Noam Chomsky interviewé par Svetlana Vukovic & Svetlana Lukic
Radio B92 (Serbie) , 18 septembre 2001
“Les Etats-Unis ont pratiquement exterminé les populations indigènes, ont conquis la moitié de Mexico, sont intervenus violemment dans les régions environnantes, ont conquis Hawaii et les Philippines (tuant des centaines de milliers de Philippins), et depuis cinquante ans ont eut particulièrement recours à la force sur une grande partie de la surface du globe. Le nombre des victimes est colossal. Pour la première fois les fusils étaient pointés dans la direction opposée.”
B92 : Pourquoi pensez-vous que ces attaques ont eu lieu ?
Noam Chomsky : Pour répondre à cette question, il faudrait d’abord identifier les auteurs de ces crimes. Il est généralement admis, et plausible, que leur origine se situe dans la région du Moyen-Orient, et que les attaques ont un rapport avec le réseau d’Ossama Ben Laden, une organisation implantée un peu partout et complexe.
Les attaques ont sans doute été inspirées par Ben Laden mais pas nécessairement sous son contrôle. Mais admettons que cela soit le cas. Donc, pour répondre à votre question, une personne sensée tenterait de connaître les opinions de Ben Laden et les sentiments de ses supporters dans toute la région. Sur toutes questions, nous avons beaucoup d’information. Ben Laden a été interviewé en long et en large par des spécialistes du Moyen-Orient, très fiables, notamment le correspondant du « London Independant » dans la région, Robert Fisk. Ce dernier a une très bonne connaissance de toute la région et une expérience du terrain depuis des décennies.
Un jour, un millionnaire Saoudien, Ben Laden, devient un dirigeant Islamique militant dans la guerre contre les Russes en Afghanistan. Il était un parmi de nombreux extrémistes religieux recrutés par la CIA, et leurs alliés des service secrets Pakistanais, pour infliger le maximum de dégâts aux Russes – ce qui a probablement retardé leur évacuation selon de nombreux analystes. Que Ben Laden ait eu ou non des contacts personnels et directs avec la CIA n’est pas très clair, mais c’est sans importance.
Sans surprise, la CIA a préféré faire appel aux combattants les plus fanatiques et cruels qu’elle pouvait trouver. Le résultat final fut « la destruction d’un régime modéré et la création d’une régime fanatique par des groupes que les Etats-Unis finançaient sans compter » (London Times, Simon Jenkins, autre spécialiste de la région). Ces « Afghans » comme on les appelle – même si beaucoup d’ entre eux comme Ben Laden ne sont pas originaires d’Afghanistan – ont mené des opérations de terreur par dessus la frontière Russe, mais ces opérations ont été interrompues lorsque les Russes se sont retirés. La guerre n’était pas dirigée contre la Russie, qu’ils méprisent, mais contre l’occupation Russe et les crimes Russes contre les Musulmans.
Mais les « Afghans » n’ont pas mis fin à leurs activités. Ils ont rejoint les forces musulmanes Bosniaques dans les guerres des Balkans ; les Etats-Unis ne s’y sont pas opposés, tout comme ils ont toléré le soutien Iranien accordé – tout ceci pour des raisons complexes que je ne peux pas développer ici. Mais j’aimerais souligner toutefois que parmi tous ces acteurs de la guerre, peu avaient un réel intérêt pour le sort du peuple bosniaque. Les « afghans » se battent aussi contre les Russes en Tchéchènie et, c’est très possible, exécutent les attentats terroristes à Moscou et ailleurs sur le territoire Russe.
Ben Laden et ses « afghans » se sont retournés contre les Etats-Unis en 1990 lorsque ceux-ci ont établi des bases militaires permanentes en Arabie Saoudite – de son point de vue, un pendant à l’ occupation Russe de l’Afghanistan mais beaucoup plus significatif parce que l’Arabie Saoudite représente un symbole comme gardienne des lieux les plus sacrés. Ben Laden est aussi farouchement opposé aux régimes corrompus et répressifs de la région, qu’il considère comme « non-islamiques », y compris l’Arabie Saoudite, le régime islamiste le plus extrémiste du monde, à part les Taliban, et un proche allié des Etats-Unis depuis ses origines. Ben Laden méprise les Etats-Unis pour leur soutien à ces régimes.
Comme d’autres dans la région, il est révolté par le soutien sans failles des Etats-Unis à l’ occupation militaire brutale d’Israël depuis 35 ans, à l’intervention décisive de Washington sur le plan diplomatique, militaire et économique en soutien aux tueries, au siège violent et destructeur, aux humiliations quotidiennes imposées aux Palestiniens, à l’extension des implantations des colons israéliens qui visent à morceler les territoires occupés en autant de mini-Bantoustans et à prendre le contrôle des ressources, la violation grossière de la Convention de Genève, et d’autres actions qui sont considérées comme des crimes dans la majeure partie de la planète, sauf aux Etats-Unis qui ont une responsabilité majeure. Et comme d’autres, [Ben Laden] fait le parallèle entre le soutien de Washington à ces crimes et l’agression américano-britannique sur la population civile Irakienne depuis 10 ans. Une agression qui a dévasté la société et causé de milliers de morts tout en renforçant le régime de Saddam Hussein – qui lui-même était un des amis préférés des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne lorsqu’il commettait ses pires atrocités, comme le gazage des Kurdes. Les peuples de la région s’en souviennent très bien, même si les Occidentaux préfèrent oublier les faits.
Ces sentiments sont très largement partagés. Le Wall Street Journal du 14 Septembre a publié une enquête d’opinion auprès de Musulmans privilégiés et riches de la région du Golfe – des banquiers, des hommes d’affaires aux liens étroits avec les Etats-Unis. Ils ont exprimé dans l’ensemble les mêmes opinions : un ressentiment à l’égard des Etats-Unis pour leur soutien aux crimes Israël et leur obstruction diplomatique depuis des années tout en dévastant la société civile Irakienne, tout en soutenant les régimes anti-démocratiques et répressives de la région, tout en posant des barrières contre le développement économique par leur financement de ces régimes. Parmi la grande majorité des gens qui souffrent de misère et de l’oppression, de telles opinions sont beaucoup plus tranchées, et sont à la source de la colère et du désespoir qui a abouti aux opérations suicides. Tout ceci est couramment admis par ceux qui s’intéressent aux faits.
Les Etats-Unis, et une grande partie de l’Occident, préfèrent raconter une histoire qui dérange moins. Pour citer l’analyse du New York Times (16 Sept), les auteurs ont agi « par haine des valeurs chéries en Occident telles que la liberté, la tolérance, la prospérité, le pluralisme religieux et le suffrage universel ». Les actions des Etats-Unis n’auraient rien à voir et ne méritent donc pas d ’être mentionnées (Serge Schmemann). Brosser un tel tableau est très commode, et une telle prise de position générale n’est pas une exception dans l’histoire intellectuelle. En fait, c’est presque la règle. Il se trouve qu’il contredit tout ce que nous savons, mais a le mérite de véhiculer l’auto admiration et un soutien aveugle du pouvoir. Il est aussi largement admis que Ben Laden et d’autres comme lui n’attendent qu’un chose : « le grand assaut sur les Etats Musulmans » qui provoquerait « un rassemblement des fanatiques autour de sa cause » (c.f. Jenkins, et beaucoup d’autres). Ca non plus c’est pas nouveau. L’escalade de la violence est typiquement bien acceptée par les éléments les plus radicaux et brutaux des deux camps. Ce fut assez évident au vue de l’histoire récente dans les Balkans, pour ne citer qu’un exemple parmi beaucoup d’autres.
Quelles conséquences vont-ils avoir sur la politique intérieure des Etats-Unis et sur la perception d’eux-mêmes des Américains ?
Chomsky : La politique des Etats-Unis a déjà été officiellement annoncée. Le monde a été placé au pied du mur : rejoignez-nous ou « faites face à une mort et une destruction certaine ».
Le Congrès a autorisé l’usage de la force contre tout individu ou pays que le Président estime être impliqué dans les attaques, une doctrine que chacun de ses supporters considère comme ultra-criminelle. Pour preuve, demandez leur comment ils auraient réagi si le Nicaragua avait adopté cette même doctrine après que les Etats-Unis aient rejeté les ordres de la Cour Mondiale qui exigeait la fin « du recours à la force illégale » [des Etats-Unis] contre le Nicaragua, et après que les Etats-Unis aient opposé leur veto à une résolution du Conseil de Sécurité qui demandait à tous les états de respecter les lois internationales. Et l’attaque terroriste des Etats-Unis contre le Nicaragua était bien plus grande que cette atrocité.
Mais expliquer comment ces questions sont perçues ici est bien plus compliqué. On ne doit pas oublier que les média, tout comme les élites intellectuels, ont en général leur propres projets politiques. De plus, la réponse à cette question est, dans une certaine mesure, une question de volonté : comme dans beaucoup de cas, avec une mobilisation et une énergie suffisantes on peut contrer les efforts de ceux qui veulent stimuler le fanatisme, la haine aveugle et la soumission à l ’autorité. Nous le savons tous.
Est-ce que vous vous attendez à ce que les USA changent radicalement leur politique face au reste du monde ?
Chomsky : Depuis la début, la réponse a été d’appeler à une intensification des politiques qui ont provoqué cette furie et ces ressentiments qui sert de toile de fond au soutien de l’attaque terroriste, et de poursuivre avec plus d’intensité le projet des tenants de la ligne la plus dure du pouvoir : un accroissement de la militarisation, une « mise au pas » interne et des attaques contre les programmes sociaux. Il faut s’attendre à tout ça.
Encore une fois, les attaques terroristes, et l’escalade de violence qu’elles génèrent le plus souvent, tendent à renforcer l’autorité et le prestige des éléments les plus durs et les plus répressifs de la société. Mais il n’y a rien d’inévitable. Après le premier choc est arrivée la crainte de la réaction des Etats-Unis.
Après le premier choc, vient la crainte de ce que la réponse américaine va être. Est-ce que vous avez peur, aussi ?
Chomsky : Toute personne saine d’esprit devrait avoir peur de la réaction la plus probable – celle qui a déjà été annoncée, celle qui répond probablement aux prières de Ben Laden. Il est probable qu’une escalade de violence s’amorce, sans surprise, mais cette fois-ci à une échelle beaucoup plus grande.
Les Etats-Unis ont déjà demandé au Pakistan d’arrêter de fournir l’alimentaire qui maintient en vie au moins quelques uns des afghans affamés. Si cette demande devait être respectée, un nombre incalculable de gens qui n’ont pas le moindre rapport avec Ben Laden vont mourir, peut-être des millions. Je répète : les Etats-Unis ont demandé au Pakistan de tuer peut-être des millions de gens qui sont eux-mêmes victimes des talibans. Ceci n’est même plus de la vengeance. Ca se situe à un niveau moral bien plus bas que ça.
Et ceci d’autant plus que le fait est annoncé « comme ça », en passant. sans commentaires et passera probablement plutôt inaperçu. Nous pouvons apprendre beaucoup sur le niveau moral de la culture intellectuelle Occidentale en observant les réactions à cette demande. Je crois qu’on peut avoir une confiance raisonnable dans le fait que si le peuple des Etats-Unis avait la moindre idée de ce qui était accompli en son nom, il en serait littéralement révolté. Il serait instructif de rechercher des précédents historiques.
Si le Pakistan refuse de se soumettre à cette demande et à d’autres, le pays pourrait être directement attaqué aussi – avec des conséquences imprévisibles. Si le Pakistan accepte les demandes des Etats-Unis, il est possible que son gouvernement soit renversé par des forces très semblables aux Talibans – mais qui dans ce cas seront en possession de l’arme nucléaire. Cela pourrait avoir un impact dans toute la région, y compris dans les pays producteurs de pétrole.
A ce stade, nous sommes en train de considérer l’éventualité d’une guerre qui pourrait détruire une bonne partie de l’humanité. Même sans considérer les choses sous un tel angle, il est très vraisemblable qu’une attaque contre les Afghans produise l’effet prévu par la plupart des observateurs de la région, à savoir un engagement en masse en soutien à Ben Laden, comme celui-ci espère.
Même s’il est tué, ça ne fera pratiquement aucune différence. Sa voix sera entendue sur les cassettes qui sont distribuées dans tout le monde islamique, et il sera probablement vénéré comme un martyr et deviendra une source d’inspiration. Il ne faut pas oublier qu’il a fallu une seule attaque suicide – un camion chargé d’explosifs a percuté une base militaire US – pour provoquer le retrait du Liban de la principale force militaire du monde, il y a vingt ans. Les occasions pour une telle attaque sont innombrables. Et les attaques-suicides sont très difficiles à contrer.
Etes-vous d’accord avec l’expression qui a suivi les attentats du 11 septembre, « le monde ne sera plus jamais comme avant » ?
Chomsky : Les attaques terroristes horribles de Mardi représentent quelque chose de nouveau dans l’arène de la politique internationale, non pas par leur échelle et leur caractère, mais par leur cible.
Pour les Etats-Unis, c’est la première fois depuis la guerre de 1812 que le territoire national fait l’objet d’une attaque, ou même d’une simple menace. Ses colonies ont été attaquées, mais pas le territoire national lui-même. Au cours de ces dernières années, les Etats-Unis ont virtuellement exterminé les populations indigènes, ont conquis la moitié du Mexique, sont intervenus d’une manière violente dans la région, ont conquis Hawaï et les Philippines (en tuant des centaines de milliers de philippins) et, dans la dernière moitié du siècle surtout, étendu le recours à la force à l’ensemble de la planète. Le nombre de victimes est colossal.
Pour la première fois, les armes ont été pointées dans l’autre direction. Et c’est la même chose pour l’Europe. L’Europe a souffert de guerres, mais de guerres internes, tout en partant à la conquête, avec une extrême brutalité, d’une bonne partie de la planète. (.)
Il est donc naturel que l’OTAN se rallie autour des Etats-Unis : des centaines d’années de violence impériale ont un impact énorme sur la culture intellectuelle et morale. Il est exact de dire qu’il s ’agit d’un évènement nouveau dans l’histoire du monde, mais pas à cause de l’ampleur des atrocités – regrettables – mais à cause de la cible.
La réaction que choisira l’Occident aura une très grande importance. Si les riches et puissants décident de respecter une tradition vieille de plusieurs centaines d’années et décident d’avoir recours à une violence extrême, ils ne feront que contribuer à l’engrenage familier de la violence, avec des conséquences à long terme qui pourraient être terribles.
Bien sûr, ceci n’est pas inéluctable. Un public averti dans les sociétés les plus libres et les plus démocratiques peuvent faire infléchir la politique vers une direction beaucoup plus humaine et honorable.
© Noam Chomsky
Traduit par NP pour No Pasaran