[2013] Edward J. Snowden est-il à bord de cet avion ?

Par Noam Chomsky

Retour Truthout, 1er août 2013 Imprimer

 

Le 9 juillet, l’Organisation des Etats Américains (OEA) s’est réunie en session extraordinaire afin de débattre du comportement scandaleux des Etats européens ayant refusé l’accès à leur espace aérien à l’avion gouvernemental transportant le président bolivien Evo Morales.

 

Le 3 juillet, Morales retournait en Bolivie à l’issue d’un sommet à Moscou. Il venait d’affirmer dans une interview ne pas exclure la possibilité d’accorder l’asile politique à Edward J. Snowden, ex-employé de l’agence de renseignement étatsunienne recherché par Washington pour espionnage, qui se trouvait alors dans l’aéroport de Moscou.

 

L’OEA a exprimé sa solidarité avec Morales et a condamné des « actions contraires aux principes et aux règles fondamentales du Droit International tels que l’inviolabilité des convois présidentiels »  avant d’exiger des gouvernements européens impliqués – France, Italie, Portugal et Espagne – des explications et des excuses officielles.

 

L’UNASUR – Union des Nations Sud-Américaines – a condamné  à l’issue d’une réunion extraordinaire « une violation caractérisée des traités internationaux » par les puissances européennes.

 

Les Chefs d’Etats d’Amérique Latine ont apporté leur soutien à Morales. La présidente du Brésil, Dilma Rousseff, a exprimé l’indignation de son pays et a condamné le traitement infligé par certains pays européens au Président Evo Morales » indiquant que « ce profond manque de respect pour le droit international compromet le dialogue et les négociations entre les deux continents ».

 

Certains observateurs n’ont pas fait preuve d’autant de retenue. Le politologue argentin Atilio Boron n’a pas caché son mépris pour cette Europe, « Putain de Babylone » aux bottes du pouvoir.

 

Seuls deux Etats, probablement guidés par les mêmes motivations, ont refusé de signer la résolution de l’OEA : les Etats-Unis et le Canada. Leur isolement croissant au sein du continent revêt une importance historique, à l’heure où l’Amerique Latine se libère d’un joug impérial de 500 ans.

 

L’avion de Morales, ayant fait état de problèmes techniques, a reçu l’autorisation d’atterrir en Autriche. La Bolivie accuse l’Autriche d’avoir fouillé l’avion à la recherche de Snowden. Cette dernière a répondu qu’ « il n’y avait pas eu d’inspection formelle. ». Quoiqu’il en soit, c’est suite à un avertissement de Washington qu’a eu lieu cet épisode dont le déroulement reste trouble.

 

Washington a affirmé que tout pays qui refusera d’extrader Snowden fera l’objet de sévères représailles. La sénatrice Lindsey Graham a d’ores et déjà prévenu que les Etats-Unis « le pourchasseront jusqu’au bout du monde ».

Les porte-paroles du gouvernement américain ont cependant assuré que Snowden aurait droit à toutes les protections qu’accordent les lois américaines – ces mêmes lois en vertu desquelles le soldat Bradley Manning (qui a transmis une somme considérable de documents militaires et diplomatiques à WikiLeaks) est maintenu en prison depuis trois ans, dont la plus grande partie en isolement, dans des conditions humiliantes. Le principe archaïque d’un procès rapide devant un jury de pairs a fait long feu. Le 30 juillet, un juge militaire a déclaré Manning coupable de crimes passibles d’une sentence maximale de 136 ans de prison.

Tout comme Snowden, Manning a commis le crime de révéler aux citoyens américains – et aux autres – les agissements de leur gouvernement. Ceci constitue une atteinte sévère à la « sécurité  nationale», dans le sens opérationnel du terme, terme familier à quiconque ayant étudié de près ou de loin des documents déclassifiés.

« Sécurité » signifie ici typiquement la sécurité des agents gouvernementaux par rapport au regard inquisiteur des citoyens à qui ils doivent rendre des comptes – en théorie.

La sécurité – contre une attaque terroriste dans le cas Snowden – est le prétexte favori des gouvernements. Ici c’est un gouvernement menant une campagne de terrorisme internationale, employant drones et forces spéciales, créant potentiellement des terroristes chaque seconde qui l’utilise.

 

Ils sont pris d’une indignation sans limite à la simple pensée qu’un individu recherché par les Etats-Unis puisse recevoir l’asile en Bolivie, pays avec lequel nous disposons d’un traité d’extradition. Etrangement, il n’est mentionné nulle part au milieu de tout ce tumulte que l’extradition fonctionne dans les deux sens – là encore, en théorie.

 

En septembre dernier, les Etats-Unis ont rejeté une demande d’extradition de la Bolivie datant de 2008 contre l’ancien President Gonzalo Sánchez de Lozada – “Goni” – afin qu’il puisse répondre à des accusations de génocides et de crimes contre l’humanité. Ce serait cependant une erreur de comparer la requête d’extradition de la Bolivie avec celle de Washington, même si les deux cas peuvent être considérés comme similaires.

 

L’explication nous est fournie par Saint Augustin dans son histoire du pirate à qui Alexandre le Grand demanda « Comment oses-tu persécuter la mer ? » à quoi le pirate répondit, « Comment osez-vous malmener le monde entier ? Je ne le fais qu’avec un petit bateau, voilà pourquoi on me traite de voleur : vous, qui le faites à l’aide d’une immense flotte, on vous appelle empereur. »

 

Saint Augustin trouve la réponse du pirate « élégante et excellente ». Mais le philosophe de l’Antiquité, évêque en Afrique romaine, n’était qu’une voix du Sud, facilement ignorée. Les bien-pensants d’aujourd’hui sont conscients que l’Empereur a des droits que le Petit Peuple, dont font partie les Boliviens, ne peut revendiquer.

 

Goni n’est que l’un des nombreux individus que l’Empereur a choisi de ne pas extrader. Autre exemple: Luis Posada Carriles, décrit par Peter Kornbluh, analyste de la terreur en Amérique Latine, comme « l’un des plus dangereux terroristes de l’histoire contemporaine”.

Posada est recherché par le Venezuela et Cuba pour son rôle dans l’attentat à la bombe sur un vol commercial de la compagnie Cubana qui a tué 73 personnes. La CIA et le FBI ont reconnu sa possible implication dans l’affaire. Mais ni les Cubains et ni les Vénézuéliens  ne disposent des  prérogatives de l’Empereur, qui a organisé et soutenu le règne de la terreur auquel ont été soumis les Cubains depuis la révolution.

 

Feu Orlando Bosch, complice de Posada, a également bénéficié de la bienveillance de l’Empereur. Le Département de la Justice des Etats-Unis et le FBI ont requis son expulsion, en tant que menace pour la sécurité des Etats-Unis, l’accusant d’une douzaine d’actes terroristes. Le Président George. H.W. Bush a annulé son ordre d’expulsion en 1990 et Bosch a ainsi pu passer le reste de sa vie à Miami, paisiblement, sans être ennuyé par les demandes d’extradition formulées par Cuba et le Costa Rica, tenus pour quantités négligeables.

 

Une autre quantité négligeable est l’Italie, qui réclame l’extradition de 23 agents de la CIA, accusés d’avoir enlevé Hassan Mustafa Osama Nasr, prêtre égyptien exerçant à Milan, et de l’avoir transféré en Egypte où il fut torturé (son innocence fut établie un peu plus tard). Souhaitons bonne chance à l’Italie.

 

Il existe d’autres affaires de ce type, mais la notion d’arbitraire nous renvoie à la question de l’indépendance de l’Amérique latine. Le Open Society Institute a récemment publié une étude intitulée «Mondialisation de la torture : détention secrète et justice arbitraire pratiquées par la CIA. » Ce rapport détaille l’importance de l’implication de l’agence de renseignement dans ces crimes à travers le monde, y compris sur le sol européen.

 

Un intellectuel sud-américain, Greg Grandin, a fait remarquer qu’une région du monde était absente de la liste de la honte : l’Amérique latine. Cela est doublement remarquable. L’Amérique latine a pendant longtemps été la confortable « base arrière » des Etats-Unis. Si jamais un Etat s’avisait de redresser la tête, il était aussitôt renversé par la terreur ou par un Coup d’Etat militaire. Sous le contrôle des Etats-Unis, pendant la seconde moitié du vingtième siècle, l’Amérique latine se trouva être l’un des hauts-lieux de la torture dans le monde.

 

Ce n’est désormais plus le cas, car le sud du continent se libère peu à peu de l’emprise du Canada et des Etats-Unis.

 

© Noam Chomsky


Traduit par DiaCrisis pour www.noam-chomsky.fr


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