[2007] À propos des récents développements au Venezuela

Noam Chomsky interviewé par Kabir Joshi-Vijayan & Matthew Skogstad-Stubbs

Retour Venezuelanalysis.com (Venezuela) , 18 mai 2007 Imprimer

Kabir Joshi-Vijayan / Matthew Skogstad-Stubbs : Un ami revenant de Caracas racontait comment un bus tentait de gravir une montagne, montait progressivement la pente, le véhicule en difficulté s’arrêtant fréquemment, mais finissait par parvenir au sommet. Cela le faisait penser au processus bolivarien. Pourquoi ne commençons-nous pas aujourd’hui par quelques commentaires sur ce processus et les effets de la Révolution bolivarienne. Pourriez-vous dire comment la société vénézuélienne, et la vie quotidienne du peuple, a changé depuis l’entrée en fonction de Chávez en 1999 ?

Noam Chomsky : Il y a eu des changements. Je ne pense pas qu’ils soient décisifs. C’est probablement la première fois dans l’histoire du Venezuela qu’un gouvernement fait plus que quelques gestes pour utiliser ses énormes richesses afin d’aider la partie la plus pauvre de la population. Les efforts sont principalement orientés vers la santé, l’éducation, les coopératives, etc. Il est difficile d’en mesurer l’impact. Mais nous connaissons certainement la réaction populaire à ces changements, ce qui en définitive est le plus important. Ce qui est important ce n’est pas ce que nous en pensons, mais ce que les Vénézuéliens en pensent. Et on le sait assez bien. Il y a des agences de sondages assez valables en Amérique latine, la principale étant le Latinobarometro, installée au Chili. C’est une organisation très respectée. Il existe des sondages moins détaillés provenant des Etats-Unis. Ils font des sondages dans l’ensemble de l’Amérique latine sur des tas de questions importantes. Le plus récent au Chili, en décembre, a montré -comme cela était déjà apparu auparavant- que le soutien à la démocratie et le soutien au gouvernement ont beaucoup augmenté au Venezuela depuis 1998. Le Venezuela est maintenant, en compagnie de l’Uruguay, au plus niveau de soutien pour la démocratie et pour le gouvernement. Ils sont bien au-dessus des autres pays d’Amérique latine dans le soutien aux politiques économiques de leur gouvernement et, également, bien au-dessus des autres pays quant à la conviction que les politiques adoptées aident les pauvres, c’est-à-dire l’énorme majorité, et non les élites. Il existe des appréciations comparables sur d’autres thèmes, et je vous disais, ces chiffres ont augmenté assez nettement… malgré les obstacles il y a eu un progrès considéré par la population comme très important, et c’est la meilleure des mesures.

KJV/MSS : Avec l’annonce de la création du Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV), et avec l’accélération dans la prise en main de certains services et de certaines entreprises, pouvez-vous prévoir ce que sera le futur de cette révolution ?

Chomsky : Difficile à dire. Il existe des tendances en conflit, et la question du Venezuela c’est quelle tendance prévaudra. Il y a des tendances démocratisantes, la redistribution du pouvoir, des assemblées populaires, des communautés prenant le contrôle de leur propre budget, des coopératives de production, etc. Ce sont des avancées vers la démocratie. Il y a aussi des tendances autoritaristes : la centralisation, la figure charismatique, etc. Ces politiques, en elles-mêmes, on ne peut pas dire dans quelle direction elles iront. Pour un pays, prendre le contrôle de ses propres ressources c’est certainement tout à fait raisonnable.

Prenez le cas du Chili, par exemple, considéré le modèle de capitalisme démocratique, le phare du libre échange, etc. C’est la ligne de parti habituelle. Ce qu’on ne raconte pas dans ce genre de présentation c’est que le principal produit d’exportation du Chili, le cuivre -c’est sa principale source de revenus-, la plus grande entreprise productrice de cuivre existant au Chili est CODELCO, cette dernière est nationalisée. Elle avait été nationalisée par Allende et elle est encore propriété de l’Etat. Il y a aussi des producteurs privés. CODELCO, l’entreprise du gouvernement, rapporte à l’Etat peut-être dix fois plus que les entreprises privées, lesquelles envoient leurs profits vers l’extérieur. Cela permet le financement des programmes sociaux qui peuvent exister au Chili. Beaucoup de pays contrôlent leurs propres ressources. Cela semble naturel. Donc, si le Venezuela accroît le contrôle sur ses propres ressources, cela pourrait être un développement plutôt positif. D’un autre côté, ce n’est pas tout à fait sûr. Ainsi l’Arabie saoudite par exemple a nationalisé son pétrole dans les années 1970, cela signifiait qu’ils contrôlaient eux-mêmes leur pétrole, et non plus les entreprises étrangères -notamment l’ARAMCO-, ce qui est plutôt positif. D’un autre côté, cela se trouve sous le contrôle d’une tyrannie assez rugueuse. Le principal et le plus solide allié de Washington dans la région est une tyrannie assez brutale et c’est l’Etat islamiste le plus fondamentaliste du monde. Donc le tout est de savoir quelle est l’utilisation qui est faite de ces richesses.

KJV/MSS : Le MERCOSUR, le marché commun du Cône sud, est l’alliance économique qui coordonne les plus grandes économies d’Amérique du sud. Elle est basée sur des principes de libre marché, tout comme l’ALENA, et elle ne semble pas évoluer vers quelque chose d’alternatif aux doctrines néolibérales dominantes. Que pensez-vous de cette organisation ?

Chomsky : Le MERCOSUR actuellement est plus un objectif qu’une réalité.. Il y a des projets, et il y a bien eu quelques avancées. La dernière rencontre du MERCOSUR s’est déroulée au Brésil, en décembre dernier, et ils ont élaboré des plans en concaténation avec la rencontre des dirigeants latino-américains qui s’était déroulée à Cochabamba. Il y a quelques velléités d’organiser des programmes dans le genre de ce qui se fait dans le cadre de l’Union européenne. C’est extrêmement important, historiquement les pays latino-américains étaient très séparés les uns des autres et leur économie était orientée vers le pouvoir impérial dominant, les Etats-Unis durant cette dernière phase. Les pays séparés les uns des autres, il n’y avait pas d’intégration en Amérique latine, les avancées vers l’intégration sont donc très significatives, c’est la toute première fois que cela se fait de façon sérieuse. Le MERCOSUR c’est tout cela ; les rencontres comme celles de Cochabamba sont d’autres apports, mais il y a d’autres actions. L’intégration est un instrument important pour le maintien de la souveraineté et de l’indépendance. Lorsque les pays sont séparés les uns des autres ils peuvent être traités séparément, soit par la force soit par l’étranglement économique. S’ils s’intègrent et coopèrent, ils sont beaucoup plus libres vis-à-vis du contrôle externe, c’est-à-dire le contrôle états-unien depuis un demi-siècle – mais cela remonte à beaucoup plus loin dans l’histoire.

C’est donc un pas important, mais il y a beaucoup de difficultés. La première difficulté c’est qu’il existe un besoin désespéré en Amérique latine pour l’intégration interne. Chacun des pays connaît une division aiguë entre une élite très réduite, principalement blanche, riche et européanisée et une grande masse de population fortement appauvrie, généralement des Indiens, des Noirs et des métisses. La corrélation raciale n’est pas absolue, mais elle existe. L’Amérique latine est l’une des régions les plus inégalitaires du monde, et on commence également à affronter ce problème. Il y a encore fort à faire, mais on a avancé. Au Venezuela, en Bolivie, jusqu’à un certain point au Brésil, en Argentine, pas trop ailleurs pour le moment. Peut-être l’Equateur, avec ce nouveau gouvernement. Mais aussi bien l’intégration interne que l’intégration externe entre les pays, ce sont là des pas importants, et c’est réellement la première fois depuis la colonisation espagnole il y a 500 ans, c’est donc assez important.

KJV/MSS : Revenons sur certaines des critiques qui ont été émises sur la question de la prolongation du mandat et sur les lois « habilitantes » [sorte de 49.3. qui permet au président de gouverner par décret].

Chomsky : Eh bien ces lois ont été approuvées par le parlement. Il se trouve que le parlement est presque complètement contrôlé par Chávez, mais cela est dû au fait que l’opposition a refusé de participer aux élections, probablement sous la pression des Etats-Unis. Personnellement je ne suis pas tellement pour ces lois. Ce qui se passera dépendra de la pression populaire. Elles pourraient représenter un pas vers un autoritarisme. Elles peuvent représenter un pas vers l’organisation de plans constructifs. Ce n’est pas à nous qu’il revient d’opiner, mais c’est au peuple vénézuélien. Et nous connaissons très bien son avis.

KJV/MSS : La richesse pétrolière au Venezuela a permis à ce pays d’apporter de l’aide aux communautés pauvres en Occident, y compris à New York ou à Londres, et a également permis à ce pays de racheter la dette de l’Argentine, de la Bolivie et de l’Equateur. Que pouvez-vous dire de l’usage qui est fait par le Venezuela de sa richesse pétrolière ?

Chomsky : Commençons par l’aide qui est apporté à l’Occident, quelque chose d’assez ironique. Tout cela a une histoire. Tout a commencé avec un programme, ici justement, à Boston, où je me trouve. Ce qui s’est passé c’est qu’un groupe de sénateurs s’est adressé aux huit principales entreprises pétrolières pour leur demander si elles pouvaient aider momentanée les pauvres des Etats-Unis, pour qu’ils puissent passez le terrible hiver, parce qu’ils ne pouvaient pas payer leurs factures de chauffage en raison des prix élevés du pétrole. Les sénateurs ont obtenu une seule réponse, de CITGO, l’entreprise qui appartient à l’Etat vénézuélien, et cette entreprise a en effet fourni temporairement du gasoil bon marché à Boston, puis dans le Bronx à New York, puis ailleurs, le temps de ce terrible hiver. C’est l’aide à l’Occident. C’est donc un peu plus complexe que de dire : Chávez donne de l’aide.

Quant au reste, Chávez a effectivement acheté un quart ou un tiers de la dette argentine. Ce fut un geste pour aider l’Argentine à se libérer de l’emprise du Fonds monétaire international (FMI), comme l’a dit le président argentin. Le FMI, qui est comme un appendice du Trésor états-unien, a eu un effet dévastateur en Amérique latine. Ses programmes ont été suivis en Amérique latine plus rigoureusement qu’ailleurs, à l’exception de l’Afrique sub-saharienne, et le résultat fut un désastre. Prenez le cas de la Bolivie. Ils ont suivi les plans du FMI pendant 25 ans, et au bout du compte le revenu par personne est plus bas qu’il y a 25 ans. L’Argentine était l’enfant modèle du FMI. C’était merveilleux, elle faisait tout correctement, on demandait à tout le monde de suivre les mêmes politiques – et la même chose pour la Banque mondiale et le département du Trésor des Etats-Unis. Eh bien ce qui est arrivé c’est que cela s’est fini par catastrophe économique. L’Argentine est parvenue à se sortir de ce désastre en violant radicalement les principes du FMI, et ils ont décidé de se débarrasser du FMI, comme l’a dit Kirchner, et le Venezuela les a aidés. Le Brésil a fait la même chose à sa façon et, maintenant, la Bolivie s’en sort avec l’aide du Venezuela. Le FMI est en mauvaise posture parce que ses finances proviennent essentiellement des paiements des dettes accumulées et les pays commencent à refuser ses prêts parce que les politiques sont trop néfastes, et bien, on ne sait pas trop ce qu’ils vont faire.

Il y a eu aussi PetroCaribe, c’est un plan pour fournir du pétrole sur des termes plus favorables, en reportant les paiements, pour beaucoup de pays des Caraïbes, et pour quelques autres. Il y a eu un autre plan, appelé Mission Miracle. Avec des financements vénézuéliens des médecins cubains sont envoyés -les médecins cubains sont très bien formés, ils ont un système médical très avancé, comparable au système du premier monde- vers des endroits comme la Jamaïque, ou d’autres pays de la région. Au départ ils ont recherché les personnes aveugles, qui avaient complètement perdu la vue, mais qui pouvaient retrouver la vue avec une opération chirurgicale. Ils sont identifiés par les médecins cubains, ils sont emmenés à Cuba, et ils sont traités dans les installations de pointe, et renvoyés dans leur pays après avoir récupéré la vue. C’est impressionnant.

Il y a eu quelques mouvements de la part des Etats-Unis et du Mexique pour faire quelque chose de semblable, mais cela n’a jamais abouti. L’impact des plans de Chávez peut être évalué en analysant le dernier voyage de George Bush. La presse a parlé du virage que constituent ses nouveaux plans pour l’Amérique latine, mais ce qui s’est réellement produit, si vous regardez, c’est que Bush a emprunté certains aspects de la rhétorique de Chávez. C’est le merveilleux nouveau plan. Emprunter certains aspects du discours de Chávez, mais sans la moindre réalisation, ou sans guère de réalisation.

© Noam Chomsky


Traduit par Numancia Martínez Poggi pour Le Grand Soir


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