrait bien confirmer l’hypothèse, avancée par Ernst Mayr, grande figure de la biologie moderne, voulant que l’apparition d’une intelligence supérieure soit une erreur de l’évolution dont la durée aura somme toute été très courte.

© Noam Chomsky


Traduit pour Contretemps


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