[2010] Le langage sert d’abord à penser

Noam Chomsky interviewé par Nicolas Chevassus-au-Louis

Retour La Recherche (France) , 23 juin 2010 Imprimer

Fondateur de la linguistique moderne, l’Américain Noam Chomsky est récemment venu à Paris pour une série de conférences. Il a accepté, en exclusivité, de revenir sur ses théories et de nous livrer sa vision des sciences du langage aujourd’hui.

La Recherche : Vous avez révolutionné la linguistique en montrant que la faculté du langage était innée. Sur quelles preuves linguistiques vous appuyez-vous ?

Noam Chomsky : Les meilleures preuves se trouvent dans les traits de la grammaire d’une langue, qui sont si flagrants, si intuitivement évidents pour tout un chacun qu’ils ne sont presque jamais mentionnés dans les grammaires traditionnelles.

Vous voulez dire que les grammaires scolaires comblent les vides laissés par l’hérédité ?

Chomsky : Exactement. C’est précisément ce qui semble aller de soi qui fait le plus vraisemblablement partie du bagage héréditaire. Certaines bizarreries du fonctionnement du pronom en français illustrent parfaitement ce que je veux dire. Prenons la phrase : « John croit qu’il est intelligent. » Nous savons tous que « il » peut renvoyer ici soit à John, soit à quelqu’un d’autre ; la phrase est donc ambiguë. Elle peut signifier ou bien que John pense que lui-même (John) est intelligent, ou bien que John pense que quelqu’un d’autre est intelligent. Maintenant, dites « John le croit intelligent ». Ici, « le » ne peut pas renvoyer à John ; il peut seulement renvoyer à quelqu’un d’autre. À quel Français a-t-on jamais enseigné, quand il était enfant, cette particularité du pronom français ? Il serait difficile ne serait-ce que d’imaginer une règle d’apprentissage qui fournirait cette information à quelqu’un. Et pourtant tout le monde sait cela – et le sait indépendamment de toute expérience, indépendamment de tout apprentissage, et le sait même très tôt. Il y a beaucoup d’autres exemples qui montrent que nous, les humains, possédons un savoir linguistique explicite, extrêmement clair et net, qui n’a simplement pas son origine dans l’expérience linguistique.

Comment est-il possible d’en apprendre suffisamment pour posséder le savoir grammatical que nous semblons tous posséder à l’âge de 5 ou 6 ans ?

Chomsky : Il y a une réponse évidente. Ce savoir est implanté. Si nous pouvons, vous et moi, apprendre une langue dans toute sa richesse, c’est parce que nous sommes construits pour apprendre toute langue reposant sur un ensemble de principes que nous pouvons appeler la grammaire universelle.

Qu’est-ce que la grammaire universelle ?

Chomsky : C’est la somme complète de tous les principes immuables que l’hérédité implante dans l’organe du langage. Ces principes recouvrent la grammaire, les sons de la parole, et la signification. Autrement dit, la grammaire universelle est la dotation génétique héritée qui nous permet de parler et d’apprendre toutes les langues.

Pouvez-vous nous donner des exemples concrets de variations possibles au sein de la grammaire universelle ?

Chomsky : En français, comme en anglais, l’élément le plus important dans chaque catégorie grammaticale majeure est placé en tête de la phrase. Dans les phrases simples, par exemple, on dira « John a frappé Bill » et non « John Bill a frappé ». Avec les adjectifs, on dira « fier de John » et non « John de fier ». Avec les noms, « l’habitude de boire du vin » et non « boire du vin l’habitude » ; et avec les prépositions on dira « pour John » et non « John pour ». Puisque l’élément principal de chaque catégorie grammaticale y vient toujours en première place, l’anglais et le français sont ce que l’on appelle des langues centrifuges. Le japonais, lui, est une langue centripète. En japonais, on dit « John Bill a frappé ». Et, au lieu de prépositions, il y a des postpositions qui viennent après le nom : « John pour » et non « pour John ». Voici un paramètre que l’enfant acquiert par l’expérience : langue centrifuge ou centripète ? La grammaire d’une langue est l’ensemble des choix – par exemple centrifuge plutôt que centripète – définissant l’une des sélections (le nombre est limité) qui sont génétiquement permises par le menu des options grammaticales. Bien sûr, il y a aussi tous les faits lexicaux : il vous faut juste apprendre le vocabulaire de votre langue. Mais une fois que tous les éléments de vocabulaire sont appris et que les paramètres grammaticaux de l’anglais sont fixés, tout le système est en place. Les principes généraux, génétiquement programmés, dans l’organe du langage, se mettent simplement à fonctionner pour produire tous les faits qui sont propres à la grammaire anglaise.

Les psychologues distinguent souvent différentes étapes d’acquisition du langage, avec une étape à un mot, une étape à deux mots, etc. Qu’en pensez-vous ?

Chomsky : Il y a à la fois des changements et des continuités dans l’acquisition du langage, avec de nouveaux systèmes apparaissant à travers la maturation et l’impact des données extérieures. Des travaux très importants cherchent à prouver que les principes de la grammaire universelle, dans la mesure où ils sont applicables, restent les mêmes aux différents stades d’acquisition du langage. Je pense par exemple aux travaux de Kenneth Wexler, du MIT, et de Hagit Borer, de l’université de Californie du Sud, sur la maturation de la syntaxe. S’ils ont raison, on pourrait conclure qu’il n’y a, en ce sens particulier, aucune rupture dans l’acquisition du langage.

Votre théorie suppose que la syntaxe est totalement indépendante de la phonologie (les propriétés des sons formant un énoncé) mais aussi de la sémantique (leur signification). Quel est l’enjeu de ce postulat ?

Chomsky : Cette question est souvent mal comprise. Il y a de bonnes raisons de penser que tout langage repose sur une « procédure générative » G, capable de produire une infinité d’expressions hiérarchiquement structurées selon une syntaxe. Elles sont interprétées par deux interfaces : d’une part le système sensorimoteur responsable de leur externalisation ; d’autre part le système conceptuel de la pensée, de la planification, de l’interprétation, et autres fonctions cognitives. Le premier aspect relève de la phonologie, et le second de la sémantique. L’enjeu est donc de savoir si des propriétés des interfaces influencent le fonctionnement de G. L’hypothèse la plus simple et la plus plausible est que non. Je ne connais aucun argument permettant de soutenir le contraire.

Votre approche a été critiquée pour son excès de formalisation abstraite. Qu’en pensez-vous ?

Chomsky : Toute approche du langage est abstraite, ou formelle, dès lors qu’elle cherche à décrire précisément le fonctionnement du langage. La formalisation est utile dans les sciences de la nature dans la mesure où elle aide à résoudre ou à clarifier des problèmes, ou à tirer des conclusions. Elle nécessite de répondre à toutes les questions, même celles dont on ne connaît pas les réponses, comme lorsque l’on écrit des programmes informatiques. Savoir s’il faut, ou non, entamer cette formalisation, dépend de votre jugement et de vos intuitions de recherche. Il n’y a pas de réponse générale à cette question.

Vous venez d’évoquer l’informatique. Quelle différence faites-vous entre les langages formels et les langages naturels ?

Chomsky : J’ai travaillé sur les langages formels, qui ont certaines similarités avec les langages naturels, mais qui sont cependant fondamentalement différents parce qu’ils sont des inventions, et non des objets biologiques donnés.

« Le langage, avez-vous écrit, dépend d’une dotation génétique qui est du même type que celle qui spécifie la structure de notre système visuel ou celle de notre système circulatoire ».Jusqu’où peut-on pousser ces analogies ?

Chomsky : On pourrait aussi se demander jusqu’où pousser l’analogie entre le système visuel et le système circulatoire. Dans les deux cas, il y a une composante génétique, mais de nature différente. C’est probablement vrai également pour le langage, qui a certaines propriétés spécifiques qui le distinguent du système visuel ou circulatoire, mais qui a une composante génétique. S’il n’en avait pas, ce serait un véritable miracle que le petit enfant puisse sélectionner dans son environnement les données qui relèvent du langage, puis acquérir l’ensemble du système, alors que les petits d’autres espèces (chimpanzés, oiseaux), soumis aux mêmes données, sont incapables d’accomplir cette première tâche, sans même parler des suivantes. Il y a bien sûr des désaccords quand on s’attaque aux problèmes vraiment intéressants : quel est cet élément génétique ? Comment interagit-il avec d’autres éléments génétiques, et plus généralement avec les grands principes biologiques, durant la croissance et le développement du langage. Ces questions restent très ouvertes, d’où les désaccords légitimes.

Le courant de la linguistique fonctionnelle, représenté par exemple en France par Claude Hagège, insiste sur le fait que le langage est avant tout fait pour communiquer. Qu’en pensez-vous ?

Chomsky : Le langage peut évidemment servir à la communication, tout comme les gestes ou la manière de s’habiller. Mais statistiquement parlant, et c’est ce qui est important, le langage est de manière écrasante beaucoup plus utilisé pour penser, dans le cadre de notre dialogue interne. Si l’on prend au sérieux le concept de communication, il faut reconnaître que seule une petite partie de ce qui est externalisé sert réellement à la communication. Sans entrer dans les détails, je pense qu’il y a des arguments sérieux pour soutenir que le langage est « conçu » pour penser, et que la possibilité d’externaliser cette pensée n’est que secondaire. C’est du reste ce à quoi on s’attend sur le plan évolutif, comme l’ont suggéré d’éminents biologistes, tel François Jacob pour n’en citer qu’un.

Le langage est-il un paradigme pour l’étude des facultés cognitives humaines ?

Chomsky : L’étude du langage a été utilisée comme une source d’inspiration, par exemple par le neurobiologiste David Marr , pour son travail sur la vision, ou par le philosophe John Rawls, dans sa théorie de la justice. Le psychologue Charles Gallistel, de l’université de Californie, s’est également inspiré de recherches en linguistique pour conclure à l’existence d’« instincts pour apprendre » de façon spécifique. Mais je vois mal comment mesurer précisément cette influence de la linguistique.

Dans les années 1960, vous vous montriez très sceptique sur la possibilité de parvenir à des programmes de traduction automatique. Qu’en pensez-vous aujourd’hui ?

Chomsky : Je me souviens d’une controverse avec mon ami Yehoshua Bar-Hillel, qui était à l’origine plutôt optimiste quant aux applications possibles de la linguistique et des recherches en logique qu’il menait au MIT. Je pensais de mon côté que la meilleure manière d’obtenir des résultats était de recourir à la force brute, c’est-à-dire à un système reposant sur des successions d’essais et d’erreurs établissant des corrélations au sein de vastes corpus de textes traduits. C’est de fait ce qui s’est passé, et je crois que Bar-Hillel s’était rallié à mon opinion. Ce n’est pas très surprenant. Si l’on se tourne vers l’histoire des sciences et des technologies ou de la médecine, on s’aperçoit que ce n’est qu’une fois parvenues à des niveaux de développement très avancés que les sciences ont eu vraiment des conséquences pratiques. Je doute que nous comprenions suffisamment le langage et les autres processus cognitifs pour en tirer des applications pratiques importantes telles que des traductions automatiques de qualité.

Quelles sont pour vous les évolutions les plus marquantes des dernières décennies en linguistique ?

Chomsky : Il y a eu des progrès considérables dans tous ses domaines. Mon intérêt s’est surtout concentré sur la poursuite d’un projet à long terme, entamé il y a cinquante ans, visant à montrer que des hypothèses complexes sur les bases génétiques du langage, c’est-à-dire la « grammaire universelle », peuvent être simplifiées si l’on s’appuie sur des principes plus généraux, en particulier sur l’efficacité computationnelle. Ce que l’on comprend raisonnablement bien aujourd’hui pouvait à peine être formulé il n’y a pas si longtemps. Je pense que l’on peut espérer montrer que le coeur des processus génératifs du langage relève d’un genre de « conception optimale ».

De quelles disciplines la linguistique est-elle aujourd’hui la plus proche ?

Chomsky : Le champ de la linguistique couvre de nombreux domaines. Tous ont en commun de reposer, du moins implicitement, sur des hypothèses sur les capacités linguistiques internes des locuteurs, ce que l’on appelle parfois la langue-I. L’étude de la langue-I relève de la biologie humaine mais nécessite de faire appel à d’autres disciplines, notamment les mathématiques et l’informatique. De plus, l’utilisation du langage concerne presque tous les aspects de la vie, ce qui fait que la linguistique, au sens, large, a des ramifications encore bien plus vastes qui s’étendent à toutes les sciences.

© Noam Chomsky / La Recherche


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