[2010] Lettre Ouverte à Noam Chomsky suite à sa visite à Paris

Une lettre qui s’est prolongée en article

Par Diana Johnstone

Retour CounterPunch, 12 juin 2010 Imprimer

Cher Noam,

Vous retrouver à Paris fut un plaisir que vos nombreux amis et admirateurs avaient attendu depuis longtemps. C’était fatigant, je le sais, mais vous ne devez pas penser que vous avez épuisé votre voix pour rien. Vous ne devez pas non plus retenir une impression trop négative du traitement de certains médias qui “n’ont rien appris ni rien oublié”. Je pense que le traitement peu amène accordé par Le Monde, en particulier, ne fait que souligner l’importance de votre visite et la signification géopolitique de ce que vous représentez pour la France.

Excusez-moi de négliger dans mon analyse votre principal domaine de recherches, la linguistique. Je ne suis pas qualifiée pour en parler. Mais j’ai tendance à croire que l’animosité que vous avez suscitée dans certains milieux en France est moins due à la linguistique qu’à votre rôle en tant que critique américain le plus éminent de la politique étrangère des Etats-Unis. Oui, nous savons que vous êtes loin d’être le seul, mais vous êtes certainement le plus connu dans le monde entier. Mon opinion personnelle est que ce rôle est la cause fondamentale de la campagne contre vous, commencée il y a plus de trente ans. À mon avis, la tempête soulevée d’abord à propos du Cambodge et ensuite à propos de votre défense du droit à la libre expression du Professeur Robert Faurisson visait avant tout à discréditer l’intellectuel emblématique de la critique de l’impérialisme américain.

Mais remettons cela dans son contexte.

À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’Europe se trouva divisée en deux groupes de satellites des deux grandes puissances victorieuses. Les méthodes politiques de l’Union Soviétique rendaient le statut de satellite des pays de l’Est manifeste aux yeux de tous, et notamment des citoyens de ces pays, qui ressentaient la contrainte les maintenant à l’intérieur du bloc communiste.

En Occident, la richesse américaine, la complicité volontaire des classes dirigeantes et des méthodes de persuasion politique bien plus sophistiquées, dramatisant une “menace soviétique” largement imaginaire, ont réussi à convaincre les pays satellites qu’ils étaient des alliés volontaires des Etats-Unis.

Cela a bien fonctionné avec seulement quelques petites exceptions temporaires. La Suède, n’ayant jamais été ni conquise ni libérée, a connu des moments d’indépendance relativement importants, notamment avec le dirigeant social-démocrate Olof Palme (dont l’assassinat mystérieux a laissé la voie libre au rapprochement progressif de ce pays avec l’Otan). Dans les années soixante, Charles de Gaulle a fait des pas importants en direction de l’indépendance de son pays, notamment en s’éloignant de l’Otan, en critiquant la guerre menée par les Etats-Unis en Indochine, et en cherchant à renforcer les relations avec les pays du Tiers Monde. Cet effort fut anéanti par les évènements de mai 1968 et, après la chute de de Gaulle, un processus de normalisation se mit en route pour assurer l’hégémonie américaine en France une fois pour toutes.

Or, c’est précisément parce que la France avait été la scène de l’élan vers l’indépendance le plus fort que le processus de normalisation devait y être particulièrement vigoureux. Le fer de lance de ce processus fut l’opération médiatique dite des “nouveaux philosophes”, lancée au milieu des années 1970. Les attaques contre Chomsky furent partie intégrante de cette campagne, visant à discréditer l’énorme mouvement international contre la guerre des Etats-Unis au Viêt-Nam, stigmatisant ses militants comme “naïfs” ou “apologistes du Goulag”, etc. Menée par les médias, cette campagne politique à multiples facettes s’appliqua à détourner la population du parti communiste, du gaullisme social (représenté par Chaban-Delmas), de la solidarité avec le Tiers Monde, et de l’orienter vers “les droits de l’homme”, c’est-à-dire, en pratique, les droits des dissidents dans des pays dont le gouvernement était désigné comme hostile par les Etats Unis.

Les Intellectuels du Pouvoir

Le rôle des intellectuels français dans ce processus est multiple et sophistiqué.

Tout d’abord, la nature et le rôle des “intellectuels organiques du pouvoir” sont très différents, voire opposés, aux Etats-Unis et en France. Aux Etats-Unis, les très nombreux intellectuels du pouvoir (les “nouveaux mandarins”, pour reprendre le titre de votre premier livre politique) travaillent directement pour le gouvernement, dans les “think tanks”, ou encore en tant que conseillers et éditorialistes. Leur “pensée” a pour but de renforcer la puissance des Etats-Unis dans le monde.

En France, la situation est presque l’inverse, car le vrai “pouvoir” pour lequel les intellectuels du pouvoir travaillent n’est pas celui de leur propre pays, mais celui des Etats-Unis, considérés comme le protecteur indispensable de “l’Occident”, y compris d’Israël.

En France, les intellectuels employés par le gouvernement sont traditionnellement issus des meilleures écoles et se soucient des intérêts proprement français. En privé, ils peuvent se montrer mécontents du suivisme par rapport à Washington. Mais ils sont peu visibles du grand public et leurs conseils sont souvent ignorés par les politiques.

Par contre, les vrais “intellectuels du pouvoir” en France sont les vedettes médiatiques qui, d’une manière ou d’une autre, justifient l’hégémonie américaine. Certains sont très célèbres, comme le couple Bernard Kouchner-Christine Ockrent, ou Alain Minc, d’autres le sont moins, mais tous arrivent à faire l’apologie de l’adhésion de la France au leadership américain. L’idée de base du vieux “nouveau philosophe” Bernard-Henri Lévy est que “l’idéologie française” n’est autre que le fascisme, et qu’il faut se méfier du peuple et du gouvernement de la France. Ainsi le but politique fondamental des intellectuels du pouvoir en France est de rendre la France inoffensive, voire impuissante, en l’insérant fermement à l’intérieur de l’Alliance Atlantique, de l’Otan et de l’Union européenne.

Alors que les intellectuels du pouvoir américains ont tendance à être nationalistes, leurs homologues français sont pour l’essentiel hostiles à la France. La classe ouvrière est caricaturée comme composée de beaufs et de racistes. Depuis le film de 1969, “Le Chagrin et la Pitié”, on est passé de la célébration de la Résistance à l’auto-flagellation pour les crimes commis contre les juifs pendant l’occupation nazie. La présence sur la scène politique de Jean-Marie Le Pen et de son Front National a servi pendant presque trente ans à renforcer principalement l’antinationalisme. Toute critique justifiée de l’Union européenne à cause de son démantèlement de l’état social en faveur du capital financier globalisé est stigmatisée comme étant du nationalisme français archaïque et inacceptable. Le centre-gauche dominant s’est désintéressé des questions économiques et de l’opposition à la guerre en faveur d’une idéologie des droits de l’homme plus attentive au Dalaï Lama (pour lequel la France ne peut en réalité rien faire) qu’à la désindustrialisation de la France. La gauche humanitaire a largement abandonné la politique économique à l’Union européenne et la politique militaire à l’Otan, sous commandement américain.

D’une façon ou d’une autre, les intellectuels “humanitaires” dans la ligne de Bernard Kouchner contribuent à promouvoir la division de l’humanité entre trois V : les Vilains, les Victimes, et les Victorieux Sauveurs. Ce triangle fatidique sert de lit de Procuste à l’analyse de tous les grands évènements, à commencer bien sûr par la Deuxième Guerre mondiale telle qu’on l’enseigne aujourd’hui dans la plupart des écoles : le drame du Vilain (Hitler), des Victimes (les Juifs) et du Victorieux Sauveur (les forces armées des Etats-Unis). (On ignore de plus en plus le Traité de Versailles, la crise économique de 1929, l’anti-bolchévisme d’Hitler, la bataille de Stalingrad et de nombreux autres éléments non dénués de signification.)

La crise yougoslave, enfoncée dans le même moule, au prix d’une déformation encore plus grande de la réalité, a servi à renforcer ce modèle. Les intellectuels français du pouvoir sont montés en première ligne dans cette guerre médiatique, renforçant l’image des peuples comme victimes passives des “dictateurs génocidaires” dont le seul espoir de salut est l’Otan. Et pas seulement en France. Partout, l’objectif est d’unifier l’Alliance occidentale contre le reste du monde.

Les Philosophes français

Bien sûr, il y a des écrivains et philosophes français qui critiquent les Etats-Unis. “Le Monde des livres” en a cité plusieurs – Pierre Bourdieu, Alain Badiou, Slavoj Zizek, Antonio Negri, etc. (pas tous français, mais assimilés par Le Monde) – pour prouver que les Français ont tant de grands intellectuels qu’ils n’ont pas besoin de Chomsky. Quoiqu’ils soient naturellement très différents les uns des autres, on peut mentionner quelques différences entre les philosophes français contemporains d’un côté et Chomsky de l’autre.

Tout d’abord l’importance des faits. Vos écrits sont remplis de faits, lesquels semblent constituer, pour nombre d’intellectuels français, une substance étrange, propre uniquement à susciter de l’ennui. Sans doute le rôle central de l’essai dans le système scolaire français a produit un monde de “philosophes” dont l’habileté à manipuler des idées libérées de tout rapport aux faits garantit une brillante carrière. Louis Althusser l’a reconnu dans son autobiographie (L’avenir dure longtemps), admettant non seulement qu’il ne connaissait pas beaucoup de faits mais aussi qu’il ne connaissait que peu d’oeuvres de grands philosophes – il avait seulement appris à bien rédiger des essais. Ceci soulève la question de l’utilité sociale de cette philosophie. Si le but est le divertissement, alors l’école française l’atteint – la mystification est souvent bien plus amusante que les descriptions sans fard de la réalité. Par contre, si l’objectif est d’aider les lecteurs à arriver à leur propre appréciation de la réalité, surtout de la réalité politique, alors leur premier besoin est de connaître les faits les plus pertinents et fondamentaux, ce que la plupart des gens n’ont pas le temps de chercher par eux-mêmes. Ainsi, vous êtes utile aux citoyens en leur fournissant le matériel de base pour développer leurs propres idées, contrairement à ceux qui offrent des idées toutes faites mais faiblement étayées.

Deux autres différences concernent l’éthique et la clarté de pensée. L’éthique chomskienne se focalise sur les abus de pouvoir dans la société dans laquelle il vit. Cela n’implique pas un rejet de cette société ; vous êtes en réalité très américain. Mais votre attitude fondamentale est que l’on a, avant tout, le devoir de combattre les abus de pouvoir dans sa propre société, où il est possible de le faire, alors que cela est difficile voire impossible à accomplir dans les sociétés étrangères, et a fortiori dans des sociétés ennemies.

Par contre, les intellectuels français ont souvent adopté un dualisme moral qui les amène à choisir un “camp” contre l’autre. Depuis la chute de l’Union Soviétique et du “camp socialiste”, ce dualisme s’est recentré sur l’Occident, “patrie des droits de l’homme”, contre le reste du monde, perçu comme arriéré. Cette tendance a contribué à un malentendu total à votre égard, car votre critique des Etats-Unis n’a rien à voir avec le soutien à un quelconque camp opposé.

Quant à la clarté, la valorisation de la complexité dans le système scolaire français d’élite mène souvent à l’idée que tout ce qui est clair est banal. Une certaine obscurité est censée suggérer la profondeur. (Pierre Bourdieu a délibérément exploité ce préjugé en formulant des pensées plutôt simples dans des phrases très longues. Bourdieu a confié au philosophe américain John Searle que, pour qu’un écrivain soit pris au sérieux en France, au moins vingt pour cent de ce qu’il écrit doit être incompréhensible).

En partie à cause de ces différences, il existe un antagonisme naturel entre vous et vos contemporains en France. Cet antagonisme renforce les controverses politiques. Par exemple, dans le cas du Cambodge, votre souci d’établir les faits avec exactitude et sans exagération fut grossièrement déformé en expression d’une sympathie pour les Khmers Rouges. Ensuite, dans le cas bien plus délicat de Faurisson, le simple fait de défendre le principe de la liberté d’expression, quelle que soit la nature de ce qui est exprimé, fut interprété comme un soutien aux thèses de Faurisson, malgré le fait que vous ayez toujours insisté sur la différence radicale entre ces deux questions. Dans cette affaire, il est impossible de juger où s’arrête une authentique divergence philosophique et où commence une exploitation malhonnête de certaines situations, visant à discréditer le pourfendeur intellectuel de l’impérialisme américain.

La “Loi Gayssot” et la religion d’État

Personne ne pouvait être pleinement conscient à l’époque, au début des années 1980, de jusqu’où mènerait “l’affaire Faurisson”. Le scandale suscité par le professeur de littérature qui entreprit de contester la réalité de l’utilisation des chambres à gaz pour exterminer les juifs dans les camps nazis s’est avéré être un moment clé dans un processus qui a mené à l’établissement du génocide des juifs, sous la désignation de “Shoah”, comme religion de mémoire et de pénitence, promue au statut de dogme officiel.

Loin de suivre vos conseils, en juillet 1990, l’Assemblée nationale adopta un amendement à la loi de 1881 sur la liberté de la presse appelé la loi Gayssot, d’après le nom du membre du Parti communiste qui l’avait introduit. Selon cet amendement, seront punis “ceux qui auront contesté [ …] l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire international” de Nuremberg, commis soit par les membres d’une organisation déclarée criminelle par ce statut, “soit par une personne reconnue coupable de tels crimes par une juridiction française ou internationale”.

En général, cette loi a été appliquée à des personnes qui ne contestent pas l’existence en soi des crimes qu’elle mentionne, mais plutôt leur étendue et surtout l’utilisation des chambres de gaz. Par ailleurs, la loi a été utilisée contre des personnes qui, à cause de leur orientation politique, sont soupçonnées de sentiments antisémites cachés. Telles furent les poursuites contre Bruno Gollnisch, numéro deux (à l’époque) du Front National. Le seul tort de Gollnisch, professeur à l’Université de Lyon et spécialiste du Japon, consista à répondre à une question sur la Shoah posée par un journaliste, en disant que cela relevait du travail des historiens spécialistes en la matière et que ceux-ci devaient travailler librement. La cour de cassation a fini par casser sans renvoi les condamnations antérieures de Gollnisch, mais, en attendant, il fut suspendu de son poste universitaire pendant cinq ans.

Ce genre de loi a des effets qui dépassent de loin son application immédiate.

D’abord, la Loi Gayssot a contribué à la sacralisation de la Shoah, qui est traitée de moins en moins comme un évènement historique et de plus en plus comme un dogme sacré. Dans un Etat laïc, où la religion est exclue de l’école de la République, seule la Shoah exige l’adhésion mentale et émotionnelle réservée traditionnellement à la religion. Sa place dans les programmes scolaires empiète de plus en plus sur l’enseignement de l’histoire profane.

Jadis, les crimes nazis étaient enseignés comme des crimes contre l’humanité en général, mais au fur et à mesure que l’identification des victimes s’est focalisée sur les juifs, l’effet implicite en a été de diviser les enfants entre les descendants des victimes, les juifs, et tous les autres, dont l’innocence est moins évidente. On assiste ainsi à un curieux renversement de la stigmatisation médiévale des juifs en tant que “peuple déicide”. Aujourd’hui, les non-juifs sont dans la position désagréable d’être descendants des “tueurs de juifs”, ou du moins de ceux qui n’ont pas sauvé les enfants juifs déportés à Auschwitz.

Un effet inévitable de cette évolution est d’encourager les autres communautés ethniques à mettre en valeur leur propre statut de victimes historiques, surtout en cas de “génocide”. Des Africains, Arméniens, Musulmans et autres peuvent avoir le sentiment que les tragédies de leurs ancêtres méritent un respect et des commémorations comparables. Cette valorisation de l’état collectif de victime peut mener à des extensions de la loi Gayssot, ou de la loi antérieure réprimant l’incitation à la haine raciale, ce qui amènerait à poursuivre toute personne qui considère le terme “génocide” comme inapproprié pour caractériser des évènements tragiques en Ukraine, Arménie, Bosnie, etc.

Transformer l’histoire en objet de vénération plutôt que de curiosité marque une régression subtile mais grave des valeurs laïques de libre examen. Cela contribue à créer une ambiance d’auto-censure, de “politiquement correct”, qui favorise la timidité plutôt que l’audace intellectuelle. L’effet en est également d’endoctriner les enfants dans la vision du monde des trois V, où le Victorieux Sauveur est représenté par les Etats-Unis, et où la France n’est qu’un spectateur passif semi-coupable.

Les temps changent

Néanmoins, pour beaucoup de jeunes, le culte de la Shoah, avec ses commémorations annuelles obligatoires et ses rappels constants du “devoir de la mémoire”, devient aussi ennuyeux que n’importe quelle religion imposée. Il ne peut pas faire taire les protestations qui montent contre le traitement des Palestiniens par Israël. Le guilt trip [approx. “crise de culpabilité” – NdR] finira bien par se terminer un jour.

Votre visite à Paris pendant les cinq derniers jours de mai fut accompagnée d’indices montrant que le vent idéologique commence à tourner. Un de ces indices fut le caractère relativement jeune du public qui assistait à votre conférence à la Mutualité, organisée par Le Monde diplomatique.

Contrairement au Monde diplomatique, Le Monde, qui fut pendant longtemps un journal de référence respecté, est devenu le pavillon de la “pensée unique” et de l’obéissance atlantiste. Ce journal a commencé par publier un reportage sur votre principal discours au Collège de France fait par un journaliste qui était arrivé trop tard pour entrer dans la salle et qui ne l’a pas entendu. Quelques jours plus tard, le Monde des Livres s’est livré à une entreprise de démolition du visiteur, en ignorant certains livres nouveaux et importants, et en déterrant l’affaire Faurisson pour chanter les louanges de vos critiques sans donner le moindre écho à vos arguments en faveur de la liberté d’expression.

Par contre, à la fin de votre visite à Paris, Frédéric Taddeï vous a interviewé dans l’émission de France 3, Ce soir ou jamais, ce qui vous a donné enfin l’occasion de répondre pour le public français aux reproches qui vous sont faits. Cela s’est très bien passé, et les couche-tôt qui ont manqué l’émission peuvent facilement la trouver sur internet.

Cette interview fut mentionnée favorablement par Marianne qui, ces dernières années, est devenu l’hebdomadaire le plus lu en France. Marianne a souligné “l’étrange silence des sphères médiatiques” par rapport à votre visite. Le magazine a noté qu’il n’y avait même pas une dépêche de l’Agence France Presse pour citer la réaction vive et détaillée du “penseur le plus célèbre au monde” à l’arraisonnement sanglant par Israël de la flottille d’aide à Gaza qui venait de se produire le matin même. Pour expliquer l’absence des médias, Marianne citait ce que vous avez dit chez Taddeï : “Il y a des gens comme nous, éduqués, qui ont été dans les bonnes écoles, qui ont eu un bon enseignement, qui ont été endoctrinées à ne pas voir certaines choses. C’est ce qu’on peut appeler l’auto-refoulement. Parfois consciemment, parfois inconsciemment, nous filtrons ce que nous ne voulons pas voir, parce que ça nous met trop mal à l’aise.”

Il est évident que vous mettez toujours mal à l’aise certains… Mais pas tous.

Il y eut deux grandes pages dans Le Monde diplomatique, un des organisateurs de la visite, avec un long article par le professeur Jacques Bouveressse, votre hôte de Chomsky au Collège de France. Daniel Mermet qui anime l’émission de radio très populaire “là-bas si j’y suis” a diffusé votre rencontre avec une demi-douzaine de syndicalistes. Le journal catholique La Croix a publié un long article très correct.

Il y a plus de sept ans, en février 2003, le ministre des affaires étrangères de l’époque, Dominique de Villepin, a fait un discours devant le Conseil de Sécurité des Nations Unies s’opposant à l’attaque des Etats-Unis contre l’Irak. Ce discours fut accueilli avec enthousiasme. On pouvait croire que la France allait retrouver sa propre voix. Mais la peur des représailles de la part de la superpuissance occasionnées par tant de hardiesse a contribué au revirement opéré par Sarkozy qui aligna la France sur les Etats-Unis et Israël. Pourtant, cette servilité apporte peu de récompenses, autre que la perte de soldats français dans le bourbier afghan et l’aliénation d’une partie de la population française d’origine arabe. Les années Bush, la guerre en Afghanistan, le soutien aveugle des Etats-Unis pour le comportement criminel d’Israël, la crise financière et la désillusion croissante envers l’Union Européenne sont en train d’ébranler l’acceptation par la population de l’allégeance de la France à l’impérialisme américain.

Le pendule se remet à osciller. L’ennemi politique le plus acharné de Sarkozy, Dominique de Villepin, est de retour sur la scène politique, exhortant la France à apprendre les leçons du Viêt-Nam, de l’Algérie, du colonialisme, à se retirer d’Afghanistan et à reconnaître que le monde change. L’Occident ne peut plus dicter sa volonté à un monde où de nouvelles puissances sont en train d’émerger. Villepin est actuellement loin du pouvoir, mais ses paroles résonnent. Le paradoxe est que vous, considéré comme anti-français à cause de votre attitude critique envers les intellectuels français, arrivez à fournir un soutien à ceux qui voudraient retrouver l’indépendance nationale française pour jouer un rôle constructif et pacifique dans le monde multipolaire de demain.

Au moins, vous aidez à libérer la parole.

Avec mes plus cordiales salutations,

© Diana Johnstone


Traduit par LGS pour Le Grand Soir


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